L'avocat le rassura:
— Personne ne connait notre existence, sauf les interesses. Les hermaphrodites,
d'ailleurs — - quelle deception — ne sont presque jamais des debauches. Ce sont des
neutres, des infeconds, des tristes. (Je vous presente Miss Willis, une institutrice.
Elle joue de l'orgue. Parfois certains de nos camarades viennent d'ä-cöte, de la
Chapelle Sixtine, et elle les accompagne. »Donna e mobile«, ä l'harmonium, cela nous
fait une petite distraction.) Tous mes clients sont de pauvres abandonnes qui puent la
malediction. Pensez donc qu'il n'y a pas bien longtemps, les hermaphrodites etaient
mis ä mort. Les anciens les consideraient comme de mauvais presages; le Moyen-
Age, comme des monstres envoyes par Dieu; la societe moderne ne leur est guere
plus indulgente.
Au-dessus d'une fiasque de Marsala, Lebecq vit des photographies d'hermaphro-
dites celebres, Angelique Courtois, Giuseppe Marzo, l'enfant de Woods, Adelaide
Preville, mariee comme femme et, qu'apres sa mort, on decouvrit etre un homme,
et cette Alexina B. dont la confession est un des plus curieux documents de l'histoire
des singularites humaines; il s'arreta devant un portrait de Bullings, ce pretre
qui accoucha deux fois, de Marie Madeleine Lefort, ä l'äge de seize ans, avec sa poi-
trine ferme et ronde de femme, son turban gracieux de l'epoque d'lngres autour des
cheveux courts, sa moustache, ses qualites d'homme; la meme, ä soixante-cinq ans
— peu avant son autopsie — avec sa barbe blanche tombant entre des seins aplatis.
Lebecq signa sa requete dans un cabinet sans fenetres, entoure de pieces anato-
miques, et, sous des globes de verre, d'animaux hermaphrodites naturalises, un rat,
un daim, un homard. Il y avait une machine ä polycopier: c'etait la salle de re-
daction du Bulletin des Hermaphrodites.
— Consolez-vous, Monsieur, et sachez qu'il n'y a pas deux sexes, fit Sant'Arona en
reconduisant Lebecq. La nature, voyez-vous, ne travaille que sur un modele, par eco-
nomie. Oui, un seul, avec les memes organes. A un certain stade de notre developpe-
ment, dans le sein de notre mere, nous nous differencions. Chez les uns, ces organes
cessentde croitre: tout se replie, s'entr'ouvre, s'entoure de protections et ce sont les
femmes; chez les autres, la croissance continue; tout s'allonge, s'exteriorise: ce sont
les hornmes.
Sant' Arona s'arreta ä la derniere marche de l'escalier. Lebecq lui trouva la bouche
misericordieuse d'un confesseur, la main reflechie d'un chirurgien, pret ä soigner toute
plaie, et l'oeil d'un dröle. L'autre s'attachait ä lui:
— Sans doute, Monsieur, ceux d'entre nous qui reunisseht les deux sexes, loin
d'etre des parias, devraient se voir admires, comme plus pres de la perfection.
Astartee, les grandes divinites asiatiques ne sont-elles pas bisexuees, je vous le
demande? Votre Bible, ouvrez votre Bible et vous y lirez, des la Genese, ces mots
non equivoques: $Dieu crea l'homme-femme«, »masculum et foeminam creavit eos;
etat paradisiaque, Monsieur, etat preadamique, etat normal de l'homme avant le
peche originel. La specialisation, c'est ce qui nous tue. A rivederla.«
Un tramway s'avanqait en gresillant. Le Frangais sauta dans cette friture.
IX.
Sur les conseils de Sant' Arona, Lebecq obtint d'abord pour sa femme une
reforme d'etat-civil, puis un jugement du tribunal qui les rendaient libres, Zuliana
changea son nom en celui de Zuliano. Zuliano revetit des habits d'homme et se retira
chez ses parents, ä Spalato. Peu de temps apres, il prit femme.
FIN
221
— Personne ne connait notre existence, sauf les interesses. Les hermaphrodites,
d'ailleurs — - quelle deception — ne sont presque jamais des debauches. Ce sont des
neutres, des infeconds, des tristes. (Je vous presente Miss Willis, une institutrice.
Elle joue de l'orgue. Parfois certains de nos camarades viennent d'ä-cöte, de la
Chapelle Sixtine, et elle les accompagne. »Donna e mobile«, ä l'harmonium, cela nous
fait une petite distraction.) Tous mes clients sont de pauvres abandonnes qui puent la
malediction. Pensez donc qu'il n'y a pas bien longtemps, les hermaphrodites etaient
mis ä mort. Les anciens les consideraient comme de mauvais presages; le Moyen-
Age, comme des monstres envoyes par Dieu; la societe moderne ne leur est guere
plus indulgente.
Au-dessus d'une fiasque de Marsala, Lebecq vit des photographies d'hermaphro-
dites celebres, Angelique Courtois, Giuseppe Marzo, l'enfant de Woods, Adelaide
Preville, mariee comme femme et, qu'apres sa mort, on decouvrit etre un homme,
et cette Alexina B. dont la confession est un des plus curieux documents de l'histoire
des singularites humaines; il s'arreta devant un portrait de Bullings, ce pretre
qui accoucha deux fois, de Marie Madeleine Lefort, ä l'äge de seize ans, avec sa poi-
trine ferme et ronde de femme, son turban gracieux de l'epoque d'lngres autour des
cheveux courts, sa moustache, ses qualites d'homme; la meme, ä soixante-cinq ans
— peu avant son autopsie — avec sa barbe blanche tombant entre des seins aplatis.
Lebecq signa sa requete dans un cabinet sans fenetres, entoure de pieces anato-
miques, et, sous des globes de verre, d'animaux hermaphrodites naturalises, un rat,
un daim, un homard. Il y avait une machine ä polycopier: c'etait la salle de re-
daction du Bulletin des Hermaphrodites.
— Consolez-vous, Monsieur, et sachez qu'il n'y a pas deux sexes, fit Sant'Arona en
reconduisant Lebecq. La nature, voyez-vous, ne travaille que sur un modele, par eco-
nomie. Oui, un seul, avec les memes organes. A un certain stade de notre developpe-
ment, dans le sein de notre mere, nous nous differencions. Chez les uns, ces organes
cessentde croitre: tout se replie, s'entr'ouvre, s'entoure de protections et ce sont les
femmes; chez les autres, la croissance continue; tout s'allonge, s'exteriorise: ce sont
les hornmes.
Sant' Arona s'arreta ä la derniere marche de l'escalier. Lebecq lui trouva la bouche
misericordieuse d'un confesseur, la main reflechie d'un chirurgien, pret ä soigner toute
plaie, et l'oeil d'un dröle. L'autre s'attachait ä lui:
— Sans doute, Monsieur, ceux d'entre nous qui reunisseht les deux sexes, loin
d'etre des parias, devraient se voir admires, comme plus pres de la perfection.
Astartee, les grandes divinites asiatiques ne sont-elles pas bisexuees, je vous le
demande? Votre Bible, ouvrez votre Bible et vous y lirez, des la Genese, ces mots
non equivoques: $Dieu crea l'homme-femme«, »masculum et foeminam creavit eos;
etat paradisiaque, Monsieur, etat preadamique, etat normal de l'homme avant le
peche originel. La specialisation, c'est ce qui nous tue. A rivederla.«
Un tramway s'avanqait en gresillant. Le Frangais sauta dans cette friture.
IX.
Sur les conseils de Sant' Arona, Lebecq obtint d'abord pour sa femme une
reforme d'etat-civil, puis un jugement du tribunal qui les rendaient libres, Zuliana
changea son nom en celui de Zuliano. Zuliano revetit des habits d'homme et se retira
chez ses parents, ä Spalato. Peu de temps apres, il prit femme.
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