CHRONIQUE THÉÂTRALE
Théâtre-Français. — Le Petit Hôtel de MM. Henri
Mcilhac et Ludovic Halévy, qui vient d'être représente' à la
Come'die-Française,est une agréable bluette, très-parisienne, très-
moderne, mais un peu mince pour la maison de Molière. A vrai
dire, la modernité en est assez fantaisiste, et les types imaginés
par les auteurs semblent plutôt faits pour accompagner dans la
Vie parisienne quelques croquis de Marcellin. L'interprétation
n'a pas nui au succès de ce petit acte, lestement enlevé par
M"0 Samary, MM. Coquelin et Thiron. Voilà qui est parfait,
mais, désormais, s'il leur prend encore envie d'écrire pour les
Français, c'est-à-dire pour le premier théâtre du monde, et nous
sommes loin de les en dissuader, MM. Meilhac et Halévy ne
feront pas mal de se rappeler qu'ils sont les pères de Froufrou.
Va pour l'Eté de la Saint-Martin, comme entrée de jeu. Petit
Hôtel n'est guère qu'une carte de visite. Passe encore, mais
maintenant ces messieurs sont de la maison, et Froufrou oblige.
Gaité — Une matinée japonaise. Mme Marie Dumas, qui a
organisé au théâtre de la Gaîté les matinées dramatiques inter-
nationales, a eu l'idée de pousser jusque dans l'extrême Orient ses
intéressantes études sur le répertoire étranger, tant ancien que
moderne. Ces matinées ont donné au public un aperçu de l'an-
cien théâtre grec et latin, du théâtre anglais, du théâtre alle-
mand, du théâtre italien, etc., etc. Il s'agissait cette fois du théâtre
japonais. M1"" Marie Dumas s'est adressée à notre collaborateur
M. Philippe Burty, dont la spécialité japoniste est bien connue
des lecteurs de l'Art et M. Burty lui ayant présenté M. Ma-
sana Maeda, commissaire général du Japon à l'Exposition uni-
verselle et principal organisateur de la double exposition japo-
naise qui a obtenu un éclatant succès au Champ-de-Mars et au
Trocadéro, elle demanda à celui-ci un drame, à celui-là une
conférence. Cette tentative hardie a été couronnée d'un plein
succès, et le public nombreux qui assistait à la matinée du
25 février a chaleureusement applaudi le dramaturge et le confé-
rencier.
} amato, tel est le titre du drame de M. Masana Maeda. Le
sujet en est emprunté à une légende nationale, et la pièce,
ainsi qu'on pouvait s'y attendre, avait été adaptée aux exigences
de la scène française, dont les traditions s'écartent trop sensi-
blement des habitudes et des licences japonaises pour qu'une
simple transcription eût chance de se faire accepter. L'adapta-
tion est du reste fort intelligente, et tout en s'inclinant devant
le goût français elle garde assez de saveur locale pour piquer
la curiosité de ceux qui, en prenant le chemin du square des
Arts-et-Métiers se flattaient de passer quelques heures au
Japon, et eussent été singulièrement désappointés, si, sous
prétexte de les initier à une poétique exotique, on leur eût servi
un drame conforme en tous points aux prescriptions de notre
code théâtral.
La donnée de la pièce est toute morale, on pourrait même
dire évangélique. C'est en effet la parabole de la paille et de la
poutre. Le héros du drame, Yossiho, est une sorte de Loren-
zaccio japonais. Il a toutes les allures d'un débauché. Ses amis,
qui le tenaient jadis pour un chaud patriote, qui comptaient
sur lui pour secouer le joug de nous ne savons quel usurpateur,
et venger le souverain légitime mort en luttant pour sa cou-
ronne, ses amis le prennent pour un traître. L'un d'eux surtout,
Mazana, le plus jeune, manifeste une violente indignation, et
à chaque instant fait mine de poignarder le libertin, le lâche
qui semble avoir oublié et les malheurs de la patrie, et la
cause à laquelle il avait juré de se dévouer. Mais le libertinage
de Yossiho n'est qu'une feinte, qui assure le succès de la con-
spiration dont il n'a pas cessé de se préoccuper. D'abord dupes
de son ignominie apparente, ses amis ne tardent pas à recon-
naître leur erreur ; et comme il était aisé de le deviner, celui de
tous qui l'a le plus cruellement calomnié, celui qui voulait le
tuer, celui qui le soupçonnait encore quand déjà.les autres lui
rendaient justice, le jeune, l'intraitable Mazana, est précisément
celui dont le zèle faiblit quand l'heure de l'action a sonné. Le sen-
timent de la famille domine dans son cœur l'amour de la patrie,
et pour lui rendre l'estime et la confiance de son parti, il faut
que sa mère s'ouvre le ventre, payant de sa vie la faute qu'il
a commise, et scellant de son sang le serment patriotique qu'elle
prête pour le coupable repentant.
Voilà, certes, une tragédie à laquelle ne manquent ni l'hé-
roïsme ni l'originalité. Grâce à la maison Mitsui qui avait fourni
les costumes et les accessoires, tous d'une authenticité absolue,
le tableau était dans son vrai cadre ; enfin l'illusion était aussi
complète que possible.
Il y a loin cependant de cette adaptation japonaise au véritable
japonisme théâtral, et la distance a été mesurée par M. Burly
dans sa conférence, ou plutôt dans sa causerie, c'est le mot qu'il
préfère, causerie familière, dont le négligé apparent dissimulait
une trame très-serrée. De même que le patriotisme de Yossiho
prend les dehors de la débauche pour tromper le tyran, de
même l'érudition de M. Burty se donne des airs bon enfant pour
capter la confiance du public, un tyran à sa manière, un tyran
qui admet qu'on l'instruise pourvu qu'on l'amuse. Cette petite
conspiration contre notre ignorance en fait de japonisme a été
très-spirituellement menée. Caractères généraux du drame japo-
nais, réalisme de la mise en scène (au Japon, la célèbre agonie
du Sphinx serait un pur enfantillage, et quand un acteur s'ouvre
le ventre, on est tenté de croire que c'est pour tout de bon), bizarre-
ries d'exécution, longueur des représentations qui prennent par-
fois plusieurs journées, dispositions particulières de la salle,
physionomies du public , tout cela a été expliqué par M. Burty
avec beaucoup de finesse et de clarté. Aucune prétention ora-
toire ou professorale, pas l'ombre de pédantisme, mais une
science très-sûre et une méthode d'une netteté parfaite. Nous
avons entendu peu de conférences aussi attrayantes. Le succès,
nous l'avons dit, a été très-vif, et, la causerie terminée, les
applaudissements ont été d'autant plus nourris que pendant une
heure le conférencier, homme de goût, cherchant seulement
l'attention et l'intérêt, ne s'était pas permis une seule de ces
invites à la claque dont abusent trop souvent les virtuoses de la
conférence. Le public avait une revanche à prendre. Il n'y a
pas manqué.
1. Voir ire ignée, tome II, pages 1 et 337, l'article Japonisme; Histoire de la poétesse Ko-Mati; 2« année, tome II, page 49, les Femmes de qualité;
page 277, Yébis et Dai-KoKou. et 4e année, tome IV, page 241, le Japon ancien et le Japon moderne à l'Exposition universelle de 1878.
Le Directeur-Gérant : EUGÈNE VÉRON.
Théâtre-Français. — Le Petit Hôtel de MM. Henri
Mcilhac et Ludovic Halévy, qui vient d'être représente' à la
Come'die-Française,est une agréable bluette, très-parisienne, très-
moderne, mais un peu mince pour la maison de Molière. A vrai
dire, la modernité en est assez fantaisiste, et les types imaginés
par les auteurs semblent plutôt faits pour accompagner dans la
Vie parisienne quelques croquis de Marcellin. L'interprétation
n'a pas nui au succès de ce petit acte, lestement enlevé par
M"0 Samary, MM. Coquelin et Thiron. Voilà qui est parfait,
mais, désormais, s'il leur prend encore envie d'écrire pour les
Français, c'est-à-dire pour le premier théâtre du monde, et nous
sommes loin de les en dissuader, MM. Meilhac et Halévy ne
feront pas mal de se rappeler qu'ils sont les pères de Froufrou.
Va pour l'Eté de la Saint-Martin, comme entrée de jeu. Petit
Hôtel n'est guère qu'une carte de visite. Passe encore, mais
maintenant ces messieurs sont de la maison, et Froufrou oblige.
Gaité — Une matinée japonaise. Mme Marie Dumas, qui a
organisé au théâtre de la Gaîté les matinées dramatiques inter-
nationales, a eu l'idée de pousser jusque dans l'extrême Orient ses
intéressantes études sur le répertoire étranger, tant ancien que
moderne. Ces matinées ont donné au public un aperçu de l'an-
cien théâtre grec et latin, du théâtre anglais, du théâtre alle-
mand, du théâtre italien, etc., etc. Il s'agissait cette fois du théâtre
japonais. M1"" Marie Dumas s'est adressée à notre collaborateur
M. Philippe Burty, dont la spécialité japoniste est bien connue
des lecteurs de l'Art et M. Burty lui ayant présenté M. Ma-
sana Maeda, commissaire général du Japon à l'Exposition uni-
verselle et principal organisateur de la double exposition japo-
naise qui a obtenu un éclatant succès au Champ-de-Mars et au
Trocadéro, elle demanda à celui-ci un drame, à celui-là une
conférence. Cette tentative hardie a été couronnée d'un plein
succès, et le public nombreux qui assistait à la matinée du
25 février a chaleureusement applaudi le dramaturge et le confé-
rencier.
} amato, tel est le titre du drame de M. Masana Maeda. Le
sujet en est emprunté à une légende nationale, et la pièce,
ainsi qu'on pouvait s'y attendre, avait été adaptée aux exigences
de la scène française, dont les traditions s'écartent trop sensi-
blement des habitudes et des licences japonaises pour qu'une
simple transcription eût chance de se faire accepter. L'adapta-
tion est du reste fort intelligente, et tout en s'inclinant devant
le goût français elle garde assez de saveur locale pour piquer
la curiosité de ceux qui, en prenant le chemin du square des
Arts-et-Métiers se flattaient de passer quelques heures au
Japon, et eussent été singulièrement désappointés, si, sous
prétexte de les initier à une poétique exotique, on leur eût servi
un drame conforme en tous points aux prescriptions de notre
code théâtral.
La donnée de la pièce est toute morale, on pourrait même
dire évangélique. C'est en effet la parabole de la paille et de la
poutre. Le héros du drame, Yossiho, est une sorte de Loren-
zaccio japonais. Il a toutes les allures d'un débauché. Ses amis,
qui le tenaient jadis pour un chaud patriote, qui comptaient
sur lui pour secouer le joug de nous ne savons quel usurpateur,
et venger le souverain légitime mort en luttant pour sa cou-
ronne, ses amis le prennent pour un traître. L'un d'eux surtout,
Mazana, le plus jeune, manifeste une violente indignation, et
à chaque instant fait mine de poignarder le libertin, le lâche
qui semble avoir oublié et les malheurs de la patrie, et la
cause à laquelle il avait juré de se dévouer. Mais le libertinage
de Yossiho n'est qu'une feinte, qui assure le succès de la con-
spiration dont il n'a pas cessé de se préoccuper. D'abord dupes
de son ignominie apparente, ses amis ne tardent pas à recon-
naître leur erreur ; et comme il était aisé de le deviner, celui de
tous qui l'a le plus cruellement calomnié, celui qui voulait le
tuer, celui qui le soupçonnait encore quand déjà.les autres lui
rendaient justice, le jeune, l'intraitable Mazana, est précisément
celui dont le zèle faiblit quand l'heure de l'action a sonné. Le sen-
timent de la famille domine dans son cœur l'amour de la patrie,
et pour lui rendre l'estime et la confiance de son parti, il faut
que sa mère s'ouvre le ventre, payant de sa vie la faute qu'il
a commise, et scellant de son sang le serment patriotique qu'elle
prête pour le coupable repentant.
Voilà, certes, une tragédie à laquelle ne manquent ni l'hé-
roïsme ni l'originalité. Grâce à la maison Mitsui qui avait fourni
les costumes et les accessoires, tous d'une authenticité absolue,
le tableau était dans son vrai cadre ; enfin l'illusion était aussi
complète que possible.
Il y a loin cependant de cette adaptation japonaise au véritable
japonisme théâtral, et la distance a été mesurée par M. Burly
dans sa conférence, ou plutôt dans sa causerie, c'est le mot qu'il
préfère, causerie familière, dont le négligé apparent dissimulait
une trame très-serrée. De même que le patriotisme de Yossiho
prend les dehors de la débauche pour tromper le tyran, de
même l'érudition de M. Burty se donne des airs bon enfant pour
capter la confiance du public, un tyran à sa manière, un tyran
qui admet qu'on l'instruise pourvu qu'on l'amuse. Cette petite
conspiration contre notre ignorance en fait de japonisme a été
très-spirituellement menée. Caractères généraux du drame japo-
nais, réalisme de la mise en scène (au Japon, la célèbre agonie
du Sphinx serait un pur enfantillage, et quand un acteur s'ouvre
le ventre, on est tenté de croire que c'est pour tout de bon), bizarre-
ries d'exécution, longueur des représentations qui prennent par-
fois plusieurs journées, dispositions particulières de la salle,
physionomies du public , tout cela a été expliqué par M. Burty
avec beaucoup de finesse et de clarté. Aucune prétention ora-
toire ou professorale, pas l'ombre de pédantisme, mais une
science très-sûre et une méthode d'une netteté parfaite. Nous
avons entendu peu de conférences aussi attrayantes. Le succès,
nous l'avons dit, a été très-vif, et, la causerie terminée, les
applaudissements ont été d'autant plus nourris que pendant une
heure le conférencier, homme de goût, cherchant seulement
l'attention et l'intérêt, ne s'était pas permis une seule de ces
invites à la claque dont abusent trop souvent les virtuoses de la
conférence. Le public avait une revanche à prendre. Il n'y a
pas manqué.
1. Voir ire ignée, tome II, pages 1 et 337, l'article Japonisme; Histoire de la poétesse Ko-Mati; 2« année, tome II, page 49, les Femmes de qualité;
page 277, Yébis et Dai-KoKou. et 4e année, tome IV, page 241, le Japon ancien et le Japon moderne à l'Exposition universelle de 1878.
Le Directeur-Gérant : EUGÈNE VÉRON.