L'ART.
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figures, les mains sont traitées du même style ; les plis sont de
la même famille ; la couleur intense et ombrée est de la même
maison ; la manière de composer vient du môme atelier ; le dal-
lage même semble avoir été copié sur le même modèle; et enfin,
il n'est pas jusqu'au paysage qui ne se ressente de la même in-
fluence ; toutefois, celui du Mariage dénote une inspiration
bien personnelle et plus moderne.-
L'auteur de la Vierge au donateur est pourtant un de ces pri-
mitifs qu'on semble vouloir réduire aux gaucheries enfantines
de la peinture préhistorique. Il est infiniment plus primitif que
l'auteur des Noces de Cana, cet auteur fût-il Gérard David, plus
primitif que Hugo Van der Goes son élève, ce-qui ne l'empêche-
pas de dépasser, et de beaucoup, les formes anguleuses de la
Vierge au sein maigre, dont M. Alfred Michiels, exagérant les
caractères essentiels des précurseurs, suppose qu'un Van der
Goes eût été incapable de se dépêtrer.
Du moment qu'un Van Eyck a fait la Vierge au donateur,
pourquoi donc un Van der Goes n'eût-il pas fait le Mariage
mystique de sainte Catherine? Son chef-d'œuvre de Florence se
charge de la réponse. Quant à Gérard David, j'ai encore trop
présents à la mémoire ses tableaux des musées de Rouen et de
Bruges, et certaine Vierge à la grappe, autrefois en la posses-
sion de Mmo de Cotés, pour lui attribuer une peinture qui porte
la trace évidente de l'influence des Van Eyck, bien plus que
celle de l'école de Memling d'où Gérard David est sorti. Un détail
qui a son importance, et que je prends la liberté de signaler aux
curieux, c'est le caractère des rouges, francs et dorés dans le Ma-
riage, comme dans les Van der Goes et les Van Eyck, toujours
mélangés, violacés ou groseille dans les Gérard David et les ta-
bleaux qu'on peut être raisonnablement tenté de lui attribuer.
Je m'aperçois que je m'attache à l'appréciation de M. Alfred
Michiels, et que j'oublie M. Louis Gonse, beaucoup plus pru-
dent du reste, abrité qu'il est derrière l'autorité de « deux juges
dont la compétence ne saurait être mise en doute, M. Reiset,
qui a étudié d'une manière approfondie l'ancienne école de
Bruges, et M. Alfred Darcel, qui connaît si bien son musée de
Rouen ». Il me faudrait plus d'audace que je n'en ai pour m'en
prendre à de tels garants. Voilà deux cautions qui ne sont pas
bourgeoises, il faut en convenir. Il est regrettable seulement que
ces deux juges compétents aient cru devoir rendre leur sentence
par procuration. Je ne doute pas qu'opérant eux-mêmes ils
n'eussent trouvé quelque parallèle plus décisif que ceux dont j'ai
à m'excuser de vous avoir entretenu si longtemps.
Encore un mot cependant au sujet de l'état de conservation
du tableau, qui a suggéré à MM. Gonse et Michiels des observa-
tions contradictoires. « Quelques parties, dit M. Gonse, sont fort
bien conservées; elles ont tout leur éclat primitif; d'autres ont à
peu près disparu sous une restauration toute récente. » Plus
loin, M. Gonse ajoute que cette peinture a été « malheureuse-
ment très-restaurée ». D'après M. Michiels, « l'expert l'avait en-
duite, ou pour mieux dire l'avait poissée d'un vernis épais qui
empêchait presque de la voir ». Le tableau est cependant en
parfait état. Seulement, par un scrupule peut-être un peu exa-
géré, on y a laissé subsister partiellement un ancien vernis qui
donne au tableau une certaine inégalité d'aspect, qu'un nettoyage
plus audacieux et surtout plus dangereux eût fait disparaître, au
préjudice de l'œuvre.
Veuillez agréer, Monsieur le directeur, l'assurance de ma
considération la plus distinguée.
P. Tesse.
t
•
CHRONIQUE DE L'HOTEL DROUOT
■—■ La vente de tableaux anciens — collection Edward O...
— qui a eu lieu le 18 janvier, peut être regardée comme l'inau-
guration sérieuse de la saison de Drouot. Comme l'a très-bien
dit l'expert, M. Féral, dans les quelques lignes dont il a fait pré-
céder le catalogue, ces tableaux, « à raison de leur qualité et de
leur conservation, méritaient de fixer l'attention'des amateurs ».
Les prix réalisés sont loin néanmoins d'être brillants; cer-
taines œuvres, d'un extrême intérêt artistique, valent plus du
double du prix atteint. C'est ainsi que M. Edouard André peut
se féliciter d'avoir ajouté à très-bon marché à sa riche collection
un excellent portrait de ce Jan de Bray, dont le docteur A. Van
der Willigen Pz.i a débrouillé la personnalité trop longtemps
confondue avec celle de son frère Jacob. Le portrait qui a pris
place chez M. Edouard André, à côté d'un Van Dyck et en pen-
dant à un fort beau Philippe de Champaigne, représente un
membre de l'université de Leyde, « vu de trois quarts, revêtu
de la robe noire professorale, avec manchettes et rabat blanc ».
Signée en toutes lettres et datée de 1660, cette œuvre, « peinte
avec une sûreté toute magistrale, donne une haute idée de ce
maître' trop peu connu en dehors de la Hollande ».
Le prix d'adjudication n'a été que de 6,000 francs. Grâce à
l'obligeance de Mc Charles Pillet, l'Art a pu faire graver cette
belle toile, dont l'excellente planche de M. Le Rat permettra à
nos lecteurs d'apprécier l'intensité de vie et le caractère si ac-
centué.
Le fils de Paul Véronèse, Carletto, qui promettait un digne
rival à la gloire paternelle, a laissé quelques œuvres pleines de
tournure et d'élégance, qui assurent l'immortalité à sa trop
courte carrière. On n'a payé que 1,750 francs son Portrait du
podestat de Bergame, du plus magnifique effet décoratif, mais
dont la tète a un peu souffert. M. Soubiran s'est donné pour
1,910 francs une grande toile de Mateo Cerezo, qui avait, aux
yeux des collectionneurs, le tort d'être un sujet religieux; la
Vierge au voile fait le plus grand honneur à l'élève de Careno;
sa palette est la séduction même ; sauf Velasquez, personne,
dans l'école espagnole, n'a de plus heureuses harmonies de co-
loriste. Il y avait aussi des Guardi plus pétillants que jamais
d'esprit et de verve; M. Laurent Richard en a conquis deux :
Ruines dans les environs de Venise et Monuments à Pola, pour
4,740 francs; c'est fort au-dessous de leur valeur. Le Portrait de
Diane-Adélaïde de Mailly-Nesle, duchesse de Brancas et Lau-
raguais, un Nattier de forme ovale, daté 1742 et signé en toutes
lettres dans le fond à gauche, a été adjugé à 3,020 francs. Une
des meilleures toiles du Hollandais Van Wittel, plus connu sous
le nom de Van Vitelli et en Italie sous le sobriquet d'Occhiali,
à cause des besicles qu'il portait, —■ la Pia^etta et le quai des
Esclavons à Venise, — n'a été payée que 1,020 francs par M. Au-
guste Sichel, l'heureux acquéreur également du Repas de cam-
pagne de Watteau, très-connu par la gravure de Déplace. Cette
toile, tout empreinte des préoccupations flamandes qui influen-
cèrent un moment le maître, a fait partie du cabinet de M. de
Julienne; c'est une curiosité des plus intéressantes dans l'œuvre
de Watteau; les collectionneurs paraissent ne comprendre de
lui que ses Fêtes galantes, car le Repas de campagne a été
I. Dans son livre intitulé : tes Artistes de Harlem.
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figures, les mains sont traitées du même style ; les plis sont de
la même famille ; la couleur intense et ombrée est de la même
maison ; la manière de composer vient du môme atelier ; le dal-
lage même semble avoir été copié sur le même modèle; et enfin,
il n'est pas jusqu'au paysage qui ne se ressente de la même in-
fluence ; toutefois, celui du Mariage dénote une inspiration
bien personnelle et plus moderne.-
L'auteur de la Vierge au donateur est pourtant un de ces pri-
mitifs qu'on semble vouloir réduire aux gaucheries enfantines
de la peinture préhistorique. Il est infiniment plus primitif que
l'auteur des Noces de Cana, cet auteur fût-il Gérard David, plus
primitif que Hugo Van der Goes son élève, ce-qui ne l'empêche-
pas de dépasser, et de beaucoup, les formes anguleuses de la
Vierge au sein maigre, dont M. Alfred Michiels, exagérant les
caractères essentiels des précurseurs, suppose qu'un Van der
Goes eût été incapable de se dépêtrer.
Du moment qu'un Van Eyck a fait la Vierge au donateur,
pourquoi donc un Van der Goes n'eût-il pas fait le Mariage
mystique de sainte Catherine? Son chef-d'œuvre de Florence se
charge de la réponse. Quant à Gérard David, j'ai encore trop
présents à la mémoire ses tableaux des musées de Rouen et de
Bruges, et certaine Vierge à la grappe, autrefois en la posses-
sion de Mmo de Cotés, pour lui attribuer une peinture qui porte
la trace évidente de l'influence des Van Eyck, bien plus que
celle de l'école de Memling d'où Gérard David est sorti. Un détail
qui a son importance, et que je prends la liberté de signaler aux
curieux, c'est le caractère des rouges, francs et dorés dans le Ma-
riage, comme dans les Van der Goes et les Van Eyck, toujours
mélangés, violacés ou groseille dans les Gérard David et les ta-
bleaux qu'on peut être raisonnablement tenté de lui attribuer.
Je m'aperçois que je m'attache à l'appréciation de M. Alfred
Michiels, et que j'oublie M. Louis Gonse, beaucoup plus pru-
dent du reste, abrité qu'il est derrière l'autorité de « deux juges
dont la compétence ne saurait être mise en doute, M. Reiset,
qui a étudié d'une manière approfondie l'ancienne école de
Bruges, et M. Alfred Darcel, qui connaît si bien son musée de
Rouen ». Il me faudrait plus d'audace que je n'en ai pour m'en
prendre à de tels garants. Voilà deux cautions qui ne sont pas
bourgeoises, il faut en convenir. Il est regrettable seulement que
ces deux juges compétents aient cru devoir rendre leur sentence
par procuration. Je ne doute pas qu'opérant eux-mêmes ils
n'eussent trouvé quelque parallèle plus décisif que ceux dont j'ai
à m'excuser de vous avoir entretenu si longtemps.
Encore un mot cependant au sujet de l'état de conservation
du tableau, qui a suggéré à MM. Gonse et Michiels des observa-
tions contradictoires. « Quelques parties, dit M. Gonse, sont fort
bien conservées; elles ont tout leur éclat primitif; d'autres ont à
peu près disparu sous une restauration toute récente. » Plus
loin, M. Gonse ajoute que cette peinture a été « malheureuse-
ment très-restaurée ». D'après M. Michiels, « l'expert l'avait en-
duite, ou pour mieux dire l'avait poissée d'un vernis épais qui
empêchait presque de la voir ». Le tableau est cependant en
parfait état. Seulement, par un scrupule peut-être un peu exa-
géré, on y a laissé subsister partiellement un ancien vernis qui
donne au tableau une certaine inégalité d'aspect, qu'un nettoyage
plus audacieux et surtout plus dangereux eût fait disparaître, au
préjudice de l'œuvre.
Veuillez agréer, Monsieur le directeur, l'assurance de ma
considération la plus distinguée.
P. Tesse.
t
•
CHRONIQUE DE L'HOTEL DROUOT
■—■ La vente de tableaux anciens — collection Edward O...
— qui a eu lieu le 18 janvier, peut être regardée comme l'inau-
guration sérieuse de la saison de Drouot. Comme l'a très-bien
dit l'expert, M. Féral, dans les quelques lignes dont il a fait pré-
céder le catalogue, ces tableaux, « à raison de leur qualité et de
leur conservation, méritaient de fixer l'attention'des amateurs ».
Les prix réalisés sont loin néanmoins d'être brillants; cer-
taines œuvres, d'un extrême intérêt artistique, valent plus du
double du prix atteint. C'est ainsi que M. Edouard André peut
se féliciter d'avoir ajouté à très-bon marché à sa riche collection
un excellent portrait de ce Jan de Bray, dont le docteur A. Van
der Willigen Pz.i a débrouillé la personnalité trop longtemps
confondue avec celle de son frère Jacob. Le portrait qui a pris
place chez M. Edouard André, à côté d'un Van Dyck et en pen-
dant à un fort beau Philippe de Champaigne, représente un
membre de l'université de Leyde, « vu de trois quarts, revêtu
de la robe noire professorale, avec manchettes et rabat blanc ».
Signée en toutes lettres et datée de 1660, cette œuvre, « peinte
avec une sûreté toute magistrale, donne une haute idée de ce
maître' trop peu connu en dehors de la Hollande ».
Le prix d'adjudication n'a été que de 6,000 francs. Grâce à
l'obligeance de Mc Charles Pillet, l'Art a pu faire graver cette
belle toile, dont l'excellente planche de M. Le Rat permettra à
nos lecteurs d'apprécier l'intensité de vie et le caractère si ac-
centué.
Le fils de Paul Véronèse, Carletto, qui promettait un digne
rival à la gloire paternelle, a laissé quelques œuvres pleines de
tournure et d'élégance, qui assurent l'immortalité à sa trop
courte carrière. On n'a payé que 1,750 francs son Portrait du
podestat de Bergame, du plus magnifique effet décoratif, mais
dont la tète a un peu souffert. M. Soubiran s'est donné pour
1,910 francs une grande toile de Mateo Cerezo, qui avait, aux
yeux des collectionneurs, le tort d'être un sujet religieux; la
Vierge au voile fait le plus grand honneur à l'élève de Careno;
sa palette est la séduction même ; sauf Velasquez, personne,
dans l'école espagnole, n'a de plus heureuses harmonies de co-
loriste. Il y avait aussi des Guardi plus pétillants que jamais
d'esprit et de verve; M. Laurent Richard en a conquis deux :
Ruines dans les environs de Venise et Monuments à Pola, pour
4,740 francs; c'est fort au-dessous de leur valeur. Le Portrait de
Diane-Adélaïde de Mailly-Nesle, duchesse de Brancas et Lau-
raguais, un Nattier de forme ovale, daté 1742 et signé en toutes
lettres dans le fond à gauche, a été adjugé à 3,020 francs. Une
des meilleures toiles du Hollandais Van Wittel, plus connu sous
le nom de Van Vitelli et en Italie sous le sobriquet d'Occhiali,
à cause des besicles qu'il portait, —■ la Pia^etta et le quai des
Esclavons à Venise, — n'a été payée que 1,020 francs par M. Au-
guste Sichel, l'heureux acquéreur également du Repas de cam-
pagne de Watteau, très-connu par la gravure de Déplace. Cette
toile, tout empreinte des préoccupations flamandes qui influen-
cèrent un moment le maître, a fait partie du cabinet de M. de
Julienne; c'est une curiosité des plus intéressantes dans l'œuvre
de Watteau; les collectionneurs paraissent ne comprendre de
lui que ses Fêtes galantes, car le Repas de campagne a été
I. Dans son livre intitulé : tes Artistes de Harlem.