nS
L'ART.
durent l'émouvoir et aux circonstances qui lui mirent l'ébauchoir
à la main. Étudions l'importance qu'eut dans sa vie l'entreprise
de ce travail. Interrogeons encore et d'une manière plus géné-
rale les cahiers de notes et de croquis, témoins fidèles de toutes
ses impressions. Nous obtiendrons, je crois, des éclaircissements
nouveaux et, sur la foi des preuves les plus positives et les plus
matérielles, nous verrons naturellement se produire ce que
l'étude trop extrinsèque du sujet nous a déjà révélé.
Le culte des morts est de tous les temps. Les Egyptiens
entassaient des amas énormes de pierres au-dessus de la dé-
pouille mortelle de leurs pharaons. Les Italiensde laRenaissance
voulurent, eux aussi, élever des pyramides sur la tombe de
leurs souverains, mais ces pyramides étaient des œuvres d'art
compliquées, leurs ouvriers étaient des artistes de génie, et leur
effort fut tel que la matière et le temps firent défaut à leurs
grandioses projets. On peut, sans exagération, comparer dans
leur imposante majesté les intentions pittoresques des deux na-
tions et des deux époques. Quelques-uns des monuments funé-
raires de la Renaissance, tout détruits qu'ils sont ou inachevés
qu'ils aient été, projettent encore leur ombre immense sur toute
l'histoire de l'art moderne. C'était une œuvre vraiment gigan-
tesque que le tombeau de Jules II rêvé par Michel-Ange. Le
tombeau projeté de François Sforza ne devait pas être moins
sublime. Léonard, comme son jeune rival, eut, lui aussi, sa
« tragedia del Sepolcro ».
Dès 1472 Galeazzo-Maria Sforza, au milieu d'une des cours
les plus lettrées et les plus raffinées de l'Italie, résolut de consa-
crer un monument considérable à la mémoire de son père. La
première idée qui devait s'offrir à un Italien du grand siècle était
de représenter le fondateur de la dynastie milanaise, à cheval, au-
dessus de sa sépulture. C'est la vieille pensée véronaise, exécutée
jadis par Bonino da Campione - renouvelée récemment à Pa-
douc 3, et que Bergame4, et Venise5 vont imiter à l'envi.
Les Sforza étaient amenés à rivaliser jusque dans la mort
avec les Scaliger. L'inspiration de l'art se mêle ici, dans leurs
désirs, aux suggestions de la politique. La cité de Milan verra,
comme Vérone, l'image du maître décédé la dominer encore, du
haut de son tombeau, dans l'attitude du commandement. Si
une telle pensée était de celles qui s'imposaient à cette époque
et à cette famille, le programme du monument à élever était
de ceux qui sont dictés par la tradition. Les artistes les plus en
renom de la Lombardie furent appelés à réaliser immédiatement
le désir du souverain. Les deux frères Mantegazzaqui.cn ce mo-
ment, près de Pavic, construisaient et décoraient de sculptures le
monastère de la Chartreuse, sont chargés de modeler la statue
équestre traditionnelle. Elle devait être de bronze. Cristoforo et
Antonio Mantegazza, après avoir hésité, acceptèrent lacommande,
fournirent dans un devis les renseignements demandés sur la va-
leur du travail, calculèrent que le poids du métal monterait à six
mille livres, et le prix, dorure comprise, à dix-huit mille livres im-
périales. Ils posaient en outre la condition qu'on leur donnerait
un cheval pour modèle 6. Puis, l'affaire en resta là, soit à cause
des événements politiques, soit parce que les ingénieux sculpteurs,
qui ont couvert la Chartreuse de tant de charmants bas-reliefs,
sentirent qu'ornemanistes avant tout ils n'étaient pas les exécu-
teurs prédestinés de cette grande œuvre. La main qu'elle récla-
mait vint bientôt, d'elle-même, s'offrir.
Quand Léonard arriva en Lombardie, vers 1483 " et voulut
faire agréer du régent ses services, il ne manqua pas de flatter
du premier coup la manie que les ducs de Milan se transmet-
taient avec le pouvoir8. Il écrivit donc à Ludovic le More, entre
autres choses : « Ancora si potera dare opéra al cavallo di bronzo
che sarà gloria immortale et eterno onore délia felice memoria
del SM vostro padre et de la inclytacasa Sforcesca" ». Et pendant
seize ans 10 Léonard ne cessa de poursuivre la réalisation d'un
projet si cher au souverain qui le patronnait. Ce fut le premier
travail qu'il entreprit à Milan. Quand on parle de la statue de
Francesco Sforza, il ne s'agit pas, on le voit, d'un monument
vulgaire. A la plus belle époque de l'art, le prince le plus puis-
sant de l'Italie avait confié au plus grand artiste des temps mo-
dernes le soin de satisfaire tout ensemble la vanité et la piété
filiale d'une dynastie.
En ce qui touche l'exécution de l'œuvre et les difficultés
rencontrées par le sculpteur, je n'ai rien à ajouter à ce qu'ont dit
Gerli, Amoretti, le marquis d'Adda, les auteurs du Saggio et
tous les historiens de Léonard. Il est certain que le colosse ne
fut pas coulé en bronze puisque Gaurico, dont le texte publié
en 1504 est formel, affirme que le travail resta imparfait". Je n'ai
rien non plus de nouveau à apporter, après M. Campori 12, sur
la cause qui fit disparaître le monument. Je me bornerai à traiter
de son ordonnance et de sa composition.
Louis CotlRAJOn.
(I.a suite prochainement,)
1. Calvi, Notifie sulla vita e sullc operc del principal! arcMtttti, scultori t pittori, etc. Parte [I. p. 3.\.
1. Sur les tombeaux des Scaliger, voyez : Maftei. Vcrona illustrata (Milan. 1836). tome IV, p. 129 : — Désertion*-' di Verona et délia sua provincia. parte 1,
1S20, p. 236.
3. La statue de Gattamelata était terminée vers 1453. Voyez sur elle : Perkins, Sculpteurs', italiens, éd. fr., tome i«r, p. 184 et tttiv. J— Hans Semper, Donatellu
seine Zeit und Schulc, p. 287.
4. Sur la chapelle Colleone, voyez Cnh i,Noti;ie sulla vita e sullc opère det principali architetti, etc.. parte 11. p. 149 et 151, et Perkins, Sculpt. ital., tome 11.
p. 146, qui donne la bibliographie du sujet.
5. Sans parler de la statue du Colleone. les églises de Venise sont remplies de tombeaux dans l'ordonnance desquels on a; abusé de la statue équestre.
Cf. Perkins, Sculpt. ital., éd. fr., tome II. p. 226.
6. Calvi, Notifie sulla vita e suite opère dei principali architetti, scultori e pittori, etc., parte II, p. 34.
7. Amoretti, Memorie storiche su la vita, gli sludj e le opère di Leonardo da Vinci, p. 12.
8. lialdassare Taccouc a dit, en parlant d'un monument du duc François, dans la Corona^ionc e sponsali^io de la ser regina M. llianca S/orja (14931 :
« E| se più presto non s' è principiato.
I.a voglia del Signor fu sempre pronta.
Non s' era Leonardo ancor trovato
Che di présente tanto ben 1' impronta. »
y. Amoretti, Memorie storiche, etc., p. 26.
10. Ricordi di Mons. Sabba da Castiglionc. Venise, 1565, f° 115, verso. — Amoretti, Ment, storiche, p. 32.
11; Pomponii Gaurici neapolitani de sculptura. Florence, 1504. dernier feuillet du traité. Conférez également l'excellente note de M. Gilberto Govi Intorno
a un opuscolo rarissimo délia fine del secolow, intitolato]Antiquaric prospettiche romane composte per prospettivo milanesc dipintorc. Rome. 1876, p. 1 20.
12. Galette des Beaux-Arts, tome XX, p. y).
L'ART.
durent l'émouvoir et aux circonstances qui lui mirent l'ébauchoir
à la main. Étudions l'importance qu'eut dans sa vie l'entreprise
de ce travail. Interrogeons encore et d'une manière plus géné-
rale les cahiers de notes et de croquis, témoins fidèles de toutes
ses impressions. Nous obtiendrons, je crois, des éclaircissements
nouveaux et, sur la foi des preuves les plus positives et les plus
matérielles, nous verrons naturellement se produire ce que
l'étude trop extrinsèque du sujet nous a déjà révélé.
Le culte des morts est de tous les temps. Les Egyptiens
entassaient des amas énormes de pierres au-dessus de la dé-
pouille mortelle de leurs pharaons. Les Italiensde laRenaissance
voulurent, eux aussi, élever des pyramides sur la tombe de
leurs souverains, mais ces pyramides étaient des œuvres d'art
compliquées, leurs ouvriers étaient des artistes de génie, et leur
effort fut tel que la matière et le temps firent défaut à leurs
grandioses projets. On peut, sans exagération, comparer dans
leur imposante majesté les intentions pittoresques des deux na-
tions et des deux époques. Quelques-uns des monuments funé-
raires de la Renaissance, tout détruits qu'ils sont ou inachevés
qu'ils aient été, projettent encore leur ombre immense sur toute
l'histoire de l'art moderne. C'était une œuvre vraiment gigan-
tesque que le tombeau de Jules II rêvé par Michel-Ange. Le
tombeau projeté de François Sforza ne devait pas être moins
sublime. Léonard, comme son jeune rival, eut, lui aussi, sa
« tragedia del Sepolcro ».
Dès 1472 Galeazzo-Maria Sforza, au milieu d'une des cours
les plus lettrées et les plus raffinées de l'Italie, résolut de consa-
crer un monument considérable à la mémoire de son père. La
première idée qui devait s'offrir à un Italien du grand siècle était
de représenter le fondateur de la dynastie milanaise, à cheval, au-
dessus de sa sépulture. C'est la vieille pensée véronaise, exécutée
jadis par Bonino da Campione - renouvelée récemment à Pa-
douc 3, et que Bergame4, et Venise5 vont imiter à l'envi.
Les Sforza étaient amenés à rivaliser jusque dans la mort
avec les Scaliger. L'inspiration de l'art se mêle ici, dans leurs
désirs, aux suggestions de la politique. La cité de Milan verra,
comme Vérone, l'image du maître décédé la dominer encore, du
haut de son tombeau, dans l'attitude du commandement. Si
une telle pensée était de celles qui s'imposaient à cette époque
et à cette famille, le programme du monument à élever était
de ceux qui sont dictés par la tradition. Les artistes les plus en
renom de la Lombardie furent appelés à réaliser immédiatement
le désir du souverain. Les deux frères Mantegazzaqui.cn ce mo-
ment, près de Pavic, construisaient et décoraient de sculptures le
monastère de la Chartreuse, sont chargés de modeler la statue
équestre traditionnelle. Elle devait être de bronze. Cristoforo et
Antonio Mantegazza, après avoir hésité, acceptèrent lacommande,
fournirent dans un devis les renseignements demandés sur la va-
leur du travail, calculèrent que le poids du métal monterait à six
mille livres, et le prix, dorure comprise, à dix-huit mille livres im-
périales. Ils posaient en outre la condition qu'on leur donnerait
un cheval pour modèle 6. Puis, l'affaire en resta là, soit à cause
des événements politiques, soit parce que les ingénieux sculpteurs,
qui ont couvert la Chartreuse de tant de charmants bas-reliefs,
sentirent qu'ornemanistes avant tout ils n'étaient pas les exécu-
teurs prédestinés de cette grande œuvre. La main qu'elle récla-
mait vint bientôt, d'elle-même, s'offrir.
Quand Léonard arriva en Lombardie, vers 1483 " et voulut
faire agréer du régent ses services, il ne manqua pas de flatter
du premier coup la manie que les ducs de Milan se transmet-
taient avec le pouvoir8. Il écrivit donc à Ludovic le More, entre
autres choses : « Ancora si potera dare opéra al cavallo di bronzo
che sarà gloria immortale et eterno onore délia felice memoria
del SM vostro padre et de la inclytacasa Sforcesca" ». Et pendant
seize ans 10 Léonard ne cessa de poursuivre la réalisation d'un
projet si cher au souverain qui le patronnait. Ce fut le premier
travail qu'il entreprit à Milan. Quand on parle de la statue de
Francesco Sforza, il ne s'agit pas, on le voit, d'un monument
vulgaire. A la plus belle époque de l'art, le prince le plus puis-
sant de l'Italie avait confié au plus grand artiste des temps mo-
dernes le soin de satisfaire tout ensemble la vanité et la piété
filiale d'une dynastie.
En ce qui touche l'exécution de l'œuvre et les difficultés
rencontrées par le sculpteur, je n'ai rien à ajouter à ce qu'ont dit
Gerli, Amoretti, le marquis d'Adda, les auteurs du Saggio et
tous les historiens de Léonard. Il est certain que le colosse ne
fut pas coulé en bronze puisque Gaurico, dont le texte publié
en 1504 est formel, affirme que le travail resta imparfait". Je n'ai
rien non plus de nouveau à apporter, après M. Campori 12, sur
la cause qui fit disparaître le monument. Je me bornerai à traiter
de son ordonnance et de sa composition.
Louis CotlRAJOn.
(I.a suite prochainement,)
1. Calvi, Notifie sulla vita e sullc operc del principal! arcMtttti, scultori t pittori, etc. Parte [I. p. 3.\.
1. Sur les tombeaux des Scaliger, voyez : Maftei. Vcrona illustrata (Milan. 1836). tome IV, p. 129 : — Désertion*-' di Verona et délia sua provincia. parte 1,
1S20, p. 236.
3. La statue de Gattamelata était terminée vers 1453. Voyez sur elle : Perkins, Sculpteurs', italiens, éd. fr., tome i«r, p. 184 et tttiv. J— Hans Semper, Donatellu
seine Zeit und Schulc, p. 287.
4. Sur la chapelle Colleone, voyez Cnh i,Noti;ie sulla vita e sullc opère det principali architetti, etc.. parte 11. p. 149 et 151, et Perkins, Sculpt. ital., tome 11.
p. 146, qui donne la bibliographie du sujet.
5. Sans parler de la statue du Colleone. les églises de Venise sont remplies de tombeaux dans l'ordonnance desquels on a; abusé de la statue équestre.
Cf. Perkins, Sculpt. ital., éd. fr., tome II. p. 226.
6. Calvi, Notifie sulla vita e suite opère dei principali architetti, scultori e pittori, etc., parte II, p. 34.
7. Amoretti, Memorie storiche su la vita, gli sludj e le opère di Leonardo da Vinci, p. 12.
8. lialdassare Taccouc a dit, en parlant d'un monument du duc François, dans la Corona^ionc e sponsali^io de la ser regina M. llianca S/orja (14931 :
« E| se più presto non s' è principiato.
I.a voglia del Signor fu sempre pronta.
Non s' era Leonardo ancor trovato
Che di présente tanto ben 1' impronta. »
y. Amoretti, Memorie storiche, etc., p. 26.
10. Ricordi di Mons. Sabba da Castiglionc. Venise, 1565, f° 115, verso. — Amoretti, Ment, storiche, p. 32.
11; Pomponii Gaurici neapolitani de sculptura. Florence, 1504. dernier feuillet du traité. Conférez également l'excellente note de M. Gilberto Govi Intorno
a un opuscolo rarissimo délia fine del secolow, intitolato]Antiquaric prospettiche romane composte per prospettivo milanesc dipintorc. Rome. 1876, p. 1 20.
12. Galette des Beaux-Arts, tome XX, p. y).