NOTRE BIBLIOTHEQUE. 5g
de ces gravures augmente chaque jour, il n'y a rien là qui
nous puisse étonner ; il en est de même pour tout ce qui est
beau et rare.
Mais les prix dépendent souvent de la mode, de la fantaisie
du jour, et ce n'est certainement pas par cette question
d'argent qu'on peut déterminer la valeur intrinsèque d'une
oeuvre. Nous pourrions, en nous reportant à un passé encore
assez rapproché, démontrer facilement que la valeur moné-
taire d'une gravure n'a rien de commun avec sa valeur artis-
tique. Nous avons sous les yeux le catalogue de la vente
Richardson, en 1812. Douze gravures de Giardini, « épreuves
belles et rares », y figurent pour 32 shillings ; cinq épreuves
d'après Beuwell, parmi lesquelles se trouvaient ces deux mer-
veilles : Saint-James et Saint-Giles, que M. Tuer a reproduites,
se vendirent un shilling là pièce ; les Travaux d'Hercule, par
Aldegraver, en 16 feuilles, arrivèrent à 21 shillings; l'Érasme,
d'Albert Durer, noté comme très beau, à 38 shillings ; le Hun-
dred Guilder de Rembrandt, épreuve rare et belle, sur chine,
à 3i shillings; enfin, treize belles eaux-fortes de Van Dyck,
représentant des figures de peintres, atteignirent le prix de
18 shillings. Ne résulte-t-il pas surabondamment de ces détails
de vente et de bien d'autres du même genre que nous pourrions
citer, qu'on ne juge pas de la valeur d'un artiste par le prix
auquel le public veut bien acheter ses œuvres ?
M. Tuer nous fournit du reste, lui-même, le meilleur
commentaire que l'on puisse faire de son entreprise : « L'auteur,
nous dit-il, s'est proposé avant tout de faire une liste, aussi
complète que possible, des oeuvres de Bartolozzi et de rappeler
le peu qu'on sait de la vie de cet éminent graveur ; pour remplir
cette tâche, il a dû introduire dans son livre quelques lon-
gueurs : il espère néanmoins que le public des amateurs y
trouvera un certain intérêt. » Voilà de la modestie, d'autant
mieux faite pour désarmer la critique, que l'auteur n'hésite
pas à déclarer son livre « incomplet ». Mais quel est donc
l'ouvrage dont on pourrait dire qu'il n'est pas incomplet?
Quoi qu'il en soit, on ne saurait reprocher à M. Tuer ni
négligence, ni étude superficielle de son sujet : il a rempli avec
amour la tâche de son choix. Et, sans partager entièrement
son enthousiasme pour le maître, sans nous associer à l'admi-
ration trop passionnée qu'il professe pour l'œuvre, nous devons
toutefois rendre justice, et à l'esprit sérieux du biographe, et
à la sincérité des sentiments qu'il exprime.
La première partie du premier volume contient une esquisse
de la vie de Bartolozzi, qui nous rend le service de rectifier une
foule d'erreurs, accréditées jusqu'à ce jour.
Francesco Bartolozzi naquit à Florence, en 1727. Son père
était orfèvre et travaillait le filigrane. Le jeune Francesco
montra, dès son enfance, de grandes dispositions pour les
arts, et à l'âge de quinze ans, nous le trouvons à l'Académie
de Florence, où il fait ces études complètes et profondes, sans
lesquelles il n'est pas de véritable artiste. C'est de cette époque
que date sa liaison avec Cipriani, avec l'ami dont le nom est
désormais inséparable de celui du maître qui nous occupe.
Trois ans plus tard, nous le retrouvons à Venise, lié pour six
ans avec Wagner, graveur et marchand de gravures bien connu.
11 se marie avec une dame vénitienne de bonne famille; il va
habiter Rome, puis revient à Venise.
Pendant ce temps, sa renommée avait grandi : à l'âge de
trente-sept ans (en 1 764) il passe en Angleterre, où l'appelait
Dalton, bibliothécaire du roi. Il y reste, pendant près de qua-
rante ans, jusqu'en 1802, dans une assez bonne situation.
Dans sa soixante-quinzième année, il fait ses adieux définitifs
au pays où il avait fourni une si longue carrière. Sur l'invi-
tation du prince régent du Portugal, il se rendit à Lisbonne,
pour v contribuer à la réorganisation de l'Ecole de gravure,
alors en décadence ; il habitait dans l'imprimerie du Palais
royal et y vivait d'une petite pension. Pendant le reste de sa
vie, nous le voyons toujours à l'œuvre, avec une énergie qui
ne se démentit jamais ; il garda, jusqu'à la fin, la sûreté de
main, la facilité et toute la puissance qui caractérisaient son
talent.
Comme tant d'autres, il avait été imprévoyant, dépensant
au jour le jour tout le produit de son travail. Quand la vieil-
lesse vint et qu'il se sentit faiblir, il eut peur de la misère.
Une lettre, que M. Tuer cite in extenso, exprime ses craintes
d'une façon navrante. Certes, ce serait pour nous un grand
sujet de tristesse de savoir qu'un homme dont le passé, si
glorieux, avait procuré au public tant de jouissances délicates,
ait pu mourir pauvre, oublié et manquant de tout. Nous
aimons mieux croire, avec le biographe, que ces craintes ne se
réalisèrent point, et que Bartolozzi passa ses derniers jours,
sinon dans la richesse, du moins à l'abri du besoin. Il mourut
à l'âge de quatre-vingt-huit ans, le 7 mars 1815.
Ce que nous savons de sa famille ne nous offre pas un
intérêt très puissant. Son fils Gaëtano , après avoir travaillé
d'abord avec son père et gravé quelques planches qui ne
manquent pas de mérite, ouvrit ensuite un commerce d'es-
tampes, à Great Titchfield Street. Il cultiva surtout la musique,
pour laquelle il était passionné. Des difficultés financières le
forcèrent à se retirer à Paris, où il mourut très pauvre, à l'âge
de soixante-quatre ans. Lucy-Élisabeth, l'une des deux filles de
Gaëtano,porta un nom bien célèbre: elle s'appela M"'" Vestris.
Elle se maria, en 1838, avec Charles Mathews le jeune; elle
mourut en i85(j, dans sa soixante-troisième année. L'autre fille,
Joséphine, se maria avec le chanteur Anderson et disparut dans
l'obscurité de la vie privée.
Le chapitre III du livre de M. Tuer est intitulé : « Analyse
de style ». C'est peut-être la partie la plus intéressante de ces
deux volumes. L'auteur devient vraiment notre guide dans
l'œuvre de Bartolozzi, dont il nous fait connaître et com-
prendre toutes les délicatesses, sans en omettre les défauts.
Ici M. Tuer est un critique, dans le meilleur sens du
mot, distribuant avec un tact parfait et le blâme et l'éloge.
Son appréciation de l'œuvre de Bartolozzi nous paraît parti-
culièrement heureuse : « Les meilleures des œuvres du maître
ont un charme exquis, vraiment fascinateur, mais son talent est
parfois inégal. » En somme, Bartolozzi nous a laissé, à côté de
quelques planches qui ne méritent pas d'éloges particuliers,
une série de chefs-d'œuvre d'une puissance merveilleuse, et
qui pour la pureté classique, la grâce du dessin, la beauté
idéale de la forme et la douceur de l'expression , n'ont guère
été dépassés. » .
La gravure au pointillé, dans laquelle Bartolozzi excelle,
qu'il n'a pas inventée, mais qu'il a portée à un haut degré de
perfection, se prête surtout à la reproduction de portraits, où
souvent elle arrive presque à égaler la perfection des mezzo-
tinto. M. Tuer, pour nous montrer à quels résultats on peut
arriver par ce procédé, a reproduit, avec les planches origi-
nales, deux charmantes gravures, tirées chacune en rouge et
en noir, les couleurs favorites de Bartolozzi. Le procédé rend
admirablement la douceur et la délicatesse de deux visages de
jeunes filles, si charmants dans la naïveté de leur expression
et la fraîcheur de leur beauté. Deux gravures au pointillé, par
Caroline Watson, prises aussi sur les planches originales pour
le volume dont nous rendons compte, sont loin de nous donner
la même satisfaction, bien que ce ne soit peut-être pas là
l'opinion de M. Tuer.
Dans la gravure au trait, Bartolozzi nous plaît moins.
Nous avons comparé ses gravures avec celles d'un certain
nombre de ses contemporains : nous croyons que Sir Robert
Strange, dans ses meilleures œuvres, lui est certainement
supérieur; Woollet lui est inférieur quelquefois, mais se montre
presque toujours son égal; Smith, dont les plus belles gravures
sont celles d'après Morland, n'arrive pas à la même hauteur.
La gravure de Bartolozzi, M. Tuer en fait la remarque fort à
propos, non-seulement produit tout son effet à distance, mais,
de ces gravures augmente chaque jour, il n'y a rien là qui
nous puisse étonner ; il en est de même pour tout ce qui est
beau et rare.
Mais les prix dépendent souvent de la mode, de la fantaisie
du jour, et ce n'est certainement pas par cette question
d'argent qu'on peut déterminer la valeur intrinsèque d'une
oeuvre. Nous pourrions, en nous reportant à un passé encore
assez rapproché, démontrer facilement que la valeur moné-
taire d'une gravure n'a rien de commun avec sa valeur artis-
tique. Nous avons sous les yeux le catalogue de la vente
Richardson, en 1812. Douze gravures de Giardini, « épreuves
belles et rares », y figurent pour 32 shillings ; cinq épreuves
d'après Beuwell, parmi lesquelles se trouvaient ces deux mer-
veilles : Saint-James et Saint-Giles, que M. Tuer a reproduites,
se vendirent un shilling là pièce ; les Travaux d'Hercule, par
Aldegraver, en 16 feuilles, arrivèrent à 21 shillings; l'Érasme,
d'Albert Durer, noté comme très beau, à 38 shillings ; le Hun-
dred Guilder de Rembrandt, épreuve rare et belle, sur chine,
à 3i shillings; enfin, treize belles eaux-fortes de Van Dyck,
représentant des figures de peintres, atteignirent le prix de
18 shillings. Ne résulte-t-il pas surabondamment de ces détails
de vente et de bien d'autres du même genre que nous pourrions
citer, qu'on ne juge pas de la valeur d'un artiste par le prix
auquel le public veut bien acheter ses œuvres ?
M. Tuer nous fournit du reste, lui-même, le meilleur
commentaire que l'on puisse faire de son entreprise : « L'auteur,
nous dit-il, s'est proposé avant tout de faire une liste, aussi
complète que possible, des oeuvres de Bartolozzi et de rappeler
le peu qu'on sait de la vie de cet éminent graveur ; pour remplir
cette tâche, il a dû introduire dans son livre quelques lon-
gueurs : il espère néanmoins que le public des amateurs y
trouvera un certain intérêt. » Voilà de la modestie, d'autant
mieux faite pour désarmer la critique, que l'auteur n'hésite
pas à déclarer son livre « incomplet ». Mais quel est donc
l'ouvrage dont on pourrait dire qu'il n'est pas incomplet?
Quoi qu'il en soit, on ne saurait reprocher à M. Tuer ni
négligence, ni étude superficielle de son sujet : il a rempli avec
amour la tâche de son choix. Et, sans partager entièrement
son enthousiasme pour le maître, sans nous associer à l'admi-
ration trop passionnée qu'il professe pour l'œuvre, nous devons
toutefois rendre justice, et à l'esprit sérieux du biographe, et
à la sincérité des sentiments qu'il exprime.
La première partie du premier volume contient une esquisse
de la vie de Bartolozzi, qui nous rend le service de rectifier une
foule d'erreurs, accréditées jusqu'à ce jour.
Francesco Bartolozzi naquit à Florence, en 1727. Son père
était orfèvre et travaillait le filigrane. Le jeune Francesco
montra, dès son enfance, de grandes dispositions pour les
arts, et à l'âge de quinze ans, nous le trouvons à l'Académie
de Florence, où il fait ces études complètes et profondes, sans
lesquelles il n'est pas de véritable artiste. C'est de cette époque
que date sa liaison avec Cipriani, avec l'ami dont le nom est
désormais inséparable de celui du maître qui nous occupe.
Trois ans plus tard, nous le retrouvons à Venise, lié pour six
ans avec Wagner, graveur et marchand de gravures bien connu.
11 se marie avec une dame vénitienne de bonne famille; il va
habiter Rome, puis revient à Venise.
Pendant ce temps, sa renommée avait grandi : à l'âge de
trente-sept ans (en 1 764) il passe en Angleterre, où l'appelait
Dalton, bibliothécaire du roi. Il y reste, pendant près de qua-
rante ans, jusqu'en 1802, dans une assez bonne situation.
Dans sa soixante-quinzième année, il fait ses adieux définitifs
au pays où il avait fourni une si longue carrière. Sur l'invi-
tation du prince régent du Portugal, il se rendit à Lisbonne,
pour v contribuer à la réorganisation de l'Ecole de gravure,
alors en décadence ; il habitait dans l'imprimerie du Palais
royal et y vivait d'une petite pension. Pendant le reste de sa
vie, nous le voyons toujours à l'œuvre, avec une énergie qui
ne se démentit jamais ; il garda, jusqu'à la fin, la sûreté de
main, la facilité et toute la puissance qui caractérisaient son
talent.
Comme tant d'autres, il avait été imprévoyant, dépensant
au jour le jour tout le produit de son travail. Quand la vieil-
lesse vint et qu'il se sentit faiblir, il eut peur de la misère.
Une lettre, que M. Tuer cite in extenso, exprime ses craintes
d'une façon navrante. Certes, ce serait pour nous un grand
sujet de tristesse de savoir qu'un homme dont le passé, si
glorieux, avait procuré au public tant de jouissances délicates,
ait pu mourir pauvre, oublié et manquant de tout. Nous
aimons mieux croire, avec le biographe, que ces craintes ne se
réalisèrent point, et que Bartolozzi passa ses derniers jours,
sinon dans la richesse, du moins à l'abri du besoin. Il mourut
à l'âge de quatre-vingt-huit ans, le 7 mars 1815.
Ce que nous savons de sa famille ne nous offre pas un
intérêt très puissant. Son fils Gaëtano , après avoir travaillé
d'abord avec son père et gravé quelques planches qui ne
manquent pas de mérite, ouvrit ensuite un commerce d'es-
tampes, à Great Titchfield Street. Il cultiva surtout la musique,
pour laquelle il était passionné. Des difficultés financières le
forcèrent à se retirer à Paris, où il mourut très pauvre, à l'âge
de soixante-quatre ans. Lucy-Élisabeth, l'une des deux filles de
Gaëtano,porta un nom bien célèbre: elle s'appela M"'" Vestris.
Elle se maria, en 1838, avec Charles Mathews le jeune; elle
mourut en i85(j, dans sa soixante-troisième année. L'autre fille,
Joséphine, se maria avec le chanteur Anderson et disparut dans
l'obscurité de la vie privée.
Le chapitre III du livre de M. Tuer est intitulé : « Analyse
de style ». C'est peut-être la partie la plus intéressante de ces
deux volumes. L'auteur devient vraiment notre guide dans
l'œuvre de Bartolozzi, dont il nous fait connaître et com-
prendre toutes les délicatesses, sans en omettre les défauts.
Ici M. Tuer est un critique, dans le meilleur sens du
mot, distribuant avec un tact parfait et le blâme et l'éloge.
Son appréciation de l'œuvre de Bartolozzi nous paraît parti-
culièrement heureuse : « Les meilleures des œuvres du maître
ont un charme exquis, vraiment fascinateur, mais son talent est
parfois inégal. » En somme, Bartolozzi nous a laissé, à côté de
quelques planches qui ne méritent pas d'éloges particuliers,
une série de chefs-d'œuvre d'une puissance merveilleuse, et
qui pour la pureté classique, la grâce du dessin, la beauté
idéale de la forme et la douceur de l'expression , n'ont guère
été dépassés. » .
La gravure au pointillé, dans laquelle Bartolozzi excelle,
qu'il n'a pas inventée, mais qu'il a portée à un haut degré de
perfection, se prête surtout à la reproduction de portraits, où
souvent elle arrive presque à égaler la perfection des mezzo-
tinto. M. Tuer, pour nous montrer à quels résultats on peut
arriver par ce procédé, a reproduit, avec les planches origi-
nales, deux charmantes gravures, tirées chacune en rouge et
en noir, les couleurs favorites de Bartolozzi. Le procédé rend
admirablement la douceur et la délicatesse de deux visages de
jeunes filles, si charmants dans la naïveté de leur expression
et la fraîcheur de leur beauté. Deux gravures au pointillé, par
Caroline Watson, prises aussi sur les planches originales pour
le volume dont nous rendons compte, sont loin de nous donner
la même satisfaction, bien que ce ne soit peut-être pas là
l'opinion de M. Tuer.
Dans la gravure au trait, Bartolozzi nous plaît moins.
Nous avons comparé ses gravures avec celles d'un certain
nombre de ses contemporains : nous croyons que Sir Robert
Strange, dans ses meilleures œuvres, lui est certainement
supérieur; Woollet lui est inférieur quelquefois, mais se montre
presque toujours son égal; Smith, dont les plus belles gravures
sont celles d'après Morland, n'arrive pas à la même hauteur.
La gravure de Bartolozzi, M. Tuer en fait la remarque fort à
propos, non-seulement produit tout son effet à distance, mais,