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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 9.1883 (Teil 2)

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Dargenty, G.: Chardin
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https://doi.org/10.11588/diglit.19295#0013

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4 L'ART.

Qu'est-ce donc que l'art sinon, comme le dit si bien Eugène Véron dans son Esthétique,
« l'expression directe de la nature humaine dans ce qu'elle a de plus humain » ? Or, cette nature
humaine n'est-elle point soumise à d'incessantes fluctuations? Ne la voyons-nous pas, tantôt
insouciante et frivole dans les temps d'abondance et de quiétude se livrer sans partage aux
sensations aimables, tantôt âpre et farouche clans les périodes troublées oublier subitement tout
ce qui hier faisait sa joie et pulvériser sans merci les gracieux hochets de la veille? Eh bien!
comment s'étonner de voir cette expression suprêmement délicate de son état mental, qui se traduit
par des œuvres artistiques, suivre l'excitation spéciale du cerveau et affecter tour à tour, sous
l'influence des causes diverses, soit la dignité marmoréenne et olympienne des Grecs, soit la
rigidité hiératique du moyen âge, soit enfin les grâces de la Renaissance, la pompe du xvne siècle
et les adorables fantaisies du xvinc? Le défaut de concordance entre ces états et les productions
du peuple qui leur est soumis ne se comprendrait pas. Ce serait un absurde illogisme qui ne se
peut jamais rencontrer dans les choses humaines lorsqu'elles affectent un caractère général.

Imagine-t-on Boucher, Fragonard et Chardin peignant, les oreilles pleines du sombre bruit
des canons de l'Empire? Ne voit-on pas qu'à ces génies ailés il fallait la vie calme des honnêtes
gens d'autrefois, les loisirs de la pensée, les encouragements, les faveurs et les grâces disputées et
obtenues rien que pour la somme de distraction et de bonheur que causaient aux délicats du temps
leurs œuvres tout aimables, toutes charmantes, toutes gracieuses, écloses dans un siècle de plaisir
et de frivolité ? Si l'on convient qu'ils ne pouvaient naître que sous les doux rayons d'un soleil
tempéré, niera-t-on que, venue la tempête, tous les pétales de leur gerbe fleurie dussent céder
sous les efforts de la trombe, s'envoler et disparaître dans la nuit obscure ? Qu'importent les
amours jouant dans les rinceaux, les belles dames en taille longue coquetant et flirtant dans des
parcs ombreux au murmure des sources jaillissantes, quand le sabre est au poing, que les têtes
tombent sous le couteau, que les chevaux piétinent dans le sang? L'heure de l'horrible épopée
est venue, adieu les chairs roses et rebondies, adieu les pèlerinages à Cythère et les doux
marivaudages où Tesprit joue et pétille comme une flamme de hêtre! C'est aux frontières qu'il
faut courir, c'est la Meuse, c'est le Rhin qu'il faut franchir et non le fleuve de Tendre. Amour
est mort, Mars l'a tué. Les couronnes, les pampres et les guirlandes deviennent colbacks et
sabretaches, les thyrses sont des épées et des lances, le ciel se voile, les eaux claires se
troublent, la note aiguë du clairon couvre le chant de la cigale, de plaines on ne voit plus que
Platée et Marathon, le doux bocage protège une embuscade, les champs sont ravagés, les cœurs
de mères saignent, les balles trouent les cuirasses ; mais la France révolutionnaire a vaincu, c'est
un hourrah universel, les aigrettes poussent sur les casques, les galons et les croix chamarrent les
poitrines, on exhume tout l'attirail de la comédie césarienne, l'homme sinistre se dresse dans
l'apothéose et le modeste élève de Boucher devient le grand David !

En pouvait-il être autrement ?

Et l'on s'étonne que ce bruit d'affûts roulants, que ce cliquetis d'armes brisées, que les
cris de cette frénétique tuerie aient étouffé pour un temps le bavardage doux et voluptueux des
chérubins joufflus ! Et l'on voudrait qu'une génération née dans ce temps de gloire et de revers,
où le jour n'avait pas de lendemain, où la mort planait au-dessus de tous les toits, on voudrait
que ces hommes habitués à faire rimer gloire et victoire, canon avec Napoléon, que ces conscrits
devenus généraux se fussent montrés sensibles aux délicates joies d'un art limpide et calme, et
qu'oubliant le cyclone qui les avait meurtris et déchirés ils aient trouvé plaisir, en descendant de
leur cheval de bataille, à batifoler sur l'escarpolette de Fragonard !

En vérité, est-ce possible? Y songe-t-on ? Ne voit-on pas qu'à ces hommes de bronze, l'art
éclatant, démesuré, clinquant, dans la forme gigantesque du Sacre pouvait seul convenir ?

Donc point de colère. Le phénomène est logique. A chaque époque suffit son art, entre elle
et lui jamais de discordance. Et puis que nous importe le temps d'arrêt? Que me fait à moi que
le portrait de Chardin ait été payé 24 livres clans une vente? Ce qui m'importe grandement, c'est
que ce petit chef-d'œuvre, tout ruisselant d'esprit et d'innocente malice, ait surnagé dans la
tempête et que le flot soit venu le déposer au Louvre.
 
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