complet. L'espace est conquis. Ses rires, et sa paix, et ses
drames, tous ses visages entrent dans la forme mouvante,
pour la pétrir par le jeu des reflets qui la mêlent à la lumière.
Rien n'est plus séparé de rien. Un immense orchestre visuel,
par un échange permanent de rappels, d'échos, de valeurs,
de passages enchevêtrés, accorde l'orage qui monte à l'horizon
avec le bout d'un sein que caresse l'ombre d'un arbre, associe
à l'agonie du jour un collier d'ambre réchauffé par la peau
que le sang inonde, et fait trembler dans un ruisseau, avec
la frange argentée d'un nuage, la silhouette d'une fleur.
Réalisé, l'enchaînement des formes offre à ce mouvement
universel et dansant des atomes colorés qui se parlent et
se reconnaissent, la profonde réalité d'un monde qui se
continue, par le moyen de l'arabesque ondulant autour d'un
centre invisible, dans toutes les dimensions de l'espace ima-
ginaire où l'esprit du peintre se meut. Jusqu'à Giorgione et
Titien, malgré l'effort de Masaccio, la peinture restait
mélodique. Comme le chanteur déroule sa courbe sonore en
une succession de sons le long du temps, le peintre disposait
dans l'espace ses couleurs juxtaposées. L'individu, en qui les
éléments du style social en dissolution étaient placés les uns
à côté des autres avant de devenir fonction les uns des
autres, avançait pas à pas vers sa propre unité, qu'il ne
devait formuler que le jour où il eut l'audace et le génie
d'organiser en lui ces éléments dispersés. Quand l'orga-
nisme social est complet, chaque homme chante sa partie.
Quand il est effondré, quelques-uns les chantent toutes.
La gloire de l'Italie, dans le monde moderne, est d'avoir
donné naissance aux premiers êtres assez forts pour jouer
ce rôle-là. Ceci explique aussi pourquoi elle fut la première
et la plus vite épuisée. Bouleversé par ses passions, l'in-
dividu s'y développe mais s'y use plus rapidement qu'ail-
leurs.
La grande symphonie individuelle devait naturellement
apparaître dans le pays qui s'affirmait déjà, en Europe, le
plus individualisé dès l'époque où les cathédrales françaises
exprimaient l'équilibre chrétien à son heure la plus émou-
vante. Avant le milieu du xne siècle, Arnaldo de Brescia
-33-
drames, tous ses visages entrent dans la forme mouvante,
pour la pétrir par le jeu des reflets qui la mêlent à la lumière.
Rien n'est plus séparé de rien. Un immense orchestre visuel,
par un échange permanent de rappels, d'échos, de valeurs,
de passages enchevêtrés, accorde l'orage qui monte à l'horizon
avec le bout d'un sein que caresse l'ombre d'un arbre, associe
à l'agonie du jour un collier d'ambre réchauffé par la peau
que le sang inonde, et fait trembler dans un ruisseau, avec
la frange argentée d'un nuage, la silhouette d'une fleur.
Réalisé, l'enchaînement des formes offre à ce mouvement
universel et dansant des atomes colorés qui se parlent et
se reconnaissent, la profonde réalité d'un monde qui se
continue, par le moyen de l'arabesque ondulant autour d'un
centre invisible, dans toutes les dimensions de l'espace ima-
ginaire où l'esprit du peintre se meut. Jusqu'à Giorgione et
Titien, malgré l'effort de Masaccio, la peinture restait
mélodique. Comme le chanteur déroule sa courbe sonore en
une succession de sons le long du temps, le peintre disposait
dans l'espace ses couleurs juxtaposées. L'individu, en qui les
éléments du style social en dissolution étaient placés les uns
à côté des autres avant de devenir fonction les uns des
autres, avançait pas à pas vers sa propre unité, qu'il ne
devait formuler que le jour où il eut l'audace et le génie
d'organiser en lui ces éléments dispersés. Quand l'orga-
nisme social est complet, chaque homme chante sa partie.
Quand il est effondré, quelques-uns les chantent toutes.
La gloire de l'Italie, dans le monde moderne, est d'avoir
donné naissance aux premiers êtres assez forts pour jouer
ce rôle-là. Ceci explique aussi pourquoi elle fut la première
et la plus vite épuisée. Bouleversé par ses passions, l'in-
dividu s'y développe mais s'y use plus rapidement qu'ail-
leurs.
La grande symphonie individuelle devait naturellement
apparaître dans le pays qui s'affirmait déjà, en Europe, le
plus individualisé dès l'époque où les cathédrales françaises
exprimaient l'équilibre chrétien à son heure la plus émou-
vante. Avant le milieu du xne siècle, Arnaldo de Brescia
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