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CXXXVIII
Perraud statuaire et son œuvre. — Souvenirs intimes, par
Max Claudet, statuaire, i vol. in-8" de 145 pages, avec le
portrait de Perraud. — Paris, Sandoz et Fischbacher.
Ce petit volume est des plus attachants. L'auteur y a re'uni
sans prétention, mais non sans esprit, les traits les mieux choi-
sis pour donner une idée exacte des habitudes et du caractère
de Perraud. Il s'occupe peu du statuaire, qui est très-connu,
mais beaucoup de l'homme, qui l'est infiniment moins. Cette
lecture produit une impression singulière, car Perraud ne
ressemble guère à son oeuvre. L'artiste est quelque peu
académique et son œuvre, avec tous ses mérites, n'est pas
sans quelque chose de ronflant et de conventionnel. Il lui
manque une personnalité nettement tranchée et son talent est
surtout un talent d'exécution. Il cherche la forme et la
vie de l'épiderme plus que celle du mouvement et de la
pensée. L'homme au contraire a une saveur particulière
d'honnêteté, de candeur, de bonhomie, avec un genre d'esprit
sui generis qui est l'esprit comtois, à la fois paysan et raffiné,
comme Max Buchon et Courbet. Mais Perraud a plus de naï-
veté et la vanité lui est inconnue. Il avait conscience de son
talent sans doute, mais il se gardait bien d'en assommer les gens,
comme le maître peintre d'Ornans.
Les lettres que cite M. Max Claudet sont d'un très-vif in-
térêt. L'homme s'y peint avec une sincérité charmante et parfois
une finesse que ne ferait pas soupçonner sa sculpture. On est con-
vaincu, quand on les a lues, qu'il était né pour faire autre chose
que ce qu'il a fait. C'était en somme une nature timide, un peu
passive, sur laquelle l'enseignement reçu a dû exercer une
grande influence. Avec d'autres maîtres que ceux qu'il a eus,
qui auraient su le ménager, le développer dans le sens vrai de
de ses aptitudes, il aurait certainement produit quelque chose
de plus personnel, de plus spontané, de plus vivant. Au lieu de
l'idéal gréco-romain et plus romain encore que grec qui lui a
été imposé, il aurait laissé passer dans sa sculpture quelque
chose de ce que l'on trouve dans ses lettres.
En voici quelques fragments qui donneront une idée du
reste :
« Nous nous sommes amusés à flâner en regardant quelques
toiles dressées contre les murs, de celles qui ne passent pas au
jury. J'en ai vu une de Courbet. C'est un gueux qui passe sur
la route. Il y a une espèce de paysage ; une louve, une espèce
de femme, la poitrine ouverte, donnant le sein à un nourrisson
perdu dans les guenilles, est blottie derrière une poignée de paille
et une vieille loque, le tout calfeutrant le buisson de la route.
En entendant venir quelqu'un, un petit morveux, nu-pieds,
pantalon froncé à la ceinture, laisse passer un torche-pinceau
par la fente de derrière et tend la main au grand gueux qui lui
donne une pièce de monnaie. Entre ce groupe et la femme ac-
croupie, au regard féroce, est un sale chien de berger, au poil
hérissé, qui grogne après le vieux. Tout ce qui est humain est
odieux. Ces humains ont l'air d'être en bois, en noyer blanc, que
l'on aurait voulu brunir avec du brou de noix. L'attitude de
tout ce monde est fantastique. Seulement cette scène se passe
dans une atmosphère, une lumière si extraordinaires, que les
tableaux qui sont autour sont opaques comme de la gomme
laque. Quel sentiment de peinture a cet homme ! Mais quel
parti en tire-t-il ? de quoi se composera son œuvre ? de l'œuvre
d'un beau début qui promet toujours, et qui ne tiendra jamais
plus. »
N'est-il pas vrai qu'il y a là une vigueur d'expression, un
accent de personnalité qui contraste étrangement avec les mus-
culatures étudiées et convenues du sculpteur ? Il faut bien re-
marquer que Perraud n'avait reçu aucune instruction, et que
pour trouver des phrases comme celles-là il lui fallait évidemment
une impression vive et profonde, dont on ne l'aurait pas cru
susceptible. Je parle de ceux qui ne l'ont pas connu personnelle-
ment. J'ignore ce qu'en penseront les autres. Mais pour moi qui ne
connaissais que le sculpteur, le livre de M. Max Claudet est une
surprise, une révélation. Je ne puis douter que le portrait que
m'en donne le biographe ne soit exact, puisqu'il est fait en
grande partie des lettres mêmes et des conversations de Perraud,
mais je n'en regrette que plus vivement, je le répète, que l'appren-
tissage artistique qu'on lui a fait subir ait laissé subsister dans
le sculpteur si peu de ce qu'il y avait dans l'homme.
Voici encore une lettre bien curieuse à ce même point de
vue. Il en est venu à ne plus comprendre Carpeaux, et cepen-
dant, malgré ses préjugés académiques, il sent se réveiller au fond
de lui-même un je ne sais quoi qui proteste contre l'esthétique
qu'on lui a apprise. Il souffre véritablement de ce désaccord
dont il ne se rend pas compte ; il en souffre jusqu'au découra-
gement, et sans avoir pleine conscience des causes de sa souf-
france, il l'exprime en termes bien remarquables : « Carpeaux,
écrit-il à M. Max Claudet, a fait défaire nos baraques de l'Opéra
pour montrer son groupe à la commission du prix de l'empereur.
Fondait-il des espérances là-dessus ? Peut-être. C'a été en tout
cas un four..... Pour un rien, je donnerais ma démission et
j'irais vivre de mes modiques revenus, caché dans un coin
comme un capitaine en retraite. J'ai horreur de ce que je fais.
Je n'ose me montrer sur cette place pour regarder ce travail
qui me semble d'une froideur et d'un poncif convenu, écœurant.
La sarabande échevelée de Carpeaux fait pâlir tout ce qui
l'entoure, sans profit pour elle-même, car c'est d'une ébriété,
d'une intempérance presque obscène et d'un imperturbable
aplomb, qui me fait douter de ma façon d'être et d'avoir des
sympathies pour ça. Il me semble que je n'ai jamais été et que
je ne serai jamais qu'un vieux ramolli, sans foi et sans croyance
en rien. Je m'ennuie, je n'ai plus de goût au travail, je m'oc-
cupe sans feu, sans espoir ni illusion aucune. N'allez pas croire,
je vous en prie, que ces impressions sont le produit d'une dé-
ception. Non, réellement, avec la connaissance philosophique
que j'ai des hommes et des choses, croyez bien que je ne me
suis pas pris superstitieusement à une espérance aussi illusoire
et jamais je n'ai rêvé que je me réveillerais riche un jour. Ce
que j'ai peut suffire à mon bonheur. Mais que voulez-vous ? la
nature est ainsi faite d'être appréhensive, d'avoir des harpies
imaginaires qui empoisonnent tout ce que je touche. La moin-
dre petite créature vivante que l'on sentirait vagir autour de soi
vous guérirait de tous ces fantastiques diables noirs avec tous ces
millions d'enfers. J'oublie en vous causant comme à un camarade,
que vous avez la moitié de mon âge et que, fort heureusement,
vous ne devez être pas expérimenté sur cette question, qui est
une maladie d'esprit solitaire. »
Perraud se trompe, c'est la maladie d'un esprit qui a man-
qué sa route, qui, trop tard, s'aperçoit qu'il a pris l'ombre pour
la proie, qui ne trouve pas dans ce qu'il a fait la satisfaction
d'avoir rendu sa propre pensée, ses impressions personnelles,
d'avoir produit un œuvre vrai, sincère , spontané , adéquat
à lui-même. Combien ont comme lui été entraînés dans
des voies qui n'étaient pas les leurs, et qui, en se retournant
à la fin, pour voir la route parcourue, reconnaissent qu'ils se
sont laissé prendre à des apparences et qu'ils n'ont pas porté
leur véritable fruit ! Perraud a beau avoir fait le Faune et
CXXXVIII
Perraud statuaire et son œuvre. — Souvenirs intimes, par
Max Claudet, statuaire, i vol. in-8" de 145 pages, avec le
portrait de Perraud. — Paris, Sandoz et Fischbacher.
Ce petit volume est des plus attachants. L'auteur y a re'uni
sans prétention, mais non sans esprit, les traits les mieux choi-
sis pour donner une idée exacte des habitudes et du caractère
de Perraud. Il s'occupe peu du statuaire, qui est très-connu,
mais beaucoup de l'homme, qui l'est infiniment moins. Cette
lecture produit une impression singulière, car Perraud ne
ressemble guère à son oeuvre. L'artiste est quelque peu
académique et son œuvre, avec tous ses mérites, n'est pas
sans quelque chose de ronflant et de conventionnel. Il lui
manque une personnalité nettement tranchée et son talent est
surtout un talent d'exécution. Il cherche la forme et la
vie de l'épiderme plus que celle du mouvement et de la
pensée. L'homme au contraire a une saveur particulière
d'honnêteté, de candeur, de bonhomie, avec un genre d'esprit
sui generis qui est l'esprit comtois, à la fois paysan et raffiné,
comme Max Buchon et Courbet. Mais Perraud a plus de naï-
veté et la vanité lui est inconnue. Il avait conscience de son
talent sans doute, mais il se gardait bien d'en assommer les gens,
comme le maître peintre d'Ornans.
Les lettres que cite M. Max Claudet sont d'un très-vif in-
térêt. L'homme s'y peint avec une sincérité charmante et parfois
une finesse que ne ferait pas soupçonner sa sculpture. On est con-
vaincu, quand on les a lues, qu'il était né pour faire autre chose
que ce qu'il a fait. C'était en somme une nature timide, un peu
passive, sur laquelle l'enseignement reçu a dû exercer une
grande influence. Avec d'autres maîtres que ceux qu'il a eus,
qui auraient su le ménager, le développer dans le sens vrai de
de ses aptitudes, il aurait certainement produit quelque chose
de plus personnel, de plus spontané, de plus vivant. Au lieu de
l'idéal gréco-romain et plus romain encore que grec qui lui a
été imposé, il aurait laissé passer dans sa sculpture quelque
chose de ce que l'on trouve dans ses lettres.
En voici quelques fragments qui donneront une idée du
reste :
« Nous nous sommes amusés à flâner en regardant quelques
toiles dressées contre les murs, de celles qui ne passent pas au
jury. J'en ai vu une de Courbet. C'est un gueux qui passe sur
la route. Il y a une espèce de paysage ; une louve, une espèce
de femme, la poitrine ouverte, donnant le sein à un nourrisson
perdu dans les guenilles, est blottie derrière une poignée de paille
et une vieille loque, le tout calfeutrant le buisson de la route.
En entendant venir quelqu'un, un petit morveux, nu-pieds,
pantalon froncé à la ceinture, laisse passer un torche-pinceau
par la fente de derrière et tend la main au grand gueux qui lui
donne une pièce de monnaie. Entre ce groupe et la femme ac-
croupie, au regard féroce, est un sale chien de berger, au poil
hérissé, qui grogne après le vieux. Tout ce qui est humain est
odieux. Ces humains ont l'air d'être en bois, en noyer blanc, que
l'on aurait voulu brunir avec du brou de noix. L'attitude de
tout ce monde est fantastique. Seulement cette scène se passe
dans une atmosphère, une lumière si extraordinaires, que les
tableaux qui sont autour sont opaques comme de la gomme
laque. Quel sentiment de peinture a cet homme ! Mais quel
parti en tire-t-il ? de quoi se composera son œuvre ? de l'œuvre
d'un beau début qui promet toujours, et qui ne tiendra jamais
plus. »
N'est-il pas vrai qu'il y a là une vigueur d'expression, un
accent de personnalité qui contraste étrangement avec les mus-
culatures étudiées et convenues du sculpteur ? Il faut bien re-
marquer que Perraud n'avait reçu aucune instruction, et que
pour trouver des phrases comme celles-là il lui fallait évidemment
une impression vive et profonde, dont on ne l'aurait pas cru
susceptible. Je parle de ceux qui ne l'ont pas connu personnelle-
ment. J'ignore ce qu'en penseront les autres. Mais pour moi qui ne
connaissais que le sculpteur, le livre de M. Max Claudet est une
surprise, une révélation. Je ne puis douter que le portrait que
m'en donne le biographe ne soit exact, puisqu'il est fait en
grande partie des lettres mêmes et des conversations de Perraud,
mais je n'en regrette que plus vivement, je le répète, que l'appren-
tissage artistique qu'on lui a fait subir ait laissé subsister dans
le sculpteur si peu de ce qu'il y avait dans l'homme.
Voici encore une lettre bien curieuse à ce même point de
vue. Il en est venu à ne plus comprendre Carpeaux, et cepen-
dant, malgré ses préjugés académiques, il sent se réveiller au fond
de lui-même un je ne sais quoi qui proteste contre l'esthétique
qu'on lui a apprise. Il souffre véritablement de ce désaccord
dont il ne se rend pas compte ; il en souffre jusqu'au découra-
gement, et sans avoir pleine conscience des causes de sa souf-
france, il l'exprime en termes bien remarquables : « Carpeaux,
écrit-il à M. Max Claudet, a fait défaire nos baraques de l'Opéra
pour montrer son groupe à la commission du prix de l'empereur.
Fondait-il des espérances là-dessus ? Peut-être. C'a été en tout
cas un four..... Pour un rien, je donnerais ma démission et
j'irais vivre de mes modiques revenus, caché dans un coin
comme un capitaine en retraite. J'ai horreur de ce que je fais.
Je n'ose me montrer sur cette place pour regarder ce travail
qui me semble d'une froideur et d'un poncif convenu, écœurant.
La sarabande échevelée de Carpeaux fait pâlir tout ce qui
l'entoure, sans profit pour elle-même, car c'est d'une ébriété,
d'une intempérance presque obscène et d'un imperturbable
aplomb, qui me fait douter de ma façon d'être et d'avoir des
sympathies pour ça. Il me semble que je n'ai jamais été et que
je ne serai jamais qu'un vieux ramolli, sans foi et sans croyance
en rien. Je m'ennuie, je n'ai plus de goût au travail, je m'oc-
cupe sans feu, sans espoir ni illusion aucune. N'allez pas croire,
je vous en prie, que ces impressions sont le produit d'une dé-
ception. Non, réellement, avec la connaissance philosophique
que j'ai des hommes et des choses, croyez bien que je ne me
suis pas pris superstitieusement à une espérance aussi illusoire
et jamais je n'ai rêvé que je me réveillerais riche un jour. Ce
que j'ai peut suffire à mon bonheur. Mais que voulez-vous ? la
nature est ainsi faite d'être appréhensive, d'avoir des harpies
imaginaires qui empoisonnent tout ce que je touche. La moin-
dre petite créature vivante que l'on sentirait vagir autour de soi
vous guérirait de tous ces fantastiques diables noirs avec tous ces
millions d'enfers. J'oublie en vous causant comme à un camarade,
que vous avez la moitié de mon âge et que, fort heureusement,
vous ne devez être pas expérimenté sur cette question, qui est
une maladie d'esprit solitaire. »
Perraud se trompe, c'est la maladie d'un esprit qui a man-
qué sa route, qui, trop tard, s'aperçoit qu'il a pris l'ombre pour
la proie, qui ne trouve pas dans ce qu'il a fait la satisfaction
d'avoir rendu sa propre pensée, ses impressions personnelles,
d'avoir produit un œuvre vrai, sincère , spontané , adéquat
à lui-même. Combien ont comme lui été entraînés dans
des voies qui n'étaient pas les leurs, et qui, en se retournant
à la fin, pour voir la route parcourue, reconnaissent qu'ils se
sont laissé prendre à des apparences et qu'ils n'ont pas porté
leur véritable fruit ! Perraud a beau avoir fait le Faune et