y40 DESCRIPTION DE LA VILLE DU KAIRE.
un fidèle croyant ; après quoi elle mena le santon chez elle et lui donna des habits :
mais celui-ci les distribua aux pauvres.
Un santon appelé Cheykh Ahmed Abou Hadyd, ainsi nommé, disoit-on, à cause
d une grande coupure au cou dont il avoit guéri miraculeusement, mourut pendant
l'expédition ; c'étoit un de ces prétendus saints qui courent les rues de la ville tout
nus ou couverts de misérables haillons. Une troupe d'autres saints comme lui sui-
voit ses funérailles ; ils marchoient en rond et faisoient une foule de contorsions,
portant successivement la tête à droite et à gauche, et poussant de gros gémisse-
mens ou plutôt des hurlemens singuliers. La fatigue est telle, qu'ils en écument; le
visage est enflammé , les yeux sortent de la tête : cette pratique est la même
qu'à la fête de Mahomet.
Je terminerai ce paragraphe par une autre anecdote dont j'ai été le témoin.
En revenant d'une cérémonie qui avoit attiré la foule, un ânier qui m'accom-
pagnoit trouva un jeune enfant sous les pieds d'un chameau; personne ne le ré-
clamoit: il s'empara de cette petite créature, comptant lui servir de père. Je ne
pus l'empêcher d'emporter l'enfant avec lui ; ce qu'il fit tout en conduisant ma
monture. Au milieu d'une rue, je rencontrai un groupe de femmes dont l'une
sembloit faire des signes et des cris de joie : je ne m'y arrêtai point. Bientôt je
m'aperçus que ces exclamations étoient des cris de douleur. Mais, comme je
continuois ma route , cette femme courut après moi, s'écriant : Rendez-moi
mon enfant! C'étoit la mère elle-même qui, par un heureux hasard, s'étoit trou-
vée dans la rue où je passois. Je ne puis exprimer avec quels transports elle
se jeta sur sa fille et l'arracha des bras de lanier. Après qu'elle l'eut couverte de
baisers, elle me baisa aussi les mains pendant long-temps; elle versoit des pleurs
abondans et se soulageoit de son émotion ; ensuite elle contoit son aventure à
tous les gens du quartier, et comment elle m'avoit l'obligation d'avoir retrouvé
sa fille, appelant sur moi mille bénédictions, quoique je n'y eusse aucun droit.
Cette jeune mère ( elle avoit dix-huit ans) étoit venue d'une très-grande distance;
elle couroit depuis quelques heures sans avoir rien découvert, tellement qu'elle
passa en un instant de l'excès du désespoir à celui de la joie. Sans doute dans
nos villes on verroit de semblables preuves de tendresse maternelle, et une femme
courir ainsi de rue en rue après son enfant durant des heures entières, sans s'en
rapporter aux crieurs publics ( i ) ; mais il n'en faut pas moins rendre justice aux
vertus domestiques qui distinguent l'intérieur des familles musulmanes. La vérité
est que les musulmans ne manquent d'aucune des vertus qui honorent l'humanité;
malheureusement elles sont trop souvent sacrifiées à la religion ou à la politique.
Ce qu'il y a de remarquable, c'est que les exclamations de douleur, chez les
femmes du Kaire, sont tout-à-fait semblables pour le ton à nos cris de joie. Un
exemple frappant s'en voit tous les jours aux enterremens : à entendre les hommes
et les femmes qui accompagnent les cérémonies funèbres, on jureroit qu'ils
chantent des chansons faites exprès pour égayer et divertir les passans.
( i ) II est d'usage, comme chez nous, qu'un crieur public proclame les enfans perdus.
DESCRIPTION
un fidèle croyant ; après quoi elle mena le santon chez elle et lui donna des habits :
mais celui-ci les distribua aux pauvres.
Un santon appelé Cheykh Ahmed Abou Hadyd, ainsi nommé, disoit-on, à cause
d une grande coupure au cou dont il avoit guéri miraculeusement, mourut pendant
l'expédition ; c'étoit un de ces prétendus saints qui courent les rues de la ville tout
nus ou couverts de misérables haillons. Une troupe d'autres saints comme lui sui-
voit ses funérailles ; ils marchoient en rond et faisoient une foule de contorsions,
portant successivement la tête à droite et à gauche, et poussant de gros gémisse-
mens ou plutôt des hurlemens singuliers. La fatigue est telle, qu'ils en écument; le
visage est enflammé , les yeux sortent de la tête : cette pratique est la même
qu'à la fête de Mahomet.
Je terminerai ce paragraphe par une autre anecdote dont j'ai été le témoin.
En revenant d'une cérémonie qui avoit attiré la foule, un ânier qui m'accom-
pagnoit trouva un jeune enfant sous les pieds d'un chameau; personne ne le ré-
clamoit: il s'empara de cette petite créature, comptant lui servir de père. Je ne
pus l'empêcher d'emporter l'enfant avec lui ; ce qu'il fit tout en conduisant ma
monture. Au milieu d'une rue, je rencontrai un groupe de femmes dont l'une
sembloit faire des signes et des cris de joie : je ne m'y arrêtai point. Bientôt je
m'aperçus que ces exclamations étoient des cris de douleur. Mais, comme je
continuois ma route , cette femme courut après moi, s'écriant : Rendez-moi
mon enfant! C'étoit la mère elle-même qui, par un heureux hasard, s'étoit trou-
vée dans la rue où je passois. Je ne puis exprimer avec quels transports elle
se jeta sur sa fille et l'arracha des bras de lanier. Après qu'elle l'eut couverte de
baisers, elle me baisa aussi les mains pendant long-temps; elle versoit des pleurs
abondans et se soulageoit de son émotion ; ensuite elle contoit son aventure à
tous les gens du quartier, et comment elle m'avoit l'obligation d'avoir retrouvé
sa fille, appelant sur moi mille bénédictions, quoique je n'y eusse aucun droit.
Cette jeune mère ( elle avoit dix-huit ans) étoit venue d'une très-grande distance;
elle couroit depuis quelques heures sans avoir rien découvert, tellement qu'elle
passa en un instant de l'excès du désespoir à celui de la joie. Sans doute dans
nos villes on verroit de semblables preuves de tendresse maternelle, et une femme
courir ainsi de rue en rue après son enfant durant des heures entières, sans s'en
rapporter aux crieurs publics ( i ) ; mais il n'en faut pas moins rendre justice aux
vertus domestiques qui distinguent l'intérieur des familles musulmanes. La vérité
est que les musulmans ne manquent d'aucune des vertus qui honorent l'humanité;
malheureusement elles sont trop souvent sacrifiées à la religion ou à la politique.
Ce qu'il y a de remarquable, c'est que les exclamations de douleur, chez les
femmes du Kaire, sont tout-à-fait semblables pour le ton à nos cris de joie. Un
exemple frappant s'en voit tous les jours aux enterremens : à entendre les hommes
et les femmes qui accompagnent les cérémonies funèbres, on jureroit qu'ils
chantent des chansons faites exprès pour égayer et divertir les passans.
( i ) II est d'usage, comme chez nous, qu'un crieur public proclame les enfans perdus.
DESCRIPTION