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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 14.1888 (Teil 1)

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Grandfort, Manoël de: Jacques Saurel à Augusta Holmès, [1]
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JACQUES SAUREL

eci est une page
de ma vie intime.
Arrivé à un âge
où l'on se juge, je
fais comme le voya-
geur qui, atteignant
le sommet de la
montagne, se re-
tourne; il regarde,
avant de descendre
le versant opposé,
le chemin qu'il a
déjà parcouru. La
même brume légère couvre l’étape où il fut heureux, et
le précipice dans lequel il tomba. Joie ou douleur, tout
s’apaise. Une grande quiétude lui vient du lointain des
choses, et du but qu’il est près d’atteindre.

I

Je me trouvais tout dépaysé en revenant à Paris, après
mes trois années de séjour à Rome. D’une nature rêveuse,
timide, d’aucuns disent sauvage, je vivais volontiers seul,
sans me mêler à la compagnie de mes camarades. Mon
premier soin fut de m’installer. Je trouvai assez promp-
tement un atelier avec un appartement attenant, le tout
très convenable, et aussitôt j’y créai mon « at home » ; il
n’était ni très grand, ni très beau, ni très bien orné; ce-
pendant, quand j’eus posé le dernier clou au mur, que
mon chevalet fut installé en bonne place, sous le jour
bleuâtre qui venait de la fenêtre, que j’eus ma table à
couleurs à portée de ma main, j’éprouvai une vive satis-
faction. J’étais chez moi, et j’allais évidemment produire
un chef-d’œuvre. Mais par lequel commencer? Trop de
projets flottaient dans mon cerveau surexcité. Ferai-je un
tableau historique? Une grande machine avec, au premier
plan, d’illustres personnages fièrement campés? Ou, reve-
nant à la simplicité que j’aimais, sur une toile de dimen-
sion ordinaire, une œuvre toute de sentiment? Et aussi-
tôt l'idée d’un portrait, d’un radieux portrait me vint.
J’en avais fait à Rome deux ou trois qui m’avaient valu

A AU GU S TA HÛLMÈ S

quelques félicitations. Pourquoi ne pas faire « mon Salon »,
avec un beau portrait qui soudainement me rendrait cé-
lèbre? Il était important que j’eusse une femme très belle,
très connue, très influente. De plus, je la voulais grasse et
blonde. Je la vêtirai, pensais-je, d’un rouge étouffé qui
ferait valoir l’or de ses cheveux, le bleu de ses yeux, le
pourpre de ses lèvres, je donnerai à son visage l’impassi-
bilité des déesses. Oui, là, droite, dans son corset de bro-
cart, elle semblerait vivante. Comme j’étais encore, malgré
mon âge, un enfant, je m’enflammai pour mon œuvre.
J’achetai la toile. Je fis faire un cadre énorme, enjolivé de
délicates ciselures, et je me mis sérieusement en quête de
mon modèle; au fond, j’avais l’intense conviction que je
ne tarderais pas à le découvrir.

J’allais partout à sa recherche : aux théâtres, aux expo-
sitions, aux ventes de charité, au Bois, aux Champs-Ely-
sées, et même dans le monde. Je parlai à quelques familles
amies, du désir dont j’étais possédé, et chacun m’aidait à
le réaliser. On me trouva des femmes plus ou moins jolies
— un peu de fortune me rendait indépendant. — Je les
refusais, et je continuais ma poursuite dont on commen-
çait à sourire derrière moi. Que voulais-je donc? Vénus
elle-même... et encore, serais-je satisfait?... Je me créais
des ennemis, mais, subissant mon rêve, j’allais de l’avant,
hypnotisé par lui.

Un jour, dans un dîner que donna une dame amie de
ma famille, je crus avoir enfin trouvé. C’était une jeune
fille, très blonde, très grande, très hère. Son beau visage
classique, aux traits droits et purs, se rapprochait de mon
type. Mais à cette perfection quelque chose manquait; je
remarquai que c’était la vie. Ses grands yeux, sa bouche
sérieuse, ses fines narines ne palpitaient pas. On voyait
qu’elle ne connaissait au monde d’autre passion que celle
de sa beauté.

Je ne me sentais pas capable d’animer cette belle statue.
Car, quoique j’ai dit que je voulusse à mon modèle l’im-
passibilité des déesses, je demandais aussi les passions qui
les ont émues : la-jalousie de Junon, l’amoureuse folie de
Vénus, et sur le front de Diane le souvenir d’Actéon. Je
ris de moi en songeant combien j’étais sincère dans ce que
mes amis appelaient : mon détraquage intellectuel ; et si
je m’appesantis sur ces détails, qui semblent futiles, c’est
que ce fut par eux que j’ai été amené à la grande catas-
trophe qui, me laissant debout, a néanmoins criblé mon
existence d’inoubliables blessures.

11

Ce fut tout à fait au début de ma carrière que la com-
tesse de Balleray, ayant entendu parler de moi, par la prin-
cesse Portia, que j’avais eu l’honneur de connaître à Rome,
me fit demander de faire son portrait. Elle n’était ni très
belle, ni très jeune, mais excessivement intéressante avec
sa pâleur mate, le triste sourire de ses lèvres et la langueur
de ses attitudes. Je la peignis de face, assise sur un fau-
teuil, le menton appuyé sur sa main délicate, le coude sur
la table. Elle était d’une parfaite ressemblance : d’ailleurs
son ajustement bleu tendre, bien détaillé, me valut un
succès près des belles amies de la comtesse. Mais, exposé
au Salon de 186 —, ce portrait n’obtint aucun éloge de
 
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