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L'ART.
cependant, chaque jour, il me semble que je la parcours pour la première fois, tant est vive
l'admiration que j'éprouve pour toutes ces belles choses. La vue de ces édifices, que les sots,
dans leur ignorance, considèrent comme l'œuvre des démons, me remplit sans cesse d'une joie
inexprimable. »
Dans son traité De varietate fortunée, le Pogge fait parcourir à ses lecteurs les ruines de la
Ville éternelle, et oppose l'état de dégradation dans lequel la cité se trouvait de son temps (vers
1431) à son antique splendeur. On n'a certainement jamais tracé un tableau plus vivant, plus
éloquent, plus poignant de ce que l'humaniste toscan appelle l'inconstance de la fortune. Je veux
du moins reproduire quelques extraits de ces pages admirables. « C'était, dit-il, peu de temps
avant la mort de Martin V. Le pape, malade, avait quitté Rome pour se rendre dans les
montagnes de Tusculum. Profitant de nos loisirs, nous nous mîmes, Antonio Loschi et moi, à
visiter les endroits -déserts de la Ville éternelle. Nous étions frappés de stupeur en réfléchissant
aux dimensions de ces édifices aujourd'hui écroulés, en contemplant ces ruines immenses, et en
pensant à la chute d'un si puissant empire. Y eût-il jamais plus éclatant et plus lamentable
exemple de l'inconstance de la fortune ! Un jour que nous avions gravi la colline du Capitole,
Antonio, fatigué, me proposa de descendre de cheval. Nous nous assîmes sur les ruines de la
roche Tarpéienne, près d'un bloc de marbre, ayant autrefois servi, je crois, de seuil à un
temple. Autour de nous des colonnes, la plupart brisées ; plus loin le regard s'étendait libre-
ment sur la plus grande partie de la cité. Après avoir pendant quelque temps contemplé ce
spectacle, Antonio me dit, en poussant un soupir, et comme en proie à une surprise profonde :
Quelle différence, ô Poggio, entre ce Capitole et celui qu'a chanté notre cher Virgile :
Aurea nunc, olim silvestribus horrida dumis.
On devrait retourner le vers et dire : « Aurea quondam, nunc squalida spinetis vepribus-
que referta » : colline autrefois dorée, aujourd'hui inculte et couverte de broussailles. N'est-ce pas
ainsi que Marius, après avoir été le maître de Rome, vint un jour, banni, jeté par la tempête
sur la côte d'Afrique, s'asseoir sur les ruines de Carthage, et comparant son propre sort à celui
de cette ville, se demanda lequel des deux offrait le plus éclatant exemple de l'inconstance
de la fortune ? Mais pour moi, je ne saurais comparer la ruine de Rome à aucune autre
catastrophe de ce genre... Tu as beau parcourir les chroniques, les témoignages des auteurs
de tous temps, tu ne trouveras pas un changement comparable à celui qu'a éprouvé Rome,
la plus belle et la plus brillante des villes. Non, ce mot de ville ne lui convient même pas ;
elle était, d'après Lucien, comme une partie du ciel. Et cette cité s'étend aujourd'hui devant
nous, dépouillée de toute parure, comme un cadavre gigantesque couvert de blessures, cette
cité, patrie de tant d'hommes et d'empereurs célèbres, nourrice de tant de généraux et de
princes, mère de tant de vertus, de sciences, d'arts. C'était elle qui engendrait autrefois la
discipline militaire, la sainteté des mœurs, le lien salutaire de la loi, les exemples de la vertu,
les coutumes les plus louables ; elle était la maîtresse de toutes choses. Aujourd'hui, par un
destin cruel, non seulement elle a perdu le pouvoir et la majesté, elle souffre encore l'esclavage,
elle est défigurée et avilie, et ses ruines seules témoignent de son antique grandeur... »
A cette éblouissante vision succède la description des monuments de la Ville éternelle, une
des études à la fois les plus pittoresques et les plus précises que nous possédions. L'auteur, assu-
rément, commet encore plus d'une erreur d'attribution ; c'est ainsi qu'il prend la Cloaca maxima
pour un ouvrage du temps d'Auguste. Mais il nous délivre du moins des légendes des Mirabilia,
et jette les bases d'une discussion vraiment scientifique. Son travail marque, dans l'histoire de la
topographie et de l'archéologie romaines, le point de départ d'une ère nouvelle.
Poggio s'était créé à Florence, où il passa ses dernières années, une existence de tout point
enviable. Riche, considéré, époux d'une belle et jeune Florentine, appartenant à la famille noble des
Buondelmonti, père de beaux enfants dont le bégayement le charmait plus que les discours les
plus éloquents, il avait fait de sa villa, située à quelque distance des fortifications, un véritable
L'ART.
cependant, chaque jour, il me semble que je la parcours pour la première fois, tant est vive
l'admiration que j'éprouve pour toutes ces belles choses. La vue de ces édifices, que les sots,
dans leur ignorance, considèrent comme l'œuvre des démons, me remplit sans cesse d'une joie
inexprimable. »
Dans son traité De varietate fortunée, le Pogge fait parcourir à ses lecteurs les ruines de la
Ville éternelle, et oppose l'état de dégradation dans lequel la cité se trouvait de son temps (vers
1431) à son antique splendeur. On n'a certainement jamais tracé un tableau plus vivant, plus
éloquent, plus poignant de ce que l'humaniste toscan appelle l'inconstance de la fortune. Je veux
du moins reproduire quelques extraits de ces pages admirables. « C'était, dit-il, peu de temps
avant la mort de Martin V. Le pape, malade, avait quitté Rome pour se rendre dans les
montagnes de Tusculum. Profitant de nos loisirs, nous nous mîmes, Antonio Loschi et moi, à
visiter les endroits -déserts de la Ville éternelle. Nous étions frappés de stupeur en réfléchissant
aux dimensions de ces édifices aujourd'hui écroulés, en contemplant ces ruines immenses, et en
pensant à la chute d'un si puissant empire. Y eût-il jamais plus éclatant et plus lamentable
exemple de l'inconstance de la fortune ! Un jour que nous avions gravi la colline du Capitole,
Antonio, fatigué, me proposa de descendre de cheval. Nous nous assîmes sur les ruines de la
roche Tarpéienne, près d'un bloc de marbre, ayant autrefois servi, je crois, de seuil à un
temple. Autour de nous des colonnes, la plupart brisées ; plus loin le regard s'étendait libre-
ment sur la plus grande partie de la cité. Après avoir pendant quelque temps contemplé ce
spectacle, Antonio me dit, en poussant un soupir, et comme en proie à une surprise profonde :
Quelle différence, ô Poggio, entre ce Capitole et celui qu'a chanté notre cher Virgile :
Aurea nunc, olim silvestribus horrida dumis.
On devrait retourner le vers et dire : « Aurea quondam, nunc squalida spinetis vepribus-
que referta » : colline autrefois dorée, aujourd'hui inculte et couverte de broussailles. N'est-ce pas
ainsi que Marius, après avoir été le maître de Rome, vint un jour, banni, jeté par la tempête
sur la côte d'Afrique, s'asseoir sur les ruines de Carthage, et comparant son propre sort à celui
de cette ville, se demanda lequel des deux offrait le plus éclatant exemple de l'inconstance
de la fortune ? Mais pour moi, je ne saurais comparer la ruine de Rome à aucune autre
catastrophe de ce genre... Tu as beau parcourir les chroniques, les témoignages des auteurs
de tous temps, tu ne trouveras pas un changement comparable à celui qu'a éprouvé Rome,
la plus belle et la plus brillante des villes. Non, ce mot de ville ne lui convient même pas ;
elle était, d'après Lucien, comme une partie du ciel. Et cette cité s'étend aujourd'hui devant
nous, dépouillée de toute parure, comme un cadavre gigantesque couvert de blessures, cette
cité, patrie de tant d'hommes et d'empereurs célèbres, nourrice de tant de généraux et de
princes, mère de tant de vertus, de sciences, d'arts. C'était elle qui engendrait autrefois la
discipline militaire, la sainteté des mœurs, le lien salutaire de la loi, les exemples de la vertu,
les coutumes les plus louables ; elle était la maîtresse de toutes choses. Aujourd'hui, par un
destin cruel, non seulement elle a perdu le pouvoir et la majesté, elle souffre encore l'esclavage,
elle est défigurée et avilie, et ses ruines seules témoignent de son antique grandeur... »
A cette éblouissante vision succède la description des monuments de la Ville éternelle, une
des études à la fois les plus pittoresques et les plus précises que nous possédions. L'auteur, assu-
rément, commet encore plus d'une erreur d'attribution ; c'est ainsi qu'il prend la Cloaca maxima
pour un ouvrage du temps d'Auguste. Mais il nous délivre du moins des légendes des Mirabilia,
et jette les bases d'une discussion vraiment scientifique. Son travail marque, dans l'histoire de la
topographie et de l'archéologie romaines, le point de départ d'une ère nouvelle.
Poggio s'était créé à Florence, où il passa ses dernières années, une existence de tout point
enviable. Riche, considéré, époux d'une belle et jeune Florentine, appartenant à la famille noble des
Buondelmonti, père de beaux enfants dont le bégayement le charmait plus que les discours les
plus éloquents, il avait fait de sa villa, située à quelque distance des fortifications, un véritable