DOI issue:
Nr. 5 (1er Janvier 1904)
DOI article:L' esprit des règlements
DOI Page / Citation link: https://doi.org/10.11588/diglit.17192#0047
36
Qsprit des ffîèglsments
L' « Esprit des Lois » existe. Bien que le
titre ait, volontairement ou non, une forme
narquoise — disons non, puisque l'œuvre est
de Montesquieu— il n'en résulte pas moins que
les lois, en leur style forcément succinct,
ont besoin, non de commentaires, mais de
notices amplificatives donnant le sens propre,
parfois imparfaitement exprimé par le laco-
nisme légal, désignant le véritable but à
atteindre, l'abus à réprimer, et surtout, oh !
surtout, donnant autant que possible la me-
sure de l'élasticité dans l'interprétation des
textes.
De Fouquier-Tinville à Magnaud il y a
une nuance !
Les règlements sont des lois en miniature.
Ils comblent de satisfaction vaniteuse les
petits maîtres ordonnant avec le moins
d'esprit et le plus de draconisme possible.
La plupart du temps, les articles et paragra-
phes n'ont aucune valeur légale. C'est une
consolation, sans doute! Mais il faut recou-
rir à mille tracasseries judiciaires ou admi-
nistratives pour établir les droits réciproques,
et, devant les multiples difficultés, la grande
majorité de ceux à qui les règlements sont
appliqués s'inclinent, se conforment, se mor-
fondent un peu, et oublient.
Est-il, parmi nos 15 ou 20,000lecteurs, une
personne qui puisse affirmer ne pas avoir été
sujette aux vexations des grandes adminis-
trations consacrées : postes, chemins de fer ou
douanes? Non pas que leurs règlements
aient été édictés par des personnalités infé-
rieures ou incapables ; mais il y a un inter-
médiaire entre les auteurs d'un règlement et
le public : le fonctionnaire chargé de l'appli-
quer.
Voilà l'ennemi! pour autant que son cer-
veau ait pris, par sympathie, la forme du rond
de cuir de son trône bureaucratique.
Que ne donne-t-on à ces fonctionnaires, en
même temps que les règlements, un livre, à
faire,hélas ! l'« Esprit des règlements » qui leur
permette de comprendre le pourquoi d'une
mesure, sa vraie portée et l'étendue de son
application ? Jusqu'à présentées nuances sont
laissées à l'appréciation des fonctionnaires.
Nous avons maintes fois constaté, avec plai-
sir, que leur jugement, dans les questions
délicates, était sain, conciliant, guidé par le
meilleur bon sens — ce vieux mot toujours
maître des situations!
Mais que de fois aussi nous sommes-nous
buttés à des gens agaçants dans la stupidité
de leur résolution, à ces esprits étroits qui
« ne connaissent que la consigne » et limi-
tent leur initiative à la répétition, de mémoire,
du § au . final d'un règlement.
Nous n'ignorons pas que, la plupart du
temps, les subalternes souffrent de devoir
obéir à des chefs d'une intransigeance exces-
sive, et que, dans la crainte de ces chefs, ils
doivent montrer une rigueur que l'on peut
juger d'impulsion personnelle, de prime
abord, alors que ce n'est que la répercussion
du caractère du supérieur. Si vous essayez
de leur faire trancher la différence entre
votre cas et celui prévu par un règlement,
ils se déclareront incompétents et vous prie-
ront de suivre l'ordre hiérarchique. Suivez cet
ordre. On admettra de moins en moins que
l'esprit du législateur ne soit pas encyclopé-
dique et qu'une omission n'ait pas été volon-
taire.
En définitive, on vous enverra au Monsieur
qui décide en dernier ressort.
Si vous n'êtes [tas trop bilieux, vous ferme-
rez la dernière boutonnière de votre redin-
gote, chercherez quelques phrases nouvelles,
plus explicites, plus dans la tonne, et abor-
derez le saint de ce dieu très impersonnel :
l'Administration. Suprême espoir !
Parfois vous trouverez un homme distin-
gué, affable et poli, vous écoutant et qui,
pour éprouver la satisfaction du devoir
accompli, défendra l'application stricte du
règlement, mais, en somme, admettra vos
raisons, si elles sont bonnes. 11 en existe.
Souvent vous trouverez un homme d'allure
revèche, froid si pas impoli,ne vous écoutant
pas et qui, pour éprouver la satisfaction du
Qsprit des ffîèglsments
L' « Esprit des Lois » existe. Bien que le
titre ait, volontairement ou non, une forme
narquoise — disons non, puisque l'œuvre est
de Montesquieu— il n'en résulte pas moins que
les lois, en leur style forcément succinct,
ont besoin, non de commentaires, mais de
notices amplificatives donnant le sens propre,
parfois imparfaitement exprimé par le laco-
nisme légal, désignant le véritable but à
atteindre, l'abus à réprimer, et surtout, oh !
surtout, donnant autant que possible la me-
sure de l'élasticité dans l'interprétation des
textes.
De Fouquier-Tinville à Magnaud il y a
une nuance !
Les règlements sont des lois en miniature.
Ils comblent de satisfaction vaniteuse les
petits maîtres ordonnant avec le moins
d'esprit et le plus de draconisme possible.
La plupart du temps, les articles et paragra-
phes n'ont aucune valeur légale. C'est une
consolation, sans doute! Mais il faut recou-
rir à mille tracasseries judiciaires ou admi-
nistratives pour établir les droits réciproques,
et, devant les multiples difficultés, la grande
majorité de ceux à qui les règlements sont
appliqués s'inclinent, se conforment, se mor-
fondent un peu, et oublient.
Est-il, parmi nos 15 ou 20,000lecteurs, une
personne qui puisse affirmer ne pas avoir été
sujette aux vexations des grandes adminis-
trations consacrées : postes, chemins de fer ou
douanes? Non pas que leurs règlements
aient été édictés par des personnalités infé-
rieures ou incapables ; mais il y a un inter-
médiaire entre les auteurs d'un règlement et
le public : le fonctionnaire chargé de l'appli-
quer.
Voilà l'ennemi! pour autant que son cer-
veau ait pris, par sympathie, la forme du rond
de cuir de son trône bureaucratique.
Que ne donne-t-on à ces fonctionnaires, en
même temps que les règlements, un livre, à
faire,hélas ! l'« Esprit des règlements » qui leur
permette de comprendre le pourquoi d'une
mesure, sa vraie portée et l'étendue de son
application ? Jusqu'à présentées nuances sont
laissées à l'appréciation des fonctionnaires.
Nous avons maintes fois constaté, avec plai-
sir, que leur jugement, dans les questions
délicates, était sain, conciliant, guidé par le
meilleur bon sens — ce vieux mot toujours
maître des situations!
Mais que de fois aussi nous sommes-nous
buttés à des gens agaçants dans la stupidité
de leur résolution, à ces esprits étroits qui
« ne connaissent que la consigne » et limi-
tent leur initiative à la répétition, de mémoire,
du § au . final d'un règlement.
Nous n'ignorons pas que, la plupart du
temps, les subalternes souffrent de devoir
obéir à des chefs d'une intransigeance exces-
sive, et que, dans la crainte de ces chefs, ils
doivent montrer une rigueur que l'on peut
juger d'impulsion personnelle, de prime
abord, alors que ce n'est que la répercussion
du caractère du supérieur. Si vous essayez
de leur faire trancher la différence entre
votre cas et celui prévu par un règlement,
ils se déclareront incompétents et vous prie-
ront de suivre l'ordre hiérarchique. Suivez cet
ordre. On admettra de moins en moins que
l'esprit du législateur ne soit pas encyclopé-
dique et qu'une omission n'ait pas été volon-
taire.
En définitive, on vous enverra au Monsieur
qui décide en dernier ressort.
Si vous n'êtes [tas trop bilieux, vous ferme-
rez la dernière boutonnière de votre redin-
gote, chercherez quelques phrases nouvelles,
plus explicites, plus dans la tonne, et abor-
derez le saint de ce dieu très impersonnel :
l'Administration. Suprême espoir !
Parfois vous trouverez un homme distin-
gué, affable et poli, vous écoutant et qui,
pour éprouver la satisfaction du devoir
accompli, défendra l'application stricte du
règlement, mais, en somme, admettra vos
raisons, si elles sont bonnes. 11 en existe.
Souvent vous trouverez un homme d'allure
revèche, froid si pas impoli,ne vous écoutant
pas et qui, pour éprouver la satisfaction du