GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
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tuelles du maître, une chose rare, l’individualité du regard. C’est une
vertu qu’on ne peut admirer que chez les observateurs de premier ordre.
Le grand peintredont nous venons d’écrire le nom, iïolbein, l’a possédée
au degré suprême; mais elle a manqué à plus d’un portraitiste glorieux.
Parmi les tableaux de figures que nous montre M. Henner, il en est
un, les Naïades} qui n’avait pas été exposé encore. C’est une réunion de
baigneuses dans un paysage un peu chimérique et où l’indécision du
détail laisse à l’esprit le droit de flotter dans le rêve. Sur ces fonds estom-
pés, les formes, alors même qu’elles ne sont pas strictement circon-
scrites, prennent des reliefs tournants et des rondeurs exquises : on
voit se mouvoir dans la pénombre les corps savoureux des nymphes à
qui la nudité fait la plus charmante des parures. Les baigneuses de
M. Henner sont doucement ambrées, dans une tonalité fine et chaude.
Ces colorations délicates n’ont guère été bien connues que par les peintres
heureux qui, au début du xvr siècle, ont mis sur la grâce lombarde le
rayon doré des Vénitiens. A ce point de vue, les Naïades ne sont pas
tout à fait les sœurs de la petite rêveuse nue qui illumine de sa clarté
triomphante le Soi/', du Salon de 1876. Ici, c’est la note blanche s’en-
levant, immaculée comme les pétales du lis, sur les énergies d’un cré-
puscule qui tout à l’heure sera la nuit. L’effet est strident, hardi,
magistral. Ce tableau, que quelques-uns ont jugé étrange, nous a tou-
jours été cher. Il résume toutes les aspirations de l’artiste. Et lorsque
nous revoyons, séparées ou réunies, les baigneuses, les nymphes, les
naïades du peintre alsacien, nous n’avons pas à entrer en dispute avec
nous-même, nous cédons au charme vainqueur ; nous respirons comme
un parfum venu de l’Italie devant l’œuvre d’un maître qui a sans doute
ses insuffisances, mais qui, dans l’école moderne, est le seul qui évoque
le souvenir de Corrège et de sa magie.
En dehors des classifications adoptées, cherchons, sans souci des
sujets ou des genres, les artistes qui ont une force individuelle, un
accent particulier. A la suite de la bataille romantique, si oubliée
aujourd’hui, un grand principe a été reconnu, la liberté du peintre.
Mais il faut savoir se servir de l’indépendance proclamée, et nous
voyons qu’ils sont assez rares ceux qui utilisent le bénéfice de la con-
quête. On les a affranchis, ces braves ouvriers de la palette et du pin-
ceau et, séduits par les routines anciennes, ils reviennent aux méthodes
que nous avions crues abrogées. Quelques-uns restent obstinément soumis
aux règles de cette convention théâtrale qui, d’après ce qu’on leur
répète encore, représente le style, c’est-à-dire la forme épurée, le
choix des lignes, l’embellissement légitime. Certes, rien ne serait plus
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tuelles du maître, une chose rare, l’individualité du regard. C’est une
vertu qu’on ne peut admirer que chez les observateurs de premier ordre.
Le grand peintredont nous venons d’écrire le nom, iïolbein, l’a possédée
au degré suprême; mais elle a manqué à plus d’un portraitiste glorieux.
Parmi les tableaux de figures que nous montre M. Henner, il en est
un, les Naïades} qui n’avait pas été exposé encore. C’est une réunion de
baigneuses dans un paysage un peu chimérique et où l’indécision du
détail laisse à l’esprit le droit de flotter dans le rêve. Sur ces fonds estom-
pés, les formes, alors même qu’elles ne sont pas strictement circon-
scrites, prennent des reliefs tournants et des rondeurs exquises : on
voit se mouvoir dans la pénombre les corps savoureux des nymphes à
qui la nudité fait la plus charmante des parures. Les baigneuses de
M. Henner sont doucement ambrées, dans une tonalité fine et chaude.
Ces colorations délicates n’ont guère été bien connues que par les peintres
heureux qui, au début du xvr siècle, ont mis sur la grâce lombarde le
rayon doré des Vénitiens. A ce point de vue, les Naïades ne sont pas
tout à fait les sœurs de la petite rêveuse nue qui illumine de sa clarté
triomphante le Soi/', du Salon de 1876. Ici, c’est la note blanche s’en-
levant, immaculée comme les pétales du lis, sur les énergies d’un cré-
puscule qui tout à l’heure sera la nuit. L’effet est strident, hardi,
magistral. Ce tableau, que quelques-uns ont jugé étrange, nous a tou-
jours été cher. Il résume toutes les aspirations de l’artiste. Et lorsque
nous revoyons, séparées ou réunies, les baigneuses, les nymphes, les
naïades du peintre alsacien, nous n’avons pas à entrer en dispute avec
nous-même, nous cédons au charme vainqueur ; nous respirons comme
un parfum venu de l’Italie devant l’œuvre d’un maître qui a sans doute
ses insuffisances, mais qui, dans l’école moderne, est le seul qui évoque
le souvenir de Corrège et de sa magie.
En dehors des classifications adoptées, cherchons, sans souci des
sujets ou des genres, les artistes qui ont une force individuelle, un
accent particulier. A la suite de la bataille romantique, si oubliée
aujourd’hui, un grand principe a été reconnu, la liberté du peintre.
Mais il faut savoir se servir de l’indépendance proclamée, et nous
voyons qu’ils sont assez rares ceux qui utilisent le bénéfice de la con-
quête. On les a affranchis, ces braves ouvriers de la palette et du pin-
ceau et, séduits par les routines anciennes, ils reviennent aux méthodes
que nous avions crues abrogées. Quelques-uns restent obstinément soumis
aux règles de cette convention théâtrale qui, d’après ce qu’on leur
répète encore, représente le style, c’est-à-dire la forme épurée, le
choix des lignes, l’embellissement légitime. Certes, rien ne serait plus