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Moureau, Adrien: La société vénitienne au XVIIIé siècle, [2]
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23o L'ART.
des nobles, redoutant sans cesse leurs complots, leur
défendant de pénétrer chez les représentants des puis-
sances étrangères, empêchant les grosses fortunes de s'ac-
cumuler dans une même maison. Ne vit-on point un patri-
cien exécuté, pour avoir simplement traversé une ambas-
sade sans parler à personne? Ne vit-on point, en plein
xvmc siècle, une Pisani, héritière de iSo.ooo ducats de
rente, contrainte de renoncer à l'homme de son choix parce
qu'il était trop riche, pour donner sa main à un préten-
dant sans fortune? De même les patriciennes, sans cesse
contrariées par les lois somptuaires, ne peuvent porter de
pierreries et d'habits de couleur après leur noviciat, c'est-à-
dire après les deux premières années de leur mariage, sauf '
les jours de fête et le temps du carnaval.
Le noble orgueil et la conscience de son énergie qui a
rendu cette race si puissante à la grande époque ne sub-
sistent plus; les mœurs en s'amollissant tournent à la miè-
vrerie et l'on se complaît dans de mesquines intrigues ou
des questions d'étiquette. Il est de bon ton de ne parler
qu'à la troisième personne; l'art des révérences est fort com-
pliqué ; il faut les fairetrès bas et encore n'en tient-on aucun
compte « si la perruque ne traîne à terre d'un bon demi-
pied ». Bien plus, l'on avait vu aux siècles précédents des
seigneurs précipiter dans les lagunes certains passants qui
ne leur avaient pas donné des marques suffisantes de res-
pect. La façon la plus humble de solliciter est d'aller au
Broglio où s'assemblent chaque jour les hauts personnages,
et de baiser la manche de son protecteur. Un patricien est-
il promu à une dignité quelconque, ce sont des compli-
ments à n'en plus finir et des congratulations quelque peu
La Piazzetta.
Eau-iorte originale d'Antonio Canal, dit Canaletto.
comiques; de Brosses, ayant assisté à l'élection d'un géné-
ral des galères, s'amuse des « prosternations » du nouvel
élu, et des « baisers de nourrice » qu'on lui prodigue à la
sortie du Grand Conseil: «ils sonnaient à les entendre au
milieu de la place. »
A vrai dire, la courtoisie est exquise même chez les
courtisanes et les caractères sont devenus assez paisibles :
« Le sang est si doux, assure notre compatriote, que, malgré
la facilité que donnent les masques, les allures de nuit, les
rues étroites et surtout les ponts sans garde-fou d'où l'on
peut pousser un homme à la mer sans qu'il s'en aperçoive,
il n'arrive pas quatre accidents par an, encore n'est-ce
qu'entre étrangers ».
Les nobles habitaient des palais situés pour la plupart
le long du grand canal, tels les palais Grimani, Pesaro,
Vendramin, Loredano, Pisani. Souvent ces splendides
demeures, où de véritables trésors d'art se trouvaient accu-
Au palais Labia, la maîtresse du logis exhibe aux yeux de
de Brosses quatre garnitures en émeraudes, saphirs, perles
et brillants, bijoux d'un luxe vraiment royal, dont elle ne
peut se parer. Le Foscari, d'où la vue est unique et qui
abrita Henri II-I, était célèbre pour sa magnificence. Le
Foscarini renfermait deux cents pièces luxueusement meu-
blées et ornées de tableaux précieux. En revanche, de
Brosses n'y trouve pas un seul coin « où l'on puisse
causer commodément, ni un fauteuil où l'on puisse se car-
rer à cause de la délicatesse des sculptures ». D'autre part,
beaucoup de ces habitations dissimulaient sous leurs
dehors imposants de véritables misères; telle la demeure
où vivait réunie toute la famille Gozzi. Lorsque le père
tomba en paralysie, Gaspard, l'aîné des enfants, nature
indécise et méditative, continua de s'absorber dans ses
travaux littéraires. Négligeant toute mesure d'administra-
tion, il laissa le champ libre à l'activité de sa femme, la
mulés, n'étaient pas moins incommodes que somptueuses. 1 célèbre Luisa Bergalli, qui négocia et fut sur le point de
des nobles, redoutant sans cesse leurs complots, leur
défendant de pénétrer chez les représentants des puis-
sances étrangères, empêchant les grosses fortunes de s'ac-
cumuler dans une même maison. Ne vit-on point un patri-
cien exécuté, pour avoir simplement traversé une ambas-
sade sans parler à personne? Ne vit-on point, en plein
xvmc siècle, une Pisani, héritière de iSo.ooo ducats de
rente, contrainte de renoncer à l'homme de son choix parce
qu'il était trop riche, pour donner sa main à un préten-
dant sans fortune? De même les patriciennes, sans cesse
contrariées par les lois somptuaires, ne peuvent porter de
pierreries et d'habits de couleur après leur noviciat, c'est-à-
dire après les deux premières années de leur mariage, sauf '
les jours de fête et le temps du carnaval.
Le noble orgueil et la conscience de son énergie qui a
rendu cette race si puissante à la grande époque ne sub-
sistent plus; les mœurs en s'amollissant tournent à la miè-
vrerie et l'on se complaît dans de mesquines intrigues ou
des questions d'étiquette. Il est de bon ton de ne parler
qu'à la troisième personne; l'art des révérences est fort com-
pliqué ; il faut les fairetrès bas et encore n'en tient-on aucun
compte « si la perruque ne traîne à terre d'un bon demi-
pied ». Bien plus, l'on avait vu aux siècles précédents des
seigneurs précipiter dans les lagunes certains passants qui
ne leur avaient pas donné des marques suffisantes de res-
pect. La façon la plus humble de solliciter est d'aller au
Broglio où s'assemblent chaque jour les hauts personnages,
et de baiser la manche de son protecteur. Un patricien est-
il promu à une dignité quelconque, ce sont des compli-
ments à n'en plus finir et des congratulations quelque peu
La Piazzetta.
Eau-iorte originale d'Antonio Canal, dit Canaletto.
comiques; de Brosses, ayant assisté à l'élection d'un géné-
ral des galères, s'amuse des « prosternations » du nouvel
élu, et des « baisers de nourrice » qu'on lui prodigue à la
sortie du Grand Conseil: «ils sonnaient à les entendre au
milieu de la place. »
A vrai dire, la courtoisie est exquise même chez les
courtisanes et les caractères sont devenus assez paisibles :
« Le sang est si doux, assure notre compatriote, que, malgré
la facilité que donnent les masques, les allures de nuit, les
rues étroites et surtout les ponts sans garde-fou d'où l'on
peut pousser un homme à la mer sans qu'il s'en aperçoive,
il n'arrive pas quatre accidents par an, encore n'est-ce
qu'entre étrangers ».
Les nobles habitaient des palais situés pour la plupart
le long du grand canal, tels les palais Grimani, Pesaro,
Vendramin, Loredano, Pisani. Souvent ces splendides
demeures, où de véritables trésors d'art se trouvaient accu-
Au palais Labia, la maîtresse du logis exhibe aux yeux de
de Brosses quatre garnitures en émeraudes, saphirs, perles
et brillants, bijoux d'un luxe vraiment royal, dont elle ne
peut se parer. Le Foscari, d'où la vue est unique et qui
abrita Henri II-I, était célèbre pour sa magnificence. Le
Foscarini renfermait deux cents pièces luxueusement meu-
blées et ornées de tableaux précieux. En revanche, de
Brosses n'y trouve pas un seul coin « où l'on puisse
causer commodément, ni un fauteuil où l'on puisse se car-
rer à cause de la délicatesse des sculptures ». D'autre part,
beaucoup de ces habitations dissimulaient sous leurs
dehors imposants de véritables misères; telle la demeure
où vivait réunie toute la famille Gozzi. Lorsque le père
tomba en paralysie, Gaspard, l'aîné des enfants, nature
indécise et méditative, continua de s'absorber dans ses
travaux littéraires. Négligeant toute mesure d'administra-
tion, il laissa le champ libre à l'activité de sa femme, la
mulés, n'étaient pas moins incommodes que somptueuses. 1 célèbre Luisa Bergalli, qui négocia et fut sur le point de