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I/ART.
NECROLOGIE
Henri Monnier est mort le mercredi 3 janvier dans le
modeste appartement qu'il occupait depuis longtemps avec
les siens, 6, rue Ventadour.
Depuis environ deux ans, à la suite d'une attaque
d'apoplexie dont il avait été frappé, ses forces avaient sen-
siblement décliné. C'est une nouvelle attaque du même
mal qui a déterminé la mort, après trois jours de souf-
frances.
Henri Monnier était né à Paris le 8 juin 1807.
Sa famille appartenait à cette bourgeoisie qu'il a pour-
suivie de ses spirituelles et terribles railleries; elle le desti-
nait à la carrière administrative, elle entendait faire de lui
un de ces employés auxquels il n'a pas ménagé les traits
satiriques de son crayon et de sa plume.
D'abord clerc de notaire, puis surnuméraire au minis-
tère de la justice, mais peu fait .pour la vie des bureaux,
et poussé par une irrésistible vocation artistique, il ne tar-
dait pas à entrer dans l'atelier de Girodet et ensuite dans
celui de Gros, où dès ses débuts il se faisait une sorte de
réputation par ses charges homériques, et ses mystifications
dont l'humour implacable et le comique à froid ne seraient
peut-être plus aussi goûtés aujourd'hui qu'il y a quelque
cinquante ans.
En 1826, il exposait au Salon plusieurs lithographies.
Après un voyage en Angleterre, il illustrait les Chansons
de Béranger, la Villéliade de Barthélémy et Méry, et les
Fables de la Fontaine; s'essayait au théâtre en écrivant,
pour les Variétés, les Mendiants ; enfin quelques semaines
avant la révolution de 1830 il publiait les Scènes populaires,
« dessinées à la plume par Henri Monnier, ornées d'un por-
pas les vieillards, il n'aime pas les plumitifs, il abhorre
l'épicier ; il fait rire de tout, même de la femme, et il ne
vous console de rien.
« Il s'adresse donc à tous les hommes assez forts et
assez pénétrants pour voir plus loin que ne voient les au-
tres, pour mépriser les autres, pour n'être jamais bour-
geois, enfin à tous ceux qui trouvent en eux quelque
chose après le désenchantement, car il désenchante. — Or,
ces hommes sont rares, et plus Monnier s'élève, moins il
est populaire. — Il a les approbations les plus flatteuses,
celles de ceux qui font l'opinion ; mais l'opinion est un en-
fant dont l'éducation est longue et qui coûte beaucoup en
nourrice. — Si Monnier n'atteint pas aujourd'hui au succès
de vente de ses rivaux, un jour les gens d'esprit, et il y en
a beaucoup en France, l'auront loué, apprécié, recom-
mandé, et il deviendra un préjugé comme beaucoup de
gens dont on vante les œuvres sur parole. Il est à regretter
qu'un artiste aussi étonnant de profondeur n'ait pas em-
brassé la carrière politique du pamphlétaire à coups de
crayon : il eût été une puissance.
« L'oeuvreque nous annonçons (Récréations, six feuilles
coloriées, Paulin et Aubert, 1832), est un ouvrage fort dis-
tingué dans lequel il ne s'est point répété. —■ Peut-être sa
plaisanterie est-elle un peu tourmentée ; mais si elle veut
de l'étude, elle consolide aussi le rire qu'elle excite. »
Cette page magistrale a été beaucoup citée ces jours-
ci. Nous avons tenu à la reproduire, comme le plus bel
hommage qu'on pût rendre à la mémoire de Henri Mon-
nier. M. Champfleury, dans le discours qu'il a prononcé
sur la tombe de Monnier, y a fait également allusion.
trait de M. Prudhomme et d'un fac-similé de sa signature. » | Les obsèques de Henri Monnier ont été célébrées le
6 janvier à Saint-Roch. C'est à la gare Saint-Lazare qu'ont
été prononcés les discours funèbres, le corps ayant été,
selon les dernières volontés du défunt, transporté à Parmes,
près Maynier (Seine-et-Oise). pour y être inhumé dans une
sépulture de famille. Avant M. Champfleury, qui a parlé
pour la Société des gens de lettres, M. Jules Claretie avait
pris la parole en excellents termes au nom de la Société
des auteurs dramatiques.
Nous reviendrons sur la triple personnalité artistique
de Henri Monnier, en insistant tout particulièrement sur
le dessinateur et le caricaturiste.
— L'école belge de peinture vient de faire une perte
assez sensible par la mort de M. Adolphe Dillens. Cet
artiste, enlevé dans la force de l'âge par une cruelle ma-
ladie, s'était spécialement consacré à l'étude des mœurs et
des costumes de la Zélande. Dillens était Gantois. Sa pein-
ture était un peu lourde. Mais il possédait à fond sa Zélande,
et s'en était si parfaitement imprégné qu'il était devenu à
peu près incapable de s'inspirer de toute autre contrée. On
le vit un jour se risquer en Espagne, peindre des manolas
et des toreros, mais personne ne s'y trompa. Ses Espagnols
n'étaient que des Zélandais déguisés. Aussi le peintre ne
tarda-t-il pas à retourner à sa chère Zélande, où il avait
fait de nombreuses trouvailles, parmi lesquelles il faut citer
surtout : le Droit de passage, les Patineurs, la Digue de
Westkappel, la Course à la bague, le Repas de noces, Un
jour au port de Goes, le Cordonnier barbier, la Fenêtre.
Dillens cultivait aussi, et non sans succès, l'eau-forte et
l'aquarelle. C'était en somme un artiste de valeur-, qui avait
découvert un filon inexploré, et en avait habilement tiré
parti.
De ce livre qui, pour la première fois, introduit dans le
monde le type légendaire de Joseph Prudhomme, élève de
Brard et Saint-Omer, date la popularité de Henri Monnier.
Joseph Prudhomme est sa chose, sa création favorite,
sa raison d'être, on pourrait même dire, son essence pro-
pre, car l'auteur avait fini par s'identifier avec le person-
nage, soit qu'à force d'en perfectionner les traits par le
livre et le croquis, au théâtre, depuis la saynète improvisée
jusqu'à la comédie épique écrite en 1852, en collaboration
avec Gustave Vaez, Grandeur et Décadence de Joseph
Prudhomme, à force de s'incarner en son œuvre comme
dessinateur,'auteur et acteur, il se fût fait une confusion
complète entre l'esprit de l'inventeur et les allures de l'être
inventé ; soit qu'il ne l'ait fait si vivant et si vrai que parce
qu'il avait en lui quelque chose du bonhomme dont ses
rares facultés d'observation avaient si puissamment fixé la
physionomie caractéristique.
L'auteur de la Comédie humaine, dont le témoignage
est assurément d'une haute valeur; appréciait ainsi le talent
de l'auteur des Scènes populaires :
« Henri Monnier, dit Balzac, a tous les désavantages
d'un homme supérieur, et il doit les accepter parce qu'il en
a tous les mérites. Nul dessinateur ne sait mieux que lui
saisir un ridicule et l'exprimer ; mais il le formule d'une
manière profondément ironique. Monnier, c'est l'iro-
nie, l'ironie anglaise, bien calculée, froide, mais perçante
comme l'acier du poignard. Il sait mettre toute une vie po-
litique dans une perruque, toute une satire digne de Ju-
vénal dans un gros homme vu par le dos.
« Son observation est toujours amère ; et son dessin,
tout voltairien, a quelque chose de diabolique. Il n'aime
Le Directeur-Gérant, EUGÈNE VÉRON.
I/ART.
NECROLOGIE
Henri Monnier est mort le mercredi 3 janvier dans le
modeste appartement qu'il occupait depuis longtemps avec
les siens, 6, rue Ventadour.
Depuis environ deux ans, à la suite d'une attaque
d'apoplexie dont il avait été frappé, ses forces avaient sen-
siblement décliné. C'est une nouvelle attaque du même
mal qui a déterminé la mort, après trois jours de souf-
frances.
Henri Monnier était né à Paris le 8 juin 1807.
Sa famille appartenait à cette bourgeoisie qu'il a pour-
suivie de ses spirituelles et terribles railleries; elle le desti-
nait à la carrière administrative, elle entendait faire de lui
un de ces employés auxquels il n'a pas ménagé les traits
satiriques de son crayon et de sa plume.
D'abord clerc de notaire, puis surnuméraire au minis-
tère de la justice, mais peu fait .pour la vie des bureaux,
et poussé par une irrésistible vocation artistique, il ne tar-
dait pas à entrer dans l'atelier de Girodet et ensuite dans
celui de Gros, où dès ses débuts il se faisait une sorte de
réputation par ses charges homériques, et ses mystifications
dont l'humour implacable et le comique à froid ne seraient
peut-être plus aussi goûtés aujourd'hui qu'il y a quelque
cinquante ans.
En 1826, il exposait au Salon plusieurs lithographies.
Après un voyage en Angleterre, il illustrait les Chansons
de Béranger, la Villéliade de Barthélémy et Méry, et les
Fables de la Fontaine; s'essayait au théâtre en écrivant,
pour les Variétés, les Mendiants ; enfin quelques semaines
avant la révolution de 1830 il publiait les Scènes populaires,
« dessinées à la plume par Henri Monnier, ornées d'un por-
pas les vieillards, il n'aime pas les plumitifs, il abhorre
l'épicier ; il fait rire de tout, même de la femme, et il ne
vous console de rien.
« Il s'adresse donc à tous les hommes assez forts et
assez pénétrants pour voir plus loin que ne voient les au-
tres, pour mépriser les autres, pour n'être jamais bour-
geois, enfin à tous ceux qui trouvent en eux quelque
chose après le désenchantement, car il désenchante. — Or,
ces hommes sont rares, et plus Monnier s'élève, moins il
est populaire. — Il a les approbations les plus flatteuses,
celles de ceux qui font l'opinion ; mais l'opinion est un en-
fant dont l'éducation est longue et qui coûte beaucoup en
nourrice. — Si Monnier n'atteint pas aujourd'hui au succès
de vente de ses rivaux, un jour les gens d'esprit, et il y en
a beaucoup en France, l'auront loué, apprécié, recom-
mandé, et il deviendra un préjugé comme beaucoup de
gens dont on vante les œuvres sur parole. Il est à regretter
qu'un artiste aussi étonnant de profondeur n'ait pas em-
brassé la carrière politique du pamphlétaire à coups de
crayon : il eût été une puissance.
« L'oeuvreque nous annonçons (Récréations, six feuilles
coloriées, Paulin et Aubert, 1832), est un ouvrage fort dis-
tingué dans lequel il ne s'est point répété. —■ Peut-être sa
plaisanterie est-elle un peu tourmentée ; mais si elle veut
de l'étude, elle consolide aussi le rire qu'elle excite. »
Cette page magistrale a été beaucoup citée ces jours-
ci. Nous avons tenu à la reproduire, comme le plus bel
hommage qu'on pût rendre à la mémoire de Henri Mon-
nier. M. Champfleury, dans le discours qu'il a prononcé
sur la tombe de Monnier, y a fait également allusion.
trait de M. Prudhomme et d'un fac-similé de sa signature. » | Les obsèques de Henri Monnier ont été célébrées le
6 janvier à Saint-Roch. C'est à la gare Saint-Lazare qu'ont
été prononcés les discours funèbres, le corps ayant été,
selon les dernières volontés du défunt, transporté à Parmes,
près Maynier (Seine-et-Oise). pour y être inhumé dans une
sépulture de famille. Avant M. Champfleury, qui a parlé
pour la Société des gens de lettres, M. Jules Claretie avait
pris la parole en excellents termes au nom de la Société
des auteurs dramatiques.
Nous reviendrons sur la triple personnalité artistique
de Henri Monnier, en insistant tout particulièrement sur
le dessinateur et le caricaturiste.
— L'école belge de peinture vient de faire une perte
assez sensible par la mort de M. Adolphe Dillens. Cet
artiste, enlevé dans la force de l'âge par une cruelle ma-
ladie, s'était spécialement consacré à l'étude des mœurs et
des costumes de la Zélande. Dillens était Gantois. Sa pein-
ture était un peu lourde. Mais il possédait à fond sa Zélande,
et s'en était si parfaitement imprégné qu'il était devenu à
peu près incapable de s'inspirer de toute autre contrée. On
le vit un jour se risquer en Espagne, peindre des manolas
et des toreros, mais personne ne s'y trompa. Ses Espagnols
n'étaient que des Zélandais déguisés. Aussi le peintre ne
tarda-t-il pas à retourner à sa chère Zélande, où il avait
fait de nombreuses trouvailles, parmi lesquelles il faut citer
surtout : le Droit de passage, les Patineurs, la Digue de
Westkappel, la Course à la bague, le Repas de noces, Un
jour au port de Goes, le Cordonnier barbier, la Fenêtre.
Dillens cultivait aussi, et non sans succès, l'eau-forte et
l'aquarelle. C'était en somme un artiste de valeur-, qui avait
découvert un filon inexploré, et en avait habilement tiré
parti.
De ce livre qui, pour la première fois, introduit dans le
monde le type légendaire de Joseph Prudhomme, élève de
Brard et Saint-Omer, date la popularité de Henri Monnier.
Joseph Prudhomme est sa chose, sa création favorite,
sa raison d'être, on pourrait même dire, son essence pro-
pre, car l'auteur avait fini par s'identifier avec le person-
nage, soit qu'à force d'en perfectionner les traits par le
livre et le croquis, au théâtre, depuis la saynète improvisée
jusqu'à la comédie épique écrite en 1852, en collaboration
avec Gustave Vaez, Grandeur et Décadence de Joseph
Prudhomme, à force de s'incarner en son œuvre comme
dessinateur,'auteur et acteur, il se fût fait une confusion
complète entre l'esprit de l'inventeur et les allures de l'être
inventé ; soit qu'il ne l'ait fait si vivant et si vrai que parce
qu'il avait en lui quelque chose du bonhomme dont ses
rares facultés d'observation avaient si puissamment fixé la
physionomie caractéristique.
L'auteur de la Comédie humaine, dont le témoignage
est assurément d'une haute valeur; appréciait ainsi le talent
de l'auteur des Scènes populaires :
« Henri Monnier, dit Balzac, a tous les désavantages
d'un homme supérieur, et il doit les accepter parce qu'il en
a tous les mérites. Nul dessinateur ne sait mieux que lui
saisir un ridicule et l'exprimer ; mais il le formule d'une
manière profondément ironique. Monnier, c'est l'iro-
nie, l'ironie anglaise, bien calculée, froide, mais perçante
comme l'acier du poignard. Il sait mettre toute une vie po-
litique dans une perruque, toute une satire digne de Ju-
vénal dans un gros homme vu par le dos.
« Son observation est toujours amère ; et son dessin,
tout voltairien, a quelque chose de diabolique. Il n'aime
Le Directeur-Gérant, EUGÈNE VÉRON.