45^ ESSAI SUR LES MŒURS
amis du mort : ce repas est consacré à son souvenir, qui devient le sujet de la
conversation, et chaque convive se plaît à rappeler ses vertus.
Les pleureuses qui suivent les enterremens, sont des femmes du peuple qui
s'exercent de bonne heure à pousser des gémissemens et à imiter les accens du
désespoir. Il n'est pas un musulman éclairé qui ne condamne cet usage menteur :
cependant on l'observe pour ne point heurter l'opinion. La femme d'un grand,
craignant de ne pouvoir répandre assez de larmes à elle seule, ou peut-être
trouvant la tâche de se lamenter sans cesse trop au-dessus de ses forces, fait venir
les pleureuses, qui jouent leur rôle dans l'appartement de la maison où l'on a
déposé le cadavre. Là, elles font le panégyrique du mort, mais de la manière la
plus lamentable : l'une commence par une exclamation dolente sur les qualités
du défunt; à peine l'a-t-elle prononcée, que les autres en chœur poussent des cris
efFrayans, comme pour exprimer l'étendue de la perte qu'a faite la famille. Une
cafetière est sur un brasier au milieu de la salle, et à la fin de chaque jérémiade
les pleureuses prennent une tasse de café. Leurs cris n'ont rien de touchant pour
un étranger : ils révoltent plutôt qu'ils n'attendrissent. La plupart de ces misé-
rables ne répandent pas de larmes : leur rôle consiste à faire quelques gestes et à
hurler en suivant une espèce de rhythme lugubre. Le voile qui leur couvre le
visage, et sans lequel elles n'oseroient paroître en public, ne permet pas d'ailleurs
d'apercevoir le mensonge de leurs pleurs.
Malgré le mépris que les musulmans éclairés témoignoient pour ce cérémo-
nial, qui ressemble plutôt à une comédie qu'à l'expression vraie de la douleur,
il est probable qu'il sera long-temps encore en vigueur : il est difficile de déraciner
les préjugés vieillis dans une longue habitude; et la difficulté est plus grande
encore chez un peuple routinier, qui se fait un scrupule religieux de marcher pas
à pas sur les traces de ses ancêtres.
CHAPITRE V.
Institutions.
§. I.€r
Des Hommes de loi.
Après avoir décrit les mœurs domestiques et les habitudes sociales des Égyp'
tiens, et les avoir, pour ainsi dire, suivis depuis le berceau jitsqu'à la tombe, nous
allons nous occuper de leurs institutions civiles et religieuses. C'est peut-être ici &
partie la plus importante de notre ouvrage. Il n'avoit guère été possible au*
voyageurs, avant la conquête de l'Egypte par les Français, de recueillir à ce^
égard des notions positives : trop d'obstacles s'opposoient à des recherches aussi
délicates, et d'autant plus dangereuses, qu'elles eussent excité les soupçons dun
amis du mort : ce repas est consacré à son souvenir, qui devient le sujet de la
conversation, et chaque convive se plaît à rappeler ses vertus.
Les pleureuses qui suivent les enterremens, sont des femmes du peuple qui
s'exercent de bonne heure à pousser des gémissemens et à imiter les accens du
désespoir. Il n'est pas un musulman éclairé qui ne condamne cet usage menteur :
cependant on l'observe pour ne point heurter l'opinion. La femme d'un grand,
craignant de ne pouvoir répandre assez de larmes à elle seule, ou peut-être
trouvant la tâche de se lamenter sans cesse trop au-dessus de ses forces, fait venir
les pleureuses, qui jouent leur rôle dans l'appartement de la maison où l'on a
déposé le cadavre. Là, elles font le panégyrique du mort, mais de la manière la
plus lamentable : l'une commence par une exclamation dolente sur les qualités
du défunt; à peine l'a-t-elle prononcée, que les autres en chœur poussent des cris
efFrayans, comme pour exprimer l'étendue de la perte qu'a faite la famille. Une
cafetière est sur un brasier au milieu de la salle, et à la fin de chaque jérémiade
les pleureuses prennent une tasse de café. Leurs cris n'ont rien de touchant pour
un étranger : ils révoltent plutôt qu'ils n'attendrissent. La plupart de ces misé-
rables ne répandent pas de larmes : leur rôle consiste à faire quelques gestes et à
hurler en suivant une espèce de rhythme lugubre. Le voile qui leur couvre le
visage, et sans lequel elles n'oseroient paroître en public, ne permet pas d'ailleurs
d'apercevoir le mensonge de leurs pleurs.
Malgré le mépris que les musulmans éclairés témoignoient pour ce cérémo-
nial, qui ressemble plutôt à une comédie qu'à l'expression vraie de la douleur,
il est probable qu'il sera long-temps encore en vigueur : il est difficile de déraciner
les préjugés vieillis dans une longue habitude; et la difficulté est plus grande
encore chez un peuple routinier, qui se fait un scrupule religieux de marcher pas
à pas sur les traces de ses ancêtres.
CHAPITRE V.
Institutions.
§. I.€r
Des Hommes de loi.
Après avoir décrit les mœurs domestiques et les habitudes sociales des Égyp'
tiens, et les avoir, pour ainsi dire, suivis depuis le berceau jitsqu'à la tombe, nous
allons nous occuper de leurs institutions civiles et religieuses. C'est peut-être ici &
partie la plus importante de notre ouvrage. Il n'avoit guère été possible au*
voyageurs, avant la conquête de l'Egypte par les Français, de recueillir à ce^
égard des notions positives : trop d'obstacles s'opposoient à des recherches aussi
délicates, et d'autant plus dangereuses, qu'elles eussent excité les soupçons dun