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distraire de l'avide attention qu'excitoit en nous un événement d'un si
grand intérêt. Le feu roulant et redoublé étoit perpétuel ; nous ne
pouvions douter que le combat ne fût terrible, et soutenu avec une égale
opiniâtreté. De retour à Rosette, nous montâmes sur les toits de nos mai-
sons ; vers dix heures, une grande clarté nous indiqua un incendie ; quelques
minutes après une explosion épouvantable fut suivie d'un silence profond :
nous avions vu tirer de gauche à droite sur l'objet enflammé, et, par suite
de raisonnement, il nous sembloit que ce dévoient être les nôtres qui
avoient mis le feu ; le silence qui avoit succédé devoit être la suite de la
retraite des Anglois, qui pouvoient seuls continuer ou cesser le combat,
puisque seuls ils disposoient de la liberté de l'espace. A onze heures un
feu lent recommença : à minuit le combat étoit de nouveau engagé ; il
cessa à deux heures du matin : à la pointe du jour j'étois aux postes avancés,
et, dix minutes après, la canonnade fut rétablie ; à neuf heures un autre
vaisseau sauta ; à dix heures quatre bâtiments, les seuls restés entiers, et que
nous reconnûmes François, traversèrent à toutes voiles le champ de
bataille, dont ils nous paroissoient maîtres, puisqu'ils n'étoient ni attaqués
ni suivis. Tel étoit le fantôme produit par l'enthousiasme de l'espérance.
Je passois ma vie à la tour d'Abou-Mandour ; j'y comptois vingt-cinq
bâtiments, dont la moitié n'étoit plus que des cadavres mutilés, et dont le
reste se trouvoit dans l'impossibilité de manœuvrer pour les secourir : trois
jours nous restâmes dans cette cruelle incertitude. La lunette à la main
j'avois dessiné les désastres, pour me rendre compte si le lendemain n'y
apporterait aucun changement : nous repoussions l'évidence avec la main
de l'illusion ; mais le bogaze fermé, mais la communication d'Alexandrie
interceptée, nous apprirent que notre existence étoit changée ; que, séparés
de la métropole, nous étions devenus colonies, obligés jusqu'à la paix
d'exister de nos moyens : nous apprimes enfin que la flotte Anglaise avoit
1 doublé
distraire de l'avide attention qu'excitoit en nous un événement d'un si
grand intérêt. Le feu roulant et redoublé étoit perpétuel ; nous ne
pouvions douter que le combat ne fût terrible, et soutenu avec une égale
opiniâtreté. De retour à Rosette, nous montâmes sur les toits de nos mai-
sons ; vers dix heures, une grande clarté nous indiqua un incendie ; quelques
minutes après une explosion épouvantable fut suivie d'un silence profond :
nous avions vu tirer de gauche à droite sur l'objet enflammé, et, par suite
de raisonnement, il nous sembloit que ce dévoient être les nôtres qui
avoient mis le feu ; le silence qui avoit succédé devoit être la suite de la
retraite des Anglois, qui pouvoient seuls continuer ou cesser le combat,
puisque seuls ils disposoient de la liberté de l'espace. A onze heures un
feu lent recommença : à minuit le combat étoit de nouveau engagé ; il
cessa à deux heures du matin : à la pointe du jour j'étois aux postes avancés,
et, dix minutes après, la canonnade fut rétablie ; à neuf heures un autre
vaisseau sauta ; à dix heures quatre bâtiments, les seuls restés entiers, et que
nous reconnûmes François, traversèrent à toutes voiles le champ de
bataille, dont ils nous paroissoient maîtres, puisqu'ils n'étoient ni attaqués
ni suivis. Tel étoit le fantôme produit par l'enthousiasme de l'espérance.
Je passois ma vie à la tour d'Abou-Mandour ; j'y comptois vingt-cinq
bâtiments, dont la moitié n'étoit plus que des cadavres mutilés, et dont le
reste se trouvoit dans l'impossibilité de manœuvrer pour les secourir : trois
jours nous restâmes dans cette cruelle incertitude. La lunette à la main
j'avois dessiné les désastres, pour me rendre compte si le lendemain n'y
apporterait aucun changement : nous repoussions l'évidence avec la main
de l'illusion ; mais le bogaze fermé, mais la communication d'Alexandrie
interceptée, nous apprirent que notre existence étoit changée ; que, séparés
de la métropole, nous étions devenus colonies, obligés jusqu'à la paix
d'exister de nos moyens : nous apprimes enfin que la flotte Anglaise avoit
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