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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 14.1888 (Teil 1)

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Lefranc, F.: Nos auteurs dramatiques, [3]: Eugène Labiche
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i6o

L’ART.

le trait plaisant, que la réflexion spirituelle soient exprimés nettement et de telle façon qu’on les
retienne sans peine. L’écueil de ce genre, ce sont les jeux de mots, les néologismes bizarres, les
alliances étranges d'expressions qui ne s’accordent pas, toutes choses qui peuvent un moment
exciter le rire et qui sont fragiles comme la mode. On ne peut pas dire que Labiche y ait tout
à fait échappé. De bons esprits l’en ont blâmé, et, dans leur aversion pour le trivial et le cocasse,
ils lui ont refusé la place qu’il mérite parmi les auteurs comiques. Lui-même a reconnu ses torts,
si ce sont là des torts. A M. Emile Augier, qui le pressait de publier ses oeuvres complètes, il
répondait : « Est-ce que ces farces-là sont des oeuvres? Si je faisais mine de les prendre au
sérieux, la grammaire et la syntaxe m'intenteraient un procès en dommages-intérêts pour viol! »
Elles ne lui ont point fait ce procès. Il a mis partout tant d’entrain et de bonne humeur, qu’on
n’a pas le temps d’éplucher ses phrases. On ne souhaite pas même qu’il ait un autre style, car
il a vraiment celui qui convient à son genre.

Ce style est partout le même et c’est la preuve que si Labiche a eu de nombreux collabora-
teurs, ils lui ont apporté seulement des sujets. Il savait l’art très difficile d’ordonner une pièce et on
lui en laissait le soin. La Grammaire avait d’abord trois actes, il n’en ht qu’un seul, et il n’en a
guère composé de plus agréables. Il est visible que ce dialogue vif, aisé et tout plein de saillies,
n’est pas l’oeuvre de deux auteurs. On a justement remarqué que les collaborateurs les plus connus
de Labiche étaient tout autres quand ils écrivaient seuls. Le témoignage de M. Emile Augier,
qui ht avec lui le Prix Martin, me paraît décisif : « Nous avons fait ensemble, dit-il, un scénario
très développé, pour lequel je lui servais plutôt à l’exciter par la contradiction qu’à lui donner des
idées, car elles lui venaient si vite, que je n’avais pas le temps d’en avoir moi-même; après quoi
il m’a demandé la permission, que je lui ai généreusement octroyée, d’écrire la pièce tout seul, à
la charge par moi de revoir son travail et de l’arranger à ma guise; j’ai refait quelques bouts de
scène, pratiqué quelques coupures, et voilà. Je n’oserais pas affirmer que le rôle de ses autres
collaborateurs ait été aussi modeste que le mien ; mais il est probable que le procédé a été ana-
logue. » Ce procédé explique l’unité de l’oeuvre de Labiche et il explique le jugement du public,
qui lui en laisse tout l’honneur. La collaboration littéraire n’est jamais égale, mais le profit non
plus n’est point le même. L’un des auteurs hnit toujours, avec le temps, par s'effacer devant
l’autre, et c’est peut-être justice. Il n’y a point, a dit La Bruyère, « de chef-d’œuvre qui soit l’ou-
vrage de plusieurs ». Ceci est peut-être vrai, même des œuvres qui furent faites en collaboration.
En littérature, quiconque apporte la disposition et la forme est bien près d’avoir tout apporté.

Labiche s’est contenté d’être un homme de lettres. Il a livré au public tout son esprit mais
il ne lui a point révélé sa vie. Il n’a fait aucune avance à la popularité et personne n’a été plus
exempt que lui de tout charlatanisme. Il savait que la réclame ne fait illusion qu’un moment, et
il n’a voulu devoir sa réputation qu'à ses œuvres. Elles se sont défendues toutes seules, elles
ont fait leur chemin sans lui, et sa mort ne leur enlève rien, car il n’a jamais été son propre
prôneur. Je ne sais pas ce que le temps réserve à ses ouvrages et quel compte il tiendra de nos
jugements, mais s’il est vrai, selon le mot de M. Renan, « que jamais un vrai grand homme n’a
pensé qu’il fût grand homme », on conviendra que cette modestie n’a point manqué à Labiche.
Il ne s’est point irrité contre ceux qui ne voulaient voir dans ses comédies que d’amusantes
bouffonneries. Il n’a point dit et il n'a point fait dire qu’il y trouvait autre chose et mieux ;
quand on s’est enfin aperçu de tout son mérite, on ne voit pas qu’il en ait été enivré. Il n’a
pas même recherché ces hommages dont la jeunesse n’est point chiche envers les écrivains
célèbres ; il vivait à la campagne le plus souvent et, à Paris même, il savait cacher sa vie. Il a
eu encore la sagesse de s’arrêter en plein succès; il a cessé à propos de tenter la fortune qui,
dit-on, n’aime point les vieillards, et il s’est ménagé à lui-même cette fin du sage qui n'est
« que le soir d’un beau jour ». Il a su éviter pour lui-même les travers qu’il avait peints, et il
a mérité que l’ami de toute sa vie et le maître le plus accompli du théâtre contemporain,
M. Emile Augier, rendît de lui ce témoignage, le plus enviable de tous : « qu’il était un honnête
homme de génie ».

F. Le FRANC.
 
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