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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 9.1883 (Teil 2)

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Audebrand, Philibert: Scènes de la vie d'artiste: un musée dans une écurie
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https://doi.org/10.11588/diglit.19295#0031

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L'ART.

de l'Arsenal, où il demeurait, jusqu'au palais de l'Institut, où il avait à fournir un mot à l'inter-
minable Dictionnaire de l'Académie française. Au bout de deux cents pas, il avait déjà couvert
trois feuillets de son garde-notes. « Une journée n'y suffirait pas, dit-il en remettant le crayon
dans son fourreau de maroquin. Je reprendrai une autre fois ce travail d'investigation. » Un autre
mot à citer est celui de Michelet. « Vu tout ce qui s'y est fait de grand depuis que Julien
écrivait son Misopogon aux Thermes, Paris est la ville sacrée. » Ici, en effet, on coudoie à tout
instant l'histoire.

Pour aujourd'hui, lecteur, suivez-nous, s'il vous plaît, dans la vieille ville, à l'une des
extrémités de la rue Montmartre, vers l'espace compris entre le boulevard de ce nom et la rue
Joquelet. A la droite de la Bourse se voit la rue du Croissant. Au premier aspect, c'est une rue
serpentine, mal pavée, noire, sale même, en raison des égouts de l'ancien Marché qui avait
remplacé le cimetière Saint-Joseph. Soit dit en passant, c'est dans ces parages que Molière a été
provisoirement inhumé, mais ce n'est pas du Contemplateur ni de sa mort que je veux vous
parler. Cette même rue, si incorrecte, qui le croirait? est peut-être celle où, depuis i83o, a le
plus battu l'âme de la grande ville. En effet, c'est plus particulièrement dans cet horrible pâté
de maisons que s'est réfugiée la liberté de la presse. Aujourd'hui encore, à l'heure où je parle,
c'est l'endroit où il se fait le plus de journaux. Feuilles de papier de mille couleurs, toutes les
opinions s'y heurtent sans se prendre aux cheveux. De loin, on pourrait croire que c'est un
effroyable Capharnaùm où le Coq gaulois, la Fleur-cle-Lis, l'Aigle et le Bonnet phrygien ne
sont occupés qu'à se mettre le poing sous la gorge. Pas du tout. Ces ennemis irréconciliables,
songeant chacun à leur petit commerce, se regardent là comme sur un terrain neutre. Non
seulement ils apaisent le feu de leurs polémiques, mais encore on les voit se sourire ou se donner
la main.

Notez qu'il y a cinquante ans qu'ils vivent ainsi côte à côte.

Presque à la naissance de cette rue bizarre, au n° 16, se dresse une maison de style antique,
avec portail à écusson, probablement sculpté par Coyzevox. En passant, on entrevoit une cour
oblongue, entrecoupée de constructions modernes et servant de trait d'union à deux corps de
bâtiment, le tout rongé par le temps, délabré et n'ayant plus que l'air lointain d'une origine
aristocratique. C'est l'hôtel Colbert. Dulaure vous dira pendant combien d'années ces pierres ont
été la demeure du grand ministre de Louis XIV. Ainsi voilà deux cents ans, c'était quelque
chose comme le palais d'un des dignitaires de la cour la plus brillante de ces temps-là... De nos
jours, voyez-y une ruche d'abeilles industrieuses, l'atelier où travaillent, jour et nuit, trois cents
prolétaires de la typographie, sans compter les journalistes, ces ouvriers de l'écritoire. Tel est le
jeu des révolutions.

En 1836, l'hôtel de la rue du Croissant avait peut-être une physionomie moins animée que
celle qu'on lui voit en ce moment, mais le personnel qui s'y montrait aurait eu sans contredit
plus de relief. C'est ici surtout que doit revenir notre mot du début sur Paris encombré d'éléments
historiques. Cinq ou six des principaux organes de l'opinion publique se faisaient dans l'hôtel.
Armand Carrel, ce superbe chevalier de la démocratie, y venait encore, la veille de son duel,
improviser l'article d'en-tête du National. Par moments, un personnage d'une figure monacale,
déjà enclin à l'obésité, ayant éternellement un parapluie sous le bras, s'avançait sur ses pas;
c'était Sainte-Beuve, l'un de ses intimes, l'auteur de Volupté. Louis Desnoyers, animé de tant
de verve, Charles Philipon, poussé par un esprit satirique de tant d'audace, avaient placé là les
bureaux du Charivari. Tout près d'eux débutait Louis Blanc, à qui un sénateur belge, cinq ou
six fois millionnaire, avait confié la rédaction en chef du Bon Sens. H. de Balzac apparaissait
aussi, à travers les escaliers, pour corriger, Dieu sait avec quels ajoutés diaboliques, les romans
qu'il donnait en feuilleton. On rencontrait là aussi Gavarni, alors en possession de tout son talent,
H. Daumier, le Michel-Ange de la caricature, Henri Monnier, tantôt comédien, tantôt dessinateur,
et un grand garçon encore imberbe, juché sur des jambes longues comme des échasses, le jeune
vicomte de Noë, le même qui devait bientôt acquérir une célébrité européenne sous le nom de
Cham.
 
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