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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 5.1879 (Teil 1)

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Véron, Eugène: La correspondance d'Eugène Delacroix
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https://doi.org/10.11588/diglit.17799#0103

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9o L'ART.

mes yeux pour juger mon chef-d'œuvre. C'est malheureux que je tombe à t'écrire un jour où je
suis aussi vexé... quel exécrable métier que de faire consister son bonheur dans des choses de
pur amour-propre ! Voilà six mois de travail qui aboutissent à me faire passer la plus f... des
journées. Du reste je suis habitué à ces choses-là et ne t'alarme pas trop pour l'amour de moi.
C'est peut-être, c'est probablement comme toutes les autres fois où le premier aspect de ma
sacrée peinture accrochée à côté de celle des autres me jugule entièrement. Cela me fait l'effet
d'une première représentation où tout le monde sifflerait. »

Cette sévérité tient surtout sans cloute à un immense orgueil qui craint de ne pas emporter
l'admiration publique. Elle ne prouve nullement qu'au fond Delacroix soit absolument convaincu
de mériter l'échec qu'il redoute, mais en somme elle ne ressemble en rien à cette constante
satisfaction qu'éprouvent devant leurs œuvres la plupart des artistes, qui ne sont pas de grands
artistes. Il est évident que si Delacroix était toujours mécontent de sa peinture, c'est que, par la
nature et la grandeur même de son génie, il ne parvenait jamais à rendre sa pensée tout entière.
Quels que fussent ses efforts pour la porter sur la toile telle qu'il la concevait, il en restait
toujours quelque chose que sa main ne pouvait reproduire ; et cela même est une preuve de
supériorité.

Ce phénomène moral s'explique encore par l'éblouissement, par l'enivrement que produit
clans une âme d'artiste la première conception de l'œuvre future. Il y a dans ce travail intérieur
une jouissance particulière qui tient à réchauffement de l'intelligence en action, à la nouveauté
du spectacle, aux facilités particulières de l'imagination qui construit d'emblée le tableau sans
s'arrêter aux difficultés du détail. Tout cela disparait plus ou moins dans l'exécution définitive,
où les facultés froides, l'attention et la mémoire, prennent un rôle dominant ; et quand l'œuvre
est finie, c'est encore bien pis. A la fatigue du travail prolongé s'ajoute l'écœurement, presque
le dégoût des choses trop longtemps pratiquées, vieillies, devenues pour nous presque banales.

A tout cela se joignait pour Delacroix une cause particulière qui tenait à son éducation. Il
avait été élevé au ' lycée Louis-le-Grand d'où il avait naturellement emporté les principes de
l'esthétique universitaire. En sortant du lycée il était entré dans l'atelier de Guérin. Aussi
théoriquement Delacroix était-il platonicien, académique, attaché à la doctrine du beau absolu,
comme il l'a bien montré plus tard par ses articles de la Revue des Deux Mondes. Mais son
tempérament, ses instincts protestaient inconsciemment contre ces habitudes intellectuelles
imposées par la routine traditionnelle, et quand, après avoir fait œuvre de peintre en se laissant
aller où le portaient ses goûts, il se retrouvait, comme à l'ouverture du Salon annuel, ramené
forcément au rôle de critique et contraint de juger ses ouvrages comparativement à ceux de ses
concurrents, l'artiste et le théoricien se livraient en lui des combats qui expliquent en partie ses
doutes, ses hésitations, ses découragements.

Il ne faut pas l'oublier en effet, ce chef de l'école romantique, sur lequel les juges
académiciens se plaisaient à venger les injures du classicisme, n'était qu'un romantique bien
vacillant. C'est tout au plus s'il faisait partie de l'armée qu'il était censé conduire à la bataille
et il est probable qu'il n'aurait guère songé à entrer dans ses rangs, s'il n'y avait en quelque
sorte été enrôlé de force par des persécuteurs imbéciles. Il ne suivait guère les romantiques que
parce qu'il était leur chef. Je ne vois dans ses lettres que deux passages où il fasse profession
formelle de romantisme, et encore la profession est-elle peu explicite.

Dans la première, du 11 mars 1828, adressée à Soulier, il écrit : « Les uns disent que c'est
une chute complète ; que la Mort de Sardanapale est celle des romantiques, puisque romantique
il y a ; les autres, etc. »

La seconde, du 12 août 1862, est adressée à Sainte-Beuve à l'occasion de la charge à fond
que celui-ci avait exécutée sur Delescluze, le critique classique. Elle se termine par ces lignes :
« Ne vous lassez pas, cher et ancien compagnon de guerre ; continuez vigoureusement à prouver
(et j'en serai charmé pour ma part) qu'on peut être romantique et avoir du bon sens et de
l'élévation. »

Voilà tout. C'est peu. Il n'y tenait pas autrement. En somme, il n'appartenait à aucune école.
 
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