L'ART.
penseurs, ce lambeau d'esquisse ne serait pas l'indice d'une grande pensée ou le point de départ
d'un rêve ?
Tout en discourant là-dessus, le cigare à la bouche, Horace Vernet s'attachait donc à cette
opinion, pas trop déraisonnable, on en conviendra, qu'un dessin à la plume, improvisé dans un
moment de loisir ou de demi-attention, avait toujours un prix et même un prix rare. Et qui sait?
peut-être ce sentiment lui était-il venu par suite d'hérédité? Peut-être se rappelait-il par filiation
un mot prononcé, un jour, par son aïeul, Joseph Vernet, le célèbre peintre de marines, à l'époque
où, étant revenu de Ferney à Paris, Voltaire visitait son atelier. « Ah! monsieur Vernet!
s'écriait le patriarche en fixant ses regards sur un tableau de chevalet représentant un orage en
mer, les flots soulevés, le ciel zébré de rouges éclairs; ah! monsieur Vernet, quelles éclatantes
couleurs! — Monsieur de Voltaire, vous avez votre encre », avait vivement répliqué l'autre.
Répartie et très vive, et très fine, et très profonde, finissant en madrigal. Ce mot a été à très
bon droit recueilli par les assembleurs d'anecdotes, et pourquoi le subtil esprit qu'on y rencontre
ne se serait-il pas retrouvé dans la tête d'Horace Vernet, le petit-fils? Pourquoi ce qu'il venait
de répondre à Paul Delaroche n'aurait-il pas été quelque chose comme un ressouvenir ou comme
un héritage? Sans doute la prose étincelante de Voltaire et un dessin à la plume, ce n'est pas
forcément la même chose, mais pourtant on voit que, dans cette illustre famille des Vernet,
l'encre est tenue en autant d'estime que la couleur. Ainsi donc une feuille de papier, une plume,
la première venue, l'encre, la plus vulgaire, pourvu qu'il y ait par là un homme de talent, tout
cela peut devenir un bagage d'artiste. Rien qu'avec ces ustensiles si simples, on peut faire des
chefs-d'œuvre, ou du moins des pages empreintes du plus sérieux intérêt.
La preuve de ce que j'avance se voit, tous les jours, à l'Hôtel des Commissaires-Priseurs.
Dans celle des salles qui est particulièrement affectée à la vente des objets d'art, on met souvent
aux enchères quelque lot de dessins à la plume. 11 y a cinquante ans, on n'aurait songé à rien
de semblable. Eh! mon Dieu! les grandes toiles elles-mêmes n'étaient-elles pas alors l'objet d'un
injurieux dédain? Mais, sur la fin de notre xixc siècle, la graine qui produit l'amateur a germé à
l'infini, et les prédilections des dilettantes s'étendent sur mille et une choses dont nos pères ne
soupçonnaient pas la valeur. Voilà comment on voit les collectionneurs se présenter aujourd'hui
en foule autour du moindre bibelot. Voilà pourquoi un autographe s'échange contre un billet de
la Banque de France. S'étonnera-t-on donc qu'on se dispute une poignée de dessins à la plume ?
Il faut se faire adjuger le paquet, soit pour orner un album de salon, soit pour enrichir un
passe-partout. Tel dessin à la plume, lorsqu'il sort d'une main magistrale, obtient même, les
honneurs de la gravure.
A bien prendre les choses, on commence à s'exercer à ce genre de composition sur les bancs
du collège. Quel est l'écolier qui, de la septième à la rhétorique, ne s'est pas essayé cent fois
à jeter des silhouettes sur son cahier? Quand Diderot faisait ses études chez les Jésuites de
Langres, il obéissait à cet usage. En quatrième, on lui faisait expliquer Quinte-Curce. Non moins
incidentée qu'un roman d'aventures, la Vie d'Alexandre le Grand plaisait à cette jeune et brillante
imagination, et, quoique modestement relié en basane, lè volume était aussi grandement de son
goût. Or, pour qu'on ne lui volât pas ce livre, l'apprenti latiniste avait dessiné à son frontispice
cette image allégorique de Pierrot attaché au gibet :
Aspice Pierrot pendu
Quod hune librum n'a pas rendu;
Si hune librum reddidisset
Pierrot pendu non fuisset.
Eh bien, cet avertissement avait été salutaire. Ni Pierrot, ni aucun autre, n'avait osé dérober
le livre. Après trente ans, Diderot le conservait dans cette fameuse bibliothèque que Catherine II
avait rachetée pour la lui rendre. « Ah! mon cher et vieux Quinte-Curce! » s'écriait-il avec
un naïf mouvement de joie, et il se mettait à contempler le Pierrot qu'il avait jadis si bien
dessiné. Bien mieux, un soir que Greuze, alors son ami, était venu le voir, rue d'Assas, le
penseurs, ce lambeau d'esquisse ne serait pas l'indice d'une grande pensée ou le point de départ
d'un rêve ?
Tout en discourant là-dessus, le cigare à la bouche, Horace Vernet s'attachait donc à cette
opinion, pas trop déraisonnable, on en conviendra, qu'un dessin à la plume, improvisé dans un
moment de loisir ou de demi-attention, avait toujours un prix et même un prix rare. Et qui sait?
peut-être ce sentiment lui était-il venu par suite d'hérédité? Peut-être se rappelait-il par filiation
un mot prononcé, un jour, par son aïeul, Joseph Vernet, le célèbre peintre de marines, à l'époque
où, étant revenu de Ferney à Paris, Voltaire visitait son atelier. « Ah! monsieur Vernet!
s'écriait le patriarche en fixant ses regards sur un tableau de chevalet représentant un orage en
mer, les flots soulevés, le ciel zébré de rouges éclairs; ah! monsieur Vernet, quelles éclatantes
couleurs! — Monsieur de Voltaire, vous avez votre encre », avait vivement répliqué l'autre.
Répartie et très vive, et très fine, et très profonde, finissant en madrigal. Ce mot a été à très
bon droit recueilli par les assembleurs d'anecdotes, et pourquoi le subtil esprit qu'on y rencontre
ne se serait-il pas retrouvé dans la tête d'Horace Vernet, le petit-fils? Pourquoi ce qu'il venait
de répondre à Paul Delaroche n'aurait-il pas été quelque chose comme un ressouvenir ou comme
un héritage? Sans doute la prose étincelante de Voltaire et un dessin à la plume, ce n'est pas
forcément la même chose, mais pourtant on voit que, dans cette illustre famille des Vernet,
l'encre est tenue en autant d'estime que la couleur. Ainsi donc une feuille de papier, une plume,
la première venue, l'encre, la plus vulgaire, pourvu qu'il y ait par là un homme de talent, tout
cela peut devenir un bagage d'artiste. Rien qu'avec ces ustensiles si simples, on peut faire des
chefs-d'œuvre, ou du moins des pages empreintes du plus sérieux intérêt.
La preuve de ce que j'avance se voit, tous les jours, à l'Hôtel des Commissaires-Priseurs.
Dans celle des salles qui est particulièrement affectée à la vente des objets d'art, on met souvent
aux enchères quelque lot de dessins à la plume. 11 y a cinquante ans, on n'aurait songé à rien
de semblable. Eh! mon Dieu! les grandes toiles elles-mêmes n'étaient-elles pas alors l'objet d'un
injurieux dédain? Mais, sur la fin de notre xixc siècle, la graine qui produit l'amateur a germé à
l'infini, et les prédilections des dilettantes s'étendent sur mille et une choses dont nos pères ne
soupçonnaient pas la valeur. Voilà comment on voit les collectionneurs se présenter aujourd'hui
en foule autour du moindre bibelot. Voilà pourquoi un autographe s'échange contre un billet de
la Banque de France. S'étonnera-t-on donc qu'on se dispute une poignée de dessins à la plume ?
Il faut se faire adjuger le paquet, soit pour orner un album de salon, soit pour enrichir un
passe-partout. Tel dessin à la plume, lorsqu'il sort d'une main magistrale, obtient même, les
honneurs de la gravure.
A bien prendre les choses, on commence à s'exercer à ce genre de composition sur les bancs
du collège. Quel est l'écolier qui, de la septième à la rhétorique, ne s'est pas essayé cent fois
à jeter des silhouettes sur son cahier? Quand Diderot faisait ses études chez les Jésuites de
Langres, il obéissait à cet usage. En quatrième, on lui faisait expliquer Quinte-Curce. Non moins
incidentée qu'un roman d'aventures, la Vie d'Alexandre le Grand plaisait à cette jeune et brillante
imagination, et, quoique modestement relié en basane, lè volume était aussi grandement de son
goût. Or, pour qu'on ne lui volât pas ce livre, l'apprenti latiniste avait dessiné à son frontispice
cette image allégorique de Pierrot attaché au gibet :
Aspice Pierrot pendu
Quod hune librum n'a pas rendu;
Si hune librum reddidisset
Pierrot pendu non fuisset.
Eh bien, cet avertissement avait été salutaire. Ni Pierrot, ni aucun autre, n'avait osé dérober
le livre. Après trente ans, Diderot le conservait dans cette fameuse bibliothèque que Catherine II
avait rachetée pour la lui rendre. « Ah! mon cher et vieux Quinte-Curce! » s'écriait-il avec
un naïf mouvement de joie, et il se mettait à contempler le Pierrot qu'il avait jadis si bien
dessiné. Bien mieux, un soir que Greuze, alors son ami, était venu le voir, rue d'Assas, le