}o8 L'ART.
Voilà, élucidés par Reynès, si je ne m'abuse, quelques points touchant les frères Le Nain.
Laissons un instant le registre mortuaire et, après M. Guiffrey prouvons, nous aussi, que les frères
Le Nain n'ont pas vécu et ne sont pas morts dans la pauvreté, comme on l'a prétendu souvent.
Non, il ne faut pas croire à leur misère sur ce seul fait qu'un des trois frères est cité dans les
registres de l'Académie de peinture et de sculpture comme débiteur au mois d'octobre 1649 des
deux pistoles de sa lettre de réception et d'un restant de sa pistole par an qu'il s'était engagé à
verser pour les besoins communs. Ces mêmes comptes rendus des séances de l'Académie ne nous
apprennent-ils pas que les plus glorieux de ses membres, les plus entourés des faveurs de la cour,
que Le Brun lui-même était en retard dans le règlement de ses cotisations, dont il s'acquittait
) livres par f livres ? Il en est plusieurs, et des plus huppés, qui se montraient encore moins en
règle que Le Brun avec la caisse de l'Académie ; Mathieu Le Nain suivait leur exemple un peu
trop fidèlement ; mais loin d'être dans le besoin, il possédait, par suite d'héritages et de donation
mutuelle, faite entre les trois frères, des maisons à Paris, à Laon, des fermes, des vignes et
une rente assez ronde : c'est ce qu'a établi M. Guiffrey, l'heureux redresseur des torts de Jal et
de quelques autres biographes. Ce dernier document se rattache par un point essentiel au registre
de Reynès, car il constate la parenté de Mathieu avec un sieur de Champignolles et il nous le
montre propriétaire d'un certain fief de la Jumelle. Et alors, rien ne prouvant, quoiqu'on l'ait
supposé, que Mathieu avait pu obtenir le cordon de Saint-Michel pour avoir fait le portrait de
la reine mère , le document déterré par M. Guiffrey donne l'explication du titre de chevalier
que prenait vaniteusement le dernier des trois Le Nain ; titre qui a tant intrigué M. Jal et qui
brille sur le billet d'enterrement de Mathieu.
Un mot encore — un détail que fournit Reynès sur la vie intime des frères Le Nain. Arrivés
tous trois ensemble à Paris, ils demeurent et travaillent sous le même toit jusqu'à la mort des
deux aînés. Alors Mathieu quitte la maison de la rue du Vieux-Colombier, remplie d'un deuil
insupportable à son affection; et il va habiter la maison, dont il est propriétaire, rue Honoré-Chevalier,
où dix-neuf ans plus tard, seront conviés pour son convoi les membres de l'Académie, ses confrères,
ainsi que les daines s'il leur plaist.
L'appréciation détaillée de l'œuvre commune aux frères Le Nain n'entre pas dans le cadre
de cette lettre. Je me bornerai donc à résumer l'opinion émise sur cette collectivité de talent
par les critiques d'art les plus autorisés.
Ayant été quelque temps, à Laon, les élèves d'un peintre flamand en voyage, — un luthérien
sans doute, — la manière des trois frères, reflétant les leçons du maître, sera sobre, concentrée,
j'oserai dire luthérienne, repoussant du culte de l'art les ornements, l'apparat, le spectacle. Leurs
personnages seront pensifs; une teinte de mélancolie sera répandue sur les scènes qu'ils
représenteront. On voit que les Le Nain, nés dans la petite bourgeoisie non encore émancipée,
aiment le peuple, et ils le prouvent en le peignant sur nature, mais point sur nature avilie.
L'expression qu'ils donnent à leurs personnages plébéiens n'est jamais basse; ils sont tristes,
souffrants, endoloris, jamais malsains; ils les représentent vrais dans leur simplicité; parfois sous
les haillons, mais sans vice caché ni laideur apparente. Il n'y a pas dans leurs tableaux d'intérieur
ou de plein air une grande force de conception, une grande vivacité de mouvement; fuyant toute
recherche, ils placent tout uniment leurs modèles et leur demandent de penser. S'ils manquent
d'action, l'expression ne leur fait pas défaut; on sent qu'ils vivent; toutefois cette vie est trop
monotone. En somme, il plane comme une mystérieuse et douce poésie sur leurs toiles d'une
tonalité grise ; mais ce ton, souvent même trop noir, n'empêche pas les figures de se dessiner
dans un clair-obscur très-savant ou de saillir, habilement marquées d'un rayon de lumière toujours
juste et expliqué. L'œuvre entière a des défectuosités sans doute; on y reconnaît plutôt la main
de patients ouvriers que celle de vaillants artistes. Mais l'histoire artistique de leur temps serait
incomplète ou injuste si on n'inscrivait pas les Le Nain à une bonne place de ses archives.
D'après dom Leleu, beaucoup cité par M. Champfleury, Antoine excellait à colorier les missels,
— Louis réussissait dans les portraits qui sont à demi-corps et en forme de buste ; on l'appelait le
Romain, sans doute parce qu'il donnait à ses productions une grande allure. Toujours d'après
Voilà, élucidés par Reynès, si je ne m'abuse, quelques points touchant les frères Le Nain.
Laissons un instant le registre mortuaire et, après M. Guiffrey prouvons, nous aussi, que les frères
Le Nain n'ont pas vécu et ne sont pas morts dans la pauvreté, comme on l'a prétendu souvent.
Non, il ne faut pas croire à leur misère sur ce seul fait qu'un des trois frères est cité dans les
registres de l'Académie de peinture et de sculpture comme débiteur au mois d'octobre 1649 des
deux pistoles de sa lettre de réception et d'un restant de sa pistole par an qu'il s'était engagé à
verser pour les besoins communs. Ces mêmes comptes rendus des séances de l'Académie ne nous
apprennent-ils pas que les plus glorieux de ses membres, les plus entourés des faveurs de la cour,
que Le Brun lui-même était en retard dans le règlement de ses cotisations, dont il s'acquittait
) livres par f livres ? Il en est plusieurs, et des plus huppés, qui se montraient encore moins en
règle que Le Brun avec la caisse de l'Académie ; Mathieu Le Nain suivait leur exemple un peu
trop fidèlement ; mais loin d'être dans le besoin, il possédait, par suite d'héritages et de donation
mutuelle, faite entre les trois frères, des maisons à Paris, à Laon, des fermes, des vignes et
une rente assez ronde : c'est ce qu'a établi M. Guiffrey, l'heureux redresseur des torts de Jal et
de quelques autres biographes. Ce dernier document se rattache par un point essentiel au registre
de Reynès, car il constate la parenté de Mathieu avec un sieur de Champignolles et il nous le
montre propriétaire d'un certain fief de la Jumelle. Et alors, rien ne prouvant, quoiqu'on l'ait
supposé, que Mathieu avait pu obtenir le cordon de Saint-Michel pour avoir fait le portrait de
la reine mère , le document déterré par M. Guiffrey donne l'explication du titre de chevalier
que prenait vaniteusement le dernier des trois Le Nain ; titre qui a tant intrigué M. Jal et qui
brille sur le billet d'enterrement de Mathieu.
Un mot encore — un détail que fournit Reynès sur la vie intime des frères Le Nain. Arrivés
tous trois ensemble à Paris, ils demeurent et travaillent sous le même toit jusqu'à la mort des
deux aînés. Alors Mathieu quitte la maison de la rue du Vieux-Colombier, remplie d'un deuil
insupportable à son affection; et il va habiter la maison, dont il est propriétaire, rue Honoré-Chevalier,
où dix-neuf ans plus tard, seront conviés pour son convoi les membres de l'Académie, ses confrères,
ainsi que les daines s'il leur plaist.
L'appréciation détaillée de l'œuvre commune aux frères Le Nain n'entre pas dans le cadre
de cette lettre. Je me bornerai donc à résumer l'opinion émise sur cette collectivité de talent
par les critiques d'art les plus autorisés.
Ayant été quelque temps, à Laon, les élèves d'un peintre flamand en voyage, — un luthérien
sans doute, — la manière des trois frères, reflétant les leçons du maître, sera sobre, concentrée,
j'oserai dire luthérienne, repoussant du culte de l'art les ornements, l'apparat, le spectacle. Leurs
personnages seront pensifs; une teinte de mélancolie sera répandue sur les scènes qu'ils
représenteront. On voit que les Le Nain, nés dans la petite bourgeoisie non encore émancipée,
aiment le peuple, et ils le prouvent en le peignant sur nature, mais point sur nature avilie.
L'expression qu'ils donnent à leurs personnages plébéiens n'est jamais basse; ils sont tristes,
souffrants, endoloris, jamais malsains; ils les représentent vrais dans leur simplicité; parfois sous
les haillons, mais sans vice caché ni laideur apparente. Il n'y a pas dans leurs tableaux d'intérieur
ou de plein air une grande force de conception, une grande vivacité de mouvement; fuyant toute
recherche, ils placent tout uniment leurs modèles et leur demandent de penser. S'ils manquent
d'action, l'expression ne leur fait pas défaut; on sent qu'ils vivent; toutefois cette vie est trop
monotone. En somme, il plane comme une mystérieuse et douce poésie sur leurs toiles d'une
tonalité grise ; mais ce ton, souvent même trop noir, n'empêche pas les figures de se dessiner
dans un clair-obscur très-savant ou de saillir, habilement marquées d'un rayon de lumière toujours
juste et expliqué. L'œuvre entière a des défectuosités sans doute; on y reconnaît plutôt la main
de patients ouvriers que celle de vaillants artistes. Mais l'histoire artistique de leur temps serait
incomplète ou injuste si on n'inscrivait pas les Le Nain à une bonne place de ses archives.
D'après dom Leleu, beaucoup cité par M. Champfleury, Antoine excellait à colorier les missels,
— Louis réussissait dans les portraits qui sont à demi-corps et en forme de buste ; on l'appelait le
Romain, sans doute parce qu'il donnait à ses productions une grande allure. Toujours d'après