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si noble, si utile et si urgent que nous serons
heureux et fier d’y apporter notre concours.
Emile Galichon.
L’OPTIQUE ET LES ARTS,
M. Laugel vient de publier à la librairie
Germer Baillière un curieux volume sur le
phénomène de la vision. Après avoir étudié
d’abord l’œil comme simple instrument
d’optique, comme appareil de la sensibilité
et récepteur d’impressions ; après avoir re-
cherché quelles données ces impressions
fournissent pour la connaissance du monde
interne, M. Laugel recherche, dans la
deuxième partie de cet ouvrage, quel profit
peuvent tirer les arts de nos connaissances
générales sur la sensation, et particulière-
ment sur les lois de la vision. Les phéno-
mènes optiques n’intéressent pas seulement
le physicien et le philosophe, ils ont. une
importance suprême pour ceux qui, par
l’architecture, la sculpture et la peinture,
cherchent à parler à notre esprit: les formes,
les grandeurs, les couleurs, sont les/carac-
tères d’une langue dont il faut qu’ils ap-
prennent li connaître la grammaire. Pour
donner à nos lecteurs la possibilité de juger
cet ouvrage psychologique et .esthétique ,
nous en détachons la préface.
« Ce livre forme une suite naturelle à ce-
lui que j’ai publié sur La voix, Voreille et la
musique. Dans ce dernier, je m’efforçais, en
mettant à profit des découvertes récentes,
d’analyser la sensation auditive et de mon-
trer de quelle façon les lois physiologiques
de l’ouïe se lient aux lois de l’harmonie mu-
«
sicale. Dans celui que j’offre aujourd’hui au
public, j’entreprends quelque chose de tout
semblable;'j’analyse d’abord les sensations
visuelles, et je cherche ensuite à tracer les
linéaments d’une sorte d’esthétique, fondée
sur les lois mêmes de l’optique. Cette ten-
tative est, je crois, assez nouvelle, et je ne
me flatte point d’y avoir réussi. Ceux qui me
lirontse convaincront cependant, je l’espère,'
que si les arts, dont les modes d’expression
sont des images, des couleurs, des lignes,
des formes, ne sont point assujettis des
lois aussi impérieuses que l’art musical, qui
parle à la pensée à l’aide' des sons, ils n’é-
chappent pas toutefois à certaines servitudes,
à certaines convenances, que l’instinct a de-
puis longtemps pressenties, et que la science
peut aujourd’hui chercher à préciser.
Le beau ne peut naître du tumulte, du re-
tentissement simultané d’une foule de sons,
où l’oreille ne décèle aucun mode, aucun
accord ; les arts plastiques ne peuvent pas
davantage le trouver dans le caprice déréglé
des couleurs et dps lignes. Les idées qu’ils
tentent d’exprimeadoivent, pour être claires,
se traduire dans une langue intelligible; les
monuments, les formes, les figures, les lu-
mières, les ombres, les grandeurs, en sont
comme les caractères. Si l’œil est blessé, si
on lui impose des spectacles qui violent les
lois de sa sensibilité, si l’intelligence ne dé-
couvre aucune mesure pour les grandeurs,
si les contrastes ne sont pas habilement mé-
nagés, si le petit et l’immense, l’ombre et
la couleur, la simplicité et la richesse se
heurtent, se mêlent capricieusement et sans
l’ègle, l’esprit ne trouve plus son plaisir dans
la sensation ; il n’aperçoit plus les idées, le
dessein, sous l’enveloppe matérielle; le
bronze n’est plus qu’un métal, le marbre
qu’une pierre, la couleur qu’une tache plus
ou moins brillante. 11 faut que les œuvres
d’art aient une façon de vie, et qui dit vie
dit harmonie, ordre, corrélation de toutes
les parties dans un même tout.
11 ne suffit pas que l’art copie directement
la nature, qu’il s’asservisse au vrai, car si
l’on peut dire que le vrai seul est beau, c’est
quand on ne le sépare pas de tout ce qui
l’entoure, le soutient, le fait comprendre.
Quand on voit les choses non-seulement
CHRONIQUE DES ARTS,
dans l’espace, mais encore dans le temps;
quand on les envisage comme les traits épars
4’un tableau sans limites, sans commence-
ment ni fin, elles revêtent toutes une sorte
de beauté abstraite et idéale. Isolées, dis-
jointes, privées de vie, de mobilité, elles
peuvent cesser d’émouvoir et de plaire. Telle
plante, laide si vous la regardez seule, con-
court à produire le beau, quand on l’aper-
çoit à sa place naturelle, mêlée à la flore
dont elle fait partie sur les montagnes ou les
plaines où elle naît, grandit et meurt. Tel
animal, restauré par la paléontologie, vous
semblera, monstrueux ; mais si vous le con-
templez dans la prodigieuse série où il prend
sa place, semblable à une ébauche précé-
dée d’ébauches plus grossières et suivie
d’ébauches plus parfaites, au sentiment de
l’horreur succédera je ne sais quelle divina-
tion d’un grand mystère, et quelle vision
d’une puissance infinie. Copier servilement
ceci, cela, n'importe quoi, et croire que de
cette fidélité chinoise puisse sortir la beauté,
c’est une pensée qui peut venir seulement à
ceux qui n’ont jamais été tourmentés du dé-
sir de connaître la fin des choses, l’inconnu
caché derrière les phénomènes. Des objets
vulgaires peuvent être beaux, mais ce n’est
pas parce qu’ils sont vulgaires; la laideur
peut émouvoir, mais ce n’est pas parce qu’elle
est la laideur. Dans tout tableau, il faut une
pensée ; un niiage, un arbre, un buisson,
doivent me rendre l’infini de la nature; une
joue creuse, des rides, un regard doulou-
reux, une main amaigrie, ne me touchent
que parce qu’ils me parlent de la faiblesse
humaine, de la brièveté de la vie, L’art ne
peut montrer que des objets bien peu éten-
dus en comparaison de ce grand et perpé-
tuel spectacle que m’offre le monde ! mais
dans un petit espace il peut enserrer les plus
grandes idées ; les rayons qui do l’œuvre
d’art arrivent à nos yeux sont comme des
flèches qui doivent aller jusqu’au fond de
l'être intérieur; si je ne trouve une pensée
dans le tableau, la statue, le monument,
que m’importe ces simulacres sans vie ! Ja-r
mais l’art, s’il se fait simplement le copiste
delà nature, s’il n’est plus qu’un miroir qui
réflète indifféremment toutes choses, ne
pourra lutter contre les réalités; les empâ-
tements les plus anguleux n’imiterontjamais
exactement les cassures du rocher. Les gla-
cis les plus légers ne donneront pas à la
chair le doux grain de la vie. Il suffit que
vous me fassiez penser à la vie, que j’aper-
çoive le drame de la passion humaine der-
rière vos figures, que je sente l’infinie va-
riété de la nature derrière vos paysages.
L’art est idéal par essence, il est idéal par
nécessité. Il l’est par essence, parce que son
objet est d’exprimer des pensées, des pas-
sions, des sentiments, de racheter la peti-
tesse forcée de ses ouvrages par la grandeur
de son objet. On verra, en parcourant ces
pages, qu’il l’est aussi par nécessité, parce
que les moyens dont il dispose fîont des plus
restreints et des plus imparfaits. Qu’est-ce
que le soleil des peintres comparé au vrai
soleil? le regard de la pierre comparé au
regard de l’être animé? la couleur de Titien,
de Véronèse, à côté des éblouissantes lueurs
et des irisations de la nature ? Certes nous
no sommes pas indifférents au coloris admi-
rable des maîtres vénitiens; nous goûtons le
charme du clair-obscur dont Corrége enve-
loppe ses personnages, nous sommes éblouis
des lueurs étranges et mystiques dont Rem-
brandt illumine ses toiles; mais ces plaisirs
naissent du contraste bien plus que de l’in-
tensité des couleurs. Nous oublions en face
de ces œuvres celles dont la nature nous
enveloppe; nous sommes comme des pri-
sonniers qui s’accoutument à voir dans le
demi-jour. Notre indifférence native à l’in-
tensité de la couleur ou plutôt la faculté pré-
cieuse que nous possédons d’accommoder
notre sensibilité à la nature des objets qui la
sollicitent, est bien démontrée par le plaisir
que nous pouvons ressentir en face des
fresques, dont la couleur est toujours pâle
et sans éclat. Dans la chapelle de Sienne,
décorée par Pintqricchio, dans le Cambio de
Pérouse, couvert de la main de Pérugin,
sous les sombres voûtes d’Assise où Giotto a
laissé un monument si précieux de sa foi
naïve et de son chaste génie, dans les Stanze
du Vatican et dans la chapelle Sixtine, qui
sont les lieux saints de la peinture, n’éprou-
vons-nous pas les joies les plus vives et les
admirations les plus intenses ?
Il serait bien étrange que les jouissances
de l’art ne fussent que des excitations
physiques ordinaires : qu’est-ce en effet que
la sensation elle-même, sinon un trait d’u-
nion entre le monde extérieur et la pensée?
En étudiant les phénomènes de la sensation
visuelle, on verra que rien n’est plus in-
stable , plus capricieux, plus incomplet ;
mille circonstances contribuent à modifier
sans cesse les images, ces signes qui nous
révèlent la présence des corps : les unes dé-
pendantes de ces corps mêmes et de la
lumière qu’ils nous envoient, les autres
provenant des imperfections et des singula-
rités de notre organe visuel; comment se
fait-il toutefois qu’à travers des symboles
aussi muables, aussi changeants, nous arri-
vions à reconnaître les réalités avec une cer-
titude et une rapidité que rien ne trouble ?
C’est parce que les sensations sont sans cesse
analysées, comparées, mesurées par la pen-
sée; parce que nous portons dans notre
esprit des normes créées par l’expérience et
la réflexion ; nous ne voyons pas seulement
avec les yeux, nous voyons aussi avec l’es-
prit. Nous n’entendons pas seulement avec
l’oreille, nous entendons aussi avec la pensée.
Ces études sur les sensations auditives et
visuelles font, à ce titre, partie d’une étude
générale sur la sensation. 11 resterait à la
compléter par l'étude des autres sens, du
toucher, de l’odorat et du goût. Je ne sais
si je l’entreprendrai jamais. La physiologie
dans ces trois domaines est loin d’avoir fait
les mêmes conquêtes que dans les deux
premiers; et puis, ceux-ci sont, si l’on me
permet le mot, les seuls sens artistiques.
Les autres ne servent qu’à nos besoins, à
nos plaisirs les plus grossiers et les plus spé-
cifiques. L’œil est celui, de tous, qui nous
apprend le plus de choses ; c’est le sens ré-
vélateur par excellence. Il a besoin au début
d'être constamment guidé, rectifié par le
toucher; mais tandis que la main ne nous
livre que ce qui est à notre portée, l’œil
nous fait maîtres de tout et nous donne une
sorte d’empire sur l’univers. Il est l’instru-
ment par excellence de la connaissance ; il
nous détache de cette terre où tous les
autres organes nous retiennent, nous mène
à travers l’espace jusqu’aux mondes les plus
lointains et nous donne le sentiment de l’in-
fini. Ce qui en nous pense, raisonne, com-
pare, mesure, n’a point de contact immédiat
avec le monde; entre l’univers et moi se
placent les organes des sens, oi’ganes singu-
liers dont chacun nous révèle une propriété,
une qualité distincte du corps. Nous ne
pouvons comprendre, nous ne pouvons
même deviner aucune des modalités de la
nature qui ne soit appréciable aux sens;
notre conception de la matière est une con-
ception tout analytique. Tout l’édifice de
notre science est construit par cinq ouvriers
qui font des besognes tout à fait distinctes.
L’œil ne nous apprend rien sur la tempéra-
ture, la tension, la pression des corps; les
nerfs du toucher ne peuvent nous faire en-
tendre des sons ou faire passer dos images
dans la nuit de la pensée; les organes des
sens n’échangent jamais leurs rôles ; nous
vivons en quelque sorte de cinq vies diffé-
rentes; mais elles se fondent et s’absoi’bent
toutes dans une vie plus haute, qui est
celle de la pensée. Les sens sont comme des
verres de couleurs différentes à travers les-
quels l’esprit regarde le monde. »
Auguste Laugel.
L’ALBUM DU SALON DE 1869,
PAR M. BQETZEL,
Le Salon de 1869 aura son album, C’est à
M. Boetzel que nous devrons ce recueil pré-
cieux, que tous les amateurs tiendront à
honneur de placer sur leur table do salon ou
sur un des rayons de leur bibliothèque. Pour
bien saisir l’importance d’un tel volume il
faut se reporter à quelques années en ar-
rière et se demander combien serait pré-
cieuse de nos jours la collection complète
des Salons qui se sont succédé en France
depuis un demi-siècle. Quel intérêt, quel
charme de pouvoir recomposer la physiono-
mie de ces expositions célèbres par les luttes
héroïques des classiques et des romantiques,
de revoir tant de chefs-d’œuvre rassemblés
en 1855, en 1867, et maintenant dispersés,
sans que le moindre croquis nous aide à en
conserver le souvenir ! La pensée qui a donné
naissance à l’Album du Salon de 1869 est
une pensée excellente, et nous applaudissons
fort M. Boetzel d’avoir eu le courage et la
volonté de la* mettre à exécution.
Les reproductions que nous avons déjà
vues des tableaux de MM. Chenavard, Breton,
Lévy, Brion, Daubigny, Brandon, Feyen-
Perrin, Lansyer, Servin, Schenck, Frère,
Heilbuth, sont parfaites. Dessinées par les
artistes eux-mêmes, ces œuvres ont été ren-
dues avec une fidélité telle, par les meilleurs
graveurs de notre époque, que nous ne crai-
gnons pas d’aflirmer que cet album sera
bien supérieur à tous ceux qui font précédé.
F. de Tal.
EXPOSITIONS' PROCHAINES.
Barbizon, — L’exposition de peinture est
ouverte.
Bayonne. — Exposition de la Société ar-
tistique, du 15 août au 30 septembre.
Beauvais. — Exposition du 1er juin au
15 juillet. — (Voir Chronique des Arts du
25 avril.)
Bruxelles. — Exposition générale des
beaux-arts, du 25 juillet au 26 septembre.
Nul objet ne sera reçu après le 30 juin.
(Exception en faveur des ouvrages admis
au Salon de Paris, qui seront admis jus-
qu’au 10 juillet, sur demande adressée à h
commission directrice avant le 30 juin.)
— Voir d’ailleurs la Chronique des Arts, du
25 avril.
Fontainebleau. — Exposition du 20 juin
au 1er novembre.
Londres. — L’exposition internationale et
l’exposition d’été au Palais de cristal, à
Sydenham, sont ouvertes.
Munich. — Exposition internationale du
1er août au 1er octobre. Les œuvres d’art
doivent être déposées au plus tard le l®1' juil-
let, chez MM. Michel et Depierre, rue d’An-
tjn, 7. S’adresser d’ailleurs pour tous rensei-
gnements à M. Rudhart, rue deBerri, 5. à la
légation de Bavière, ou à M. le baron de
Binzer, rue de Vaugirard, 153. (Voir la Chro-
nique des Arts des 14 mars et 2 mai.)
— Paris. L’exposition de la Société fran-
çaise de photographie est ouverte et fer-
mera le 31 juillet.
-Exposition des beaux-arts appliqués
à l’industrie, du 1er août au 31 octobre.
Réception des œuvres des lor et 2° groupes,
du 15 au 30 juillet, et des 3e et 4e groupes,
du 20 au 30 juillet. Pour tous renseigne-
ments, s’adresser place Royale, n° 15.
-Exposition des concours de la Société
des fabricants de bronzes, du 31 octobre au
7 novembre, rué Saint-Claude, 8, au Marais; •
Poitiers. — L’exposition industrielle et
artistique est ouverte.
Reims. — Exposition des Beaux-Arts, du
15 juillet au 31 août. Clûture de réception
des œuvres, à Reim«, 5 juillet.
si noble, si utile et si urgent que nous serons
heureux et fier d’y apporter notre concours.
Emile Galichon.
L’OPTIQUE ET LES ARTS,
M. Laugel vient de publier à la librairie
Germer Baillière un curieux volume sur le
phénomène de la vision. Après avoir étudié
d’abord l’œil comme simple instrument
d’optique, comme appareil de la sensibilité
et récepteur d’impressions ; après avoir re-
cherché quelles données ces impressions
fournissent pour la connaissance du monde
interne, M. Laugel recherche, dans la
deuxième partie de cet ouvrage, quel profit
peuvent tirer les arts de nos connaissances
générales sur la sensation, et particulière-
ment sur les lois de la vision. Les phéno-
mènes optiques n’intéressent pas seulement
le physicien et le philosophe, ils ont. une
importance suprême pour ceux qui, par
l’architecture, la sculpture et la peinture,
cherchent à parler à notre esprit: les formes,
les grandeurs, les couleurs, sont les/carac-
tères d’une langue dont il faut qu’ils ap-
prennent li connaître la grammaire. Pour
donner à nos lecteurs la possibilité de juger
cet ouvrage psychologique et .esthétique ,
nous en détachons la préface.
« Ce livre forme une suite naturelle à ce-
lui que j’ai publié sur La voix, Voreille et la
musique. Dans ce dernier, je m’efforçais, en
mettant à profit des découvertes récentes,
d’analyser la sensation auditive et de mon-
trer de quelle façon les lois physiologiques
de l’ouïe se lient aux lois de l’harmonie mu-
«
sicale. Dans celui que j’offre aujourd’hui au
public, j’entreprends quelque chose de tout
semblable;'j’analyse d’abord les sensations
visuelles, et je cherche ensuite à tracer les
linéaments d’une sorte d’esthétique, fondée
sur les lois mêmes de l’optique. Cette ten-
tative est, je crois, assez nouvelle, et je ne
me flatte point d’y avoir réussi. Ceux qui me
lirontse convaincront cependant, je l’espère,'
que si les arts, dont les modes d’expression
sont des images, des couleurs, des lignes,
des formes, ne sont point assujettis des
lois aussi impérieuses que l’art musical, qui
parle à la pensée à l’aide' des sons, ils n’é-
chappent pas toutefois à certaines servitudes,
à certaines convenances, que l’instinct a de-
puis longtemps pressenties, et que la science
peut aujourd’hui chercher à préciser.
Le beau ne peut naître du tumulte, du re-
tentissement simultané d’une foule de sons,
où l’oreille ne décèle aucun mode, aucun
accord ; les arts plastiques ne peuvent pas
davantage le trouver dans le caprice déréglé
des couleurs et dps lignes. Les idées qu’ils
tentent d’exprimeadoivent, pour être claires,
se traduire dans une langue intelligible; les
monuments, les formes, les figures, les lu-
mières, les ombres, les grandeurs, en sont
comme les caractères. Si l’œil est blessé, si
on lui impose des spectacles qui violent les
lois de sa sensibilité, si l’intelligence ne dé-
couvre aucune mesure pour les grandeurs,
si les contrastes ne sont pas habilement mé-
nagés, si le petit et l’immense, l’ombre et
la couleur, la simplicité et la richesse se
heurtent, se mêlent capricieusement et sans
l’ègle, l’esprit ne trouve plus son plaisir dans
la sensation ; il n’aperçoit plus les idées, le
dessein, sous l’enveloppe matérielle; le
bronze n’est plus qu’un métal, le marbre
qu’une pierre, la couleur qu’une tache plus
ou moins brillante. 11 faut que les œuvres
d’art aient une façon de vie, et qui dit vie
dit harmonie, ordre, corrélation de toutes
les parties dans un même tout.
11 ne suffit pas que l’art copie directement
la nature, qu’il s’asservisse au vrai, car si
l’on peut dire que le vrai seul est beau, c’est
quand on ne le sépare pas de tout ce qui
l’entoure, le soutient, le fait comprendre.
Quand on voit les choses non-seulement
CHRONIQUE DES ARTS,
dans l’espace, mais encore dans le temps;
quand on les envisage comme les traits épars
4’un tableau sans limites, sans commence-
ment ni fin, elles revêtent toutes une sorte
de beauté abstraite et idéale. Isolées, dis-
jointes, privées de vie, de mobilité, elles
peuvent cesser d’émouvoir et de plaire. Telle
plante, laide si vous la regardez seule, con-
court à produire le beau, quand on l’aper-
çoit à sa place naturelle, mêlée à la flore
dont elle fait partie sur les montagnes ou les
plaines où elle naît, grandit et meurt. Tel
animal, restauré par la paléontologie, vous
semblera, monstrueux ; mais si vous le con-
templez dans la prodigieuse série où il prend
sa place, semblable à une ébauche précé-
dée d’ébauches plus grossières et suivie
d’ébauches plus parfaites, au sentiment de
l’horreur succédera je ne sais quelle divina-
tion d’un grand mystère, et quelle vision
d’une puissance infinie. Copier servilement
ceci, cela, n'importe quoi, et croire que de
cette fidélité chinoise puisse sortir la beauté,
c’est une pensée qui peut venir seulement à
ceux qui n’ont jamais été tourmentés du dé-
sir de connaître la fin des choses, l’inconnu
caché derrière les phénomènes. Des objets
vulgaires peuvent être beaux, mais ce n’est
pas parce qu’ils sont vulgaires; la laideur
peut émouvoir, mais ce n’est pas parce qu’elle
est la laideur. Dans tout tableau, il faut une
pensée ; un niiage, un arbre, un buisson,
doivent me rendre l’infini de la nature; une
joue creuse, des rides, un regard doulou-
reux, une main amaigrie, ne me touchent
que parce qu’ils me parlent de la faiblesse
humaine, de la brièveté de la vie, L’art ne
peut montrer que des objets bien peu éten-
dus en comparaison de ce grand et perpé-
tuel spectacle que m’offre le monde ! mais
dans un petit espace il peut enserrer les plus
grandes idées ; les rayons qui do l’œuvre
d’art arrivent à nos yeux sont comme des
flèches qui doivent aller jusqu’au fond de
l'être intérieur; si je ne trouve une pensée
dans le tableau, la statue, le monument,
que m’importe ces simulacres sans vie ! Ja-r
mais l’art, s’il se fait simplement le copiste
delà nature, s’il n’est plus qu’un miroir qui
réflète indifféremment toutes choses, ne
pourra lutter contre les réalités; les empâ-
tements les plus anguleux n’imiterontjamais
exactement les cassures du rocher. Les gla-
cis les plus légers ne donneront pas à la
chair le doux grain de la vie. Il suffit que
vous me fassiez penser à la vie, que j’aper-
çoive le drame de la passion humaine der-
rière vos figures, que je sente l’infinie va-
riété de la nature derrière vos paysages.
L’art est idéal par essence, il est idéal par
nécessité. Il l’est par essence, parce que son
objet est d’exprimer des pensées, des pas-
sions, des sentiments, de racheter la peti-
tesse forcée de ses ouvrages par la grandeur
de son objet. On verra, en parcourant ces
pages, qu’il l’est aussi par nécessité, parce
que les moyens dont il dispose fîont des plus
restreints et des plus imparfaits. Qu’est-ce
que le soleil des peintres comparé au vrai
soleil? le regard de la pierre comparé au
regard de l’être animé? la couleur de Titien,
de Véronèse, à côté des éblouissantes lueurs
et des irisations de la nature ? Certes nous
no sommes pas indifférents au coloris admi-
rable des maîtres vénitiens; nous goûtons le
charme du clair-obscur dont Corrége enve-
loppe ses personnages, nous sommes éblouis
des lueurs étranges et mystiques dont Rem-
brandt illumine ses toiles; mais ces plaisirs
naissent du contraste bien plus que de l’in-
tensité des couleurs. Nous oublions en face
de ces œuvres celles dont la nature nous
enveloppe; nous sommes comme des pri-
sonniers qui s’accoutument à voir dans le
demi-jour. Notre indifférence native à l’in-
tensité de la couleur ou plutôt la faculté pré-
cieuse que nous possédons d’accommoder
notre sensibilité à la nature des objets qui la
sollicitent, est bien démontrée par le plaisir
que nous pouvons ressentir en face des
fresques, dont la couleur est toujours pâle
et sans éclat. Dans la chapelle de Sienne,
décorée par Pintqricchio, dans le Cambio de
Pérouse, couvert de la main de Pérugin,
sous les sombres voûtes d’Assise où Giotto a
laissé un monument si précieux de sa foi
naïve et de son chaste génie, dans les Stanze
du Vatican et dans la chapelle Sixtine, qui
sont les lieux saints de la peinture, n’éprou-
vons-nous pas les joies les plus vives et les
admirations les plus intenses ?
Il serait bien étrange que les jouissances
de l’art ne fussent que des excitations
physiques ordinaires : qu’est-ce en effet que
la sensation elle-même, sinon un trait d’u-
nion entre le monde extérieur et la pensée?
En étudiant les phénomènes de la sensation
visuelle, on verra que rien n’est plus in-
stable , plus capricieux, plus incomplet ;
mille circonstances contribuent à modifier
sans cesse les images, ces signes qui nous
révèlent la présence des corps : les unes dé-
pendantes de ces corps mêmes et de la
lumière qu’ils nous envoient, les autres
provenant des imperfections et des singula-
rités de notre organe visuel; comment se
fait-il toutefois qu’à travers des symboles
aussi muables, aussi changeants, nous arri-
vions à reconnaître les réalités avec une cer-
titude et une rapidité que rien ne trouble ?
C’est parce que les sensations sont sans cesse
analysées, comparées, mesurées par la pen-
sée; parce que nous portons dans notre
esprit des normes créées par l’expérience et
la réflexion ; nous ne voyons pas seulement
avec les yeux, nous voyons aussi avec l’es-
prit. Nous n’entendons pas seulement avec
l’oreille, nous entendons aussi avec la pensée.
Ces études sur les sensations auditives et
visuelles font, à ce titre, partie d’une étude
générale sur la sensation. 11 resterait à la
compléter par l'étude des autres sens, du
toucher, de l’odorat et du goût. Je ne sais
si je l’entreprendrai jamais. La physiologie
dans ces trois domaines est loin d’avoir fait
les mêmes conquêtes que dans les deux
premiers; et puis, ceux-ci sont, si l’on me
permet le mot, les seuls sens artistiques.
Les autres ne servent qu’à nos besoins, à
nos plaisirs les plus grossiers et les plus spé-
cifiques. L’œil est celui, de tous, qui nous
apprend le plus de choses ; c’est le sens ré-
vélateur par excellence. Il a besoin au début
d'être constamment guidé, rectifié par le
toucher; mais tandis que la main ne nous
livre que ce qui est à notre portée, l’œil
nous fait maîtres de tout et nous donne une
sorte d’empire sur l’univers. Il est l’instru-
ment par excellence de la connaissance ; il
nous détache de cette terre où tous les
autres organes nous retiennent, nous mène
à travers l’espace jusqu’aux mondes les plus
lointains et nous donne le sentiment de l’in-
fini. Ce qui en nous pense, raisonne, com-
pare, mesure, n’a point de contact immédiat
avec le monde; entre l’univers et moi se
placent les organes des sens, oi’ganes singu-
liers dont chacun nous révèle une propriété,
une qualité distincte du corps. Nous ne
pouvons comprendre, nous ne pouvons
même deviner aucune des modalités de la
nature qui ne soit appréciable aux sens;
notre conception de la matière est une con-
ception tout analytique. Tout l’édifice de
notre science est construit par cinq ouvriers
qui font des besognes tout à fait distinctes.
L’œil ne nous apprend rien sur la tempéra-
ture, la tension, la pression des corps; les
nerfs du toucher ne peuvent nous faire en-
tendre des sons ou faire passer dos images
dans la nuit de la pensée; les organes des
sens n’échangent jamais leurs rôles ; nous
vivons en quelque sorte de cinq vies diffé-
rentes; mais elles se fondent et s’absoi’bent
toutes dans une vie plus haute, qui est
celle de la pensée. Les sens sont comme des
verres de couleurs différentes à travers les-
quels l’esprit regarde le monde. »
Auguste Laugel.
L’ALBUM DU SALON DE 1869,
PAR M. BQETZEL,
Le Salon de 1869 aura son album, C’est à
M. Boetzel que nous devrons ce recueil pré-
cieux, que tous les amateurs tiendront à
honneur de placer sur leur table do salon ou
sur un des rayons de leur bibliothèque. Pour
bien saisir l’importance d’un tel volume il
faut se reporter à quelques années en ar-
rière et se demander combien serait pré-
cieuse de nos jours la collection complète
des Salons qui se sont succédé en France
depuis un demi-siècle. Quel intérêt, quel
charme de pouvoir recomposer la physiono-
mie de ces expositions célèbres par les luttes
héroïques des classiques et des romantiques,
de revoir tant de chefs-d’œuvre rassemblés
en 1855, en 1867, et maintenant dispersés,
sans que le moindre croquis nous aide à en
conserver le souvenir ! La pensée qui a donné
naissance à l’Album du Salon de 1869 est
une pensée excellente, et nous applaudissons
fort M. Boetzel d’avoir eu le courage et la
volonté de la* mettre à exécution.
Les reproductions que nous avons déjà
vues des tableaux de MM. Chenavard, Breton,
Lévy, Brion, Daubigny, Brandon, Feyen-
Perrin, Lansyer, Servin, Schenck, Frère,
Heilbuth, sont parfaites. Dessinées par les
artistes eux-mêmes, ces œuvres ont été ren-
dues avec une fidélité telle, par les meilleurs
graveurs de notre époque, que nous ne crai-
gnons pas d’aflirmer que cet album sera
bien supérieur à tous ceux qui font précédé.
F. de Tal.
EXPOSITIONS' PROCHAINES.
Barbizon, — L’exposition de peinture est
ouverte.
Bayonne. — Exposition de la Société ar-
tistique, du 15 août au 30 septembre.
Beauvais. — Exposition du 1er juin au
15 juillet. — (Voir Chronique des Arts du
25 avril.)
Bruxelles. — Exposition générale des
beaux-arts, du 25 juillet au 26 septembre.
Nul objet ne sera reçu après le 30 juin.
(Exception en faveur des ouvrages admis
au Salon de Paris, qui seront admis jus-
qu’au 10 juillet, sur demande adressée à h
commission directrice avant le 30 juin.)
— Voir d’ailleurs la Chronique des Arts, du
25 avril.
Fontainebleau. — Exposition du 20 juin
au 1er novembre.
Londres. — L’exposition internationale et
l’exposition d’été au Palais de cristal, à
Sydenham, sont ouvertes.
Munich. — Exposition internationale du
1er août au 1er octobre. Les œuvres d’art
doivent être déposées au plus tard le l®1' juil-
let, chez MM. Michel et Depierre, rue d’An-
tjn, 7. S’adresser d’ailleurs pour tous rensei-
gnements à M. Rudhart, rue deBerri, 5. à la
légation de Bavière, ou à M. le baron de
Binzer, rue de Vaugirard, 153. (Voir la Chro-
nique des Arts des 14 mars et 2 mai.)
— Paris. L’exposition de la Société fran-
çaise de photographie est ouverte et fer-
mera le 31 juillet.
-Exposition des beaux-arts appliqués
à l’industrie, du 1er août au 31 octobre.
Réception des œuvres des lor et 2° groupes,
du 15 au 30 juillet, et des 3e et 4e groupes,
du 20 au 30 juillet. Pour tous renseigne-
ments, s’adresser place Royale, n° 15.
-Exposition des concours de la Société
des fabricants de bronzes, du 31 octobre au
7 novembre, rué Saint-Claude, 8, au Marais; •
Poitiers. — L’exposition industrielle et
artistique est ouverte.
Reims. — Exposition des Beaux-Arts, du
15 juillet au 31 août. Clûture de réception
des œuvres, à Reim«, 5 juillet.