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LA CHRONIQUE DES ARTS
Nè à Fribourg (Bâcle) le 30 juin 1853, fils d’un
professeur de gymnase qui a publié quelques bons
travaux sur Fantiquité classique, Adolphe Furt-
waengler étudia à Leipzig d’abord, puis à Munich,
sous Henri Brunn, qui exerça sur lui une influence
décisive en lui enseignant à voir. Il a existé, en
effet, au xixe siècle, toute une école d’archéologues
qui se dispensaient de regarder les œuvres et
n’avaient d’yeux que pour les vieilles gravures ; le
plus, connu de ces savants de cabinet fut Stephani,
directeur de l’Ermitage. Furtwaengler représenta,
avec plus d’éclat, sinon plus d’autorité que Brunn,
l’école opposée, qui se réclame de AVinckelmann.
Il m’a dit lui-même qu’il croyait avoir rendu sur-
tout ce service de renouer la tradition de AAhnc-
kelmann, délaissée, sauf une ou deux exceptions,
parles coryphées de l’enseignement universitaire.
A côté de l’influence de AYinckelmann et de Brunn,
Furtwaengler subit celle de Morelli ; sans avoir
connu personnellement le grand critique italien,
non seulement il prit l’habitude de regarder les
originaux avec patience, avec intensité, mais de
chercher, dans des détails de facture insignifiants
en apparence, la marque et comme la signature
d’une école d’art ou d’un ouvrier.
Pensionnaire des écoles archéologiques de Rome
et d’Athènes, Furtwaengler prit une part impor-
tante aux fouilles d’Olympie. Après un court pas-
sage à Bonn, il fut attaché au musée de Berlin et
devint, en 1884, professeur extraordinaire à l’Uni-
versité de cette ville. Bien que son séjour à Berlin
ait été marqué par toute une série de beaux ou-
vrages, il ne put s’accommoder du régime bureau-
cratique qui pèse sur les institutions de la capi-
tale prussienne. Allemand de l’ouest, avec des
tendances guelfes, sinon particularistes, aimant
beaucoup le franc-parler, la liberté d’action et
d’allures, il accepta avec joie, après la retraite de
Brunn, la direction de la Glyptothèque et la chaire
d’archéologie de Munich. Son succès y fut prodi-
gieux. De toutes les parties du monde, des étu-
diants accouraient vers son vaste auditorium, où
il était impossible de trouver une place sans
l’avoir retenue. Comme directeur de la Glypto-
thèque, il réorganisa cette vieille collection et sut
se concilier, pour l’enrichir, de hautes et puis-
santes sympathies. Depuis 1891, date du transfert
de Fuïtwaengler à Munich, la métropole bava-
roise devint le vrai centre de l’enseignement ar-
chéologique en Allemagne. Il était là, plume et
massue en mains, toujours sur la brèche, multi-
pliant les œuvres de grande envergure, les dis-
sertations savantes, les critiques, prenant la parole
sur toute nouveauté, craint et respecté de tous. Ce
qu’on appelle, à tort ou à raison, la coterie berli-
noise, disposant de ressources considérables, de
l’appui de l’Institut allemand d'archéologie et de
l’Académie de Berlin, trouvait en Furtwaengler un
contre-poids; maintenant qu’il a disparu et que
personne n’est capable de remplir sa place, l’équi-
libre est rompu entre la science officielle et la
science indépendante —et ce n’est pas là le moindre
motif du long deuil que la science allemande doit
porter.
Seul de tous les archéologues de son temps,
Furtwaengler excella simultanément dans trois do-
maines : l’histoire de la sculpture antique, celles
de la céramique et de la glyptique; il fit d’impor-
tantes découvertes en numismatique; il rédigea
des catalogues qui sont des œuvres originales; il
montra enfin des capacités hors ligne comme direc-
teur de fouilles. Rappelons brièvement ses titres
en suivant l’ordre que nous venons d’indiquer.
Gomme historien de la sculpture, Furtwaengler
renouvela la science par un grand ouvrage, Meis-
terwerke der griechischen Skulptur, qui a été
traduit en anglais. Certes, il y a bien des hypo-
thèses téméraires dans les pages brillantes consa-
crées à Phidias, à Polyclète, à Myron, à Praxitèle,
à Scopas; mais que d’observations nouvelles et
pénétrantes, que de reconstitutions certaines ou
probables d'œuvres perdues ! Un des chefs-d’œu-
vre de la plastique, l’Athéna tenant un casque,
identifiée par Furtwaengler à la Lemnienne de
Phidias, nous a été rendu de la sorte; de même,
l'Aphrodite de Phidias, l’Amazone et l’Athéna de
Crésilas, l’Hermaphrodite de Polyclès, et bien
d’autres ouvrages dont il découvrit, dans les
musées, des copies d’époque romaine, négligées à
tort ou traitées avec dédain depuis Winckelmann.
G’est Furtwaengler qui nous a appris l’importance
des copies romaines, des répliques, et la manière
de les faire contribuer à la restitution des chefs-
d’œuvre perdus, à la façon des copies de manu-
scrits que comparent les philologues. La formule
est de Brunn, mais c’est Furtwaengler qui l’ap-
pliqua.
Géramographe, il constitua de toutes pièces, avec
son amiLœschcke, la série des poteries mycéniennes
et y distingua des subdivisions qui sont restées
acquises à la science. Dans son catalogue des vases
peints de Berlin, dans sa grande publication depein-
tures céramiques (avec Reichhold) (1), il créa des
cadres nouveaux, accrut immensément les maté-
riaux disponibles et donna des modèles de des-
criptions précises qui seront difficilement sur-
passés.
La connaissance des gemmes antiques se fonde
aujourd’hui sur l’énorme ouvrage en trois volumes
que Furtwaengler a consacré à cette science, long-
temps abandonnée aux caprices des amateurs et
aux incursions malfaisantes des faussaires.
Outre le catalogue des vases de Berlin, un chef-
d’œuvre, il publia celui des gemmes de cette col-
lection, les catalogues illustrés, pleins de révéla-
tions, des collections Sabouroff et Somzée, deux
catalogues, qui ne font pas double emploi, des
bronzes d’Olympie, un catalogue des marbres de
la Glyptothèque de Munich. Ges admirables réper-
toires ne devraient manquer dans aucune biblio-
thèque archéologique ; il y a là les éléments de
toute une encyclopédie de l’art grec.
Furtwaengler allait presque chaque année en
Italie et en Grèce ; il n’est guère de fouille impor-
tante à laquelle il n’ait assisté pendant quelques
jours. Les moyens lui manquèrent longtemps pour
fouiller lui-même ; dès qu’il les eut trouvés, il en
profita avec ardeur ; il explora Égine, Orchomène,
Amyclées ; c’est dans cette deimière localité qu’il a
été pris de la maladie aiguë dont il est mort. A
Égine, il identifia le temple dit de Zens panliel-
lénien à celui de la divinité peu connue Aphaia et
découvrit de nouveaux fragments des frontons; un
ouvrage en deux volumes sur l'île d’Éginc porta
ces résultats obtenus sur place, et bien d’autres
qu’ils lui suggérèrent par comparaison, à la con-
naissance du public. Tout récemment, avec le
(1) A7, dans la Gazette des Beaux-Arts, 1902, t. I,
p. 221, et 1906, t. II, p. 441, les comptes rendus
qu’en a donnés M. Edmond Pottier.
LA CHRONIQUE DES ARTS
Nè à Fribourg (Bâcle) le 30 juin 1853, fils d’un
professeur de gymnase qui a publié quelques bons
travaux sur Fantiquité classique, Adolphe Furt-
waengler étudia à Leipzig d’abord, puis à Munich,
sous Henri Brunn, qui exerça sur lui une influence
décisive en lui enseignant à voir. Il a existé, en
effet, au xixe siècle, toute une école d’archéologues
qui se dispensaient de regarder les œuvres et
n’avaient d’yeux que pour les vieilles gravures ; le
plus, connu de ces savants de cabinet fut Stephani,
directeur de l’Ermitage. Furtwaengler représenta,
avec plus d’éclat, sinon plus d’autorité que Brunn,
l’école opposée, qui se réclame de AVinckelmann.
Il m’a dit lui-même qu’il croyait avoir rendu sur-
tout ce service de renouer la tradition de AAhnc-
kelmann, délaissée, sauf une ou deux exceptions,
parles coryphées de l’enseignement universitaire.
A côté de l’influence de AYinckelmann et de Brunn,
Furtwaengler subit celle de Morelli ; sans avoir
connu personnellement le grand critique italien,
non seulement il prit l’habitude de regarder les
originaux avec patience, avec intensité, mais de
chercher, dans des détails de facture insignifiants
en apparence, la marque et comme la signature
d’une école d’art ou d’un ouvrier.
Pensionnaire des écoles archéologiques de Rome
et d’Athènes, Furtwaengler prit une part impor-
tante aux fouilles d’Olympie. Après un court pas-
sage à Bonn, il fut attaché au musée de Berlin et
devint, en 1884, professeur extraordinaire à l’Uni-
versité de cette ville. Bien que son séjour à Berlin
ait été marqué par toute une série de beaux ou-
vrages, il ne put s’accommoder du régime bureau-
cratique qui pèse sur les institutions de la capi-
tale prussienne. Allemand de l’ouest, avec des
tendances guelfes, sinon particularistes, aimant
beaucoup le franc-parler, la liberté d’action et
d’allures, il accepta avec joie, après la retraite de
Brunn, la direction de la Glyptothèque et la chaire
d’archéologie de Munich. Son succès y fut prodi-
gieux. De toutes les parties du monde, des étu-
diants accouraient vers son vaste auditorium, où
il était impossible de trouver une place sans
l’avoir retenue. Comme directeur de la Glypto-
thèque, il réorganisa cette vieille collection et sut
se concilier, pour l’enrichir, de hautes et puis-
santes sympathies. Depuis 1891, date du transfert
de Fuïtwaengler à Munich, la métropole bava-
roise devint le vrai centre de l’enseignement ar-
chéologique en Allemagne. Il était là, plume et
massue en mains, toujours sur la brèche, multi-
pliant les œuvres de grande envergure, les dis-
sertations savantes, les critiques, prenant la parole
sur toute nouveauté, craint et respecté de tous. Ce
qu’on appelle, à tort ou à raison, la coterie berli-
noise, disposant de ressources considérables, de
l’appui de l’Institut allemand d'archéologie et de
l’Académie de Berlin, trouvait en Furtwaengler un
contre-poids; maintenant qu’il a disparu et que
personne n’est capable de remplir sa place, l’équi-
libre est rompu entre la science officielle et la
science indépendante —et ce n’est pas là le moindre
motif du long deuil que la science allemande doit
porter.
Seul de tous les archéologues de son temps,
Furtwaengler excella simultanément dans trois do-
maines : l’histoire de la sculpture antique, celles
de la céramique et de la glyptique; il fit d’impor-
tantes découvertes en numismatique; il rédigea
des catalogues qui sont des œuvres originales; il
montra enfin des capacités hors ligne comme direc-
teur de fouilles. Rappelons brièvement ses titres
en suivant l’ordre que nous venons d’indiquer.
Gomme historien de la sculpture, Furtwaengler
renouvela la science par un grand ouvrage, Meis-
terwerke der griechischen Skulptur, qui a été
traduit en anglais. Certes, il y a bien des hypo-
thèses téméraires dans les pages brillantes consa-
crées à Phidias, à Polyclète, à Myron, à Praxitèle,
à Scopas; mais que d’observations nouvelles et
pénétrantes, que de reconstitutions certaines ou
probables d'œuvres perdues ! Un des chefs-d’œu-
vre de la plastique, l’Athéna tenant un casque,
identifiée par Furtwaengler à la Lemnienne de
Phidias, nous a été rendu de la sorte; de même,
l'Aphrodite de Phidias, l’Amazone et l’Athéna de
Crésilas, l’Hermaphrodite de Polyclès, et bien
d’autres ouvrages dont il découvrit, dans les
musées, des copies d’époque romaine, négligées à
tort ou traitées avec dédain depuis Winckelmann.
G’est Furtwaengler qui nous a appris l’importance
des copies romaines, des répliques, et la manière
de les faire contribuer à la restitution des chefs-
d’œuvre perdus, à la façon des copies de manu-
scrits que comparent les philologues. La formule
est de Brunn, mais c’est Furtwaengler qui l’ap-
pliqua.
Géramographe, il constitua de toutes pièces, avec
son amiLœschcke, la série des poteries mycéniennes
et y distingua des subdivisions qui sont restées
acquises à la science. Dans son catalogue des vases
peints de Berlin, dans sa grande publication depein-
tures céramiques (avec Reichhold) (1), il créa des
cadres nouveaux, accrut immensément les maté-
riaux disponibles et donna des modèles de des-
criptions précises qui seront difficilement sur-
passés.
La connaissance des gemmes antiques se fonde
aujourd’hui sur l’énorme ouvrage en trois volumes
que Furtwaengler a consacré à cette science, long-
temps abandonnée aux caprices des amateurs et
aux incursions malfaisantes des faussaires.
Outre le catalogue des vases de Berlin, un chef-
d’œuvre, il publia celui des gemmes de cette col-
lection, les catalogues illustrés, pleins de révéla-
tions, des collections Sabouroff et Somzée, deux
catalogues, qui ne font pas double emploi, des
bronzes d’Olympie, un catalogue des marbres de
la Glyptothèque de Munich. Ges admirables réper-
toires ne devraient manquer dans aucune biblio-
thèque archéologique ; il y a là les éléments de
toute une encyclopédie de l’art grec.
Furtwaengler allait presque chaque année en
Italie et en Grèce ; il n’est guère de fouille impor-
tante à laquelle il n’ait assisté pendant quelques
jours. Les moyens lui manquèrent longtemps pour
fouiller lui-même ; dès qu’il les eut trouvés, il en
profita avec ardeur ; il explora Égine, Orchomène,
Amyclées ; c’est dans cette deimière localité qu’il a
été pris de la maladie aiguë dont il est mort. A
Égine, il identifia le temple dit de Zens panliel-
lénien à celui de la divinité peu connue Aphaia et
découvrit de nouveaux fragments des frontons; un
ouvrage en deux volumes sur l'île d’Éginc porta
ces résultats obtenus sur place, et bien d’autres
qu’ils lui suggérèrent par comparaison, à la con-
naissance du public. Tout récemment, avec le
(1) A7, dans la Gazette des Beaux-Arts, 1902, t. I,
p. 221, et 1906, t. II, p. 441, les comptes rendus
qu’en a donnés M. Edmond Pottier.