28o ' L'ART.
laisse rien au hasard sont nettement écrites sur son mâle visage; elles ajoutent à l'intérêt de
l'exécution qui, si fine et si robuste qu'elle soit, est rarement assez géniale chez M. Meissonier,
pour rendre inutile l'appoint d'un certain attrait anecdotique. Pourtant l'exécution est ici d'une
qualité rare; le dessin est d'une parfaite élégance, la coloration d'une harmonieuse saveur, et le
peintre a un double mérite : il est sûr de lui, il ne l'est pas trop.
Si Decamps occupe une place d'honneur dans le cabinet de M. Van Praet, — qui a de lui,
outre son Christ insulté, une piquante aquarelle, une charmante marine méridionale, un spirituel
Don Quichotte, et un tableau célèbre, le Frondeur, où le paysage est d'un style magistral, —
M. Meissonier, qui est aux antipodes de Decamps, n'est pas moins glorieusement représenté dans
cette collection dont la variété atteste un goût vraiment artiste, exempt de manie.
Un Liseur; deux Liseurs. Le liseur est l'un des motifs favoris du peintre. Un petit dessin d'un
fini achevé. Avec l'Homme à l'épée, voilà qui est bien. Mais ce n'est pas tout. Il y a aussi
la Barricade, un Meissonier exceptionnel, et peut-être le plus saisissant qui existe. Républicains
et conservateurs s'accordent à le considérer comme un chef-d'œuvre de grande peinture en petit
format. W. Bùrger, qui n'est pas suspect, le cite comme un modèle Pourtant, si une idée politique
a hanté le cerveau du peintre, il est évident que ce n'est pas une idée révolutionnaire. Le tableau
n'a qu'un sens, s'il en a un : « Vous savez, les révolutions, méfiez-vous ! Voilà tout ce qu'il en
reste : des cadavres sur un tas de pavés. Après cela, un bon petit coup d'État ne nous fera pas
peur. » Mais il est probable que le peintre ne s'est tracé aucun programme. Un spectacle terrible
a frappé ses regards ; il l'a reproduit sans arrière-pensée, et il a fait de l'histoire sans le savoir,
comme M. Jourdain faisait de la prose. Si nous osions, nous dirions même qu'il n'y a pas mis
beaucoup plus d'émotion que d'intention. Oui, le tableau est saisissant, mais le frisson qu'il vous
donne tient plus à l'horreur du sujet qu'à une vibration inhérente à l'interprétation. Il serait bien
extraordinaire que tous ces corps troués par les balles, aplatis sur le sable de la rue dépavée,
contorsionnés et déjà décomposés, nous laissassent absolument froids ; mais le pinceau qui les a
minutieusement dessinés n'a pas tremblé dans la main de l'artiste, dont le coeur semble envahi
par le dégoût plus que par la pitié. L'exiguïté du format ne serait-elle pas pour beaucoup dans le
succès de cette page d'histoire ? Le fait est que c'est prodigieux, une barricade tenant sur un pan-
neau de quelques centimètres carrés. Un pouce de plus et l'œuvre eût perdu cinquante pour cent
de sa valeur. Jadis, le mérite d'une peinture était en raison directe de l'étendue de la toile, sans
compter la bordure. Nous avons changé tout cela. Maintenant, plus le cadre est petit, plus il est
convenu que l'œuvre est grande. En réalité nous n'avons fait que changer de badauderie. La Bar-
ricade de M. Meissonier n'en est pas moins un morceau d'un prix inestimable, et, avec son
1814, une des pages maîtresses de son œuvre. Nous faisons moins de cas de la barricade elle-
même et des figurines des insurgés qui ont péri en la défendant, que du décor de la scène, de
cette enfilade de maisons qui s'enfonce dans le tableau, perspective sombre et désolée, plus
tragique que le drame. C'est le lendemain de la guerre civile. L'insurrection est vaincue. Une
aurore gri^e et fumeuse se lève sur Paris morne et presque désert, effrayé du présent, inquiet
de l'avenir.. Les rares habitants de cette rue écartée n'osent pas ouvrir leurs fenêtres. Tout est
clos dans ce faubourg populaire qui a été le dernier refuge de la lutte. Ces maisons muettes
sont plus éloquentes que ces cadavres sanglants. L'impression est là, une impression poignante,
sinistre, qui suffit au chef-d'œuvre et lui assure une place éminente dans l'art de ce temps.
Charles Tardieu.
{La suite prochainement.)
1. Salons de W. Bïirger, tome ii (Salon de 1864), page 5;.
laisse rien au hasard sont nettement écrites sur son mâle visage; elles ajoutent à l'intérêt de
l'exécution qui, si fine et si robuste qu'elle soit, est rarement assez géniale chez M. Meissonier,
pour rendre inutile l'appoint d'un certain attrait anecdotique. Pourtant l'exécution est ici d'une
qualité rare; le dessin est d'une parfaite élégance, la coloration d'une harmonieuse saveur, et le
peintre a un double mérite : il est sûr de lui, il ne l'est pas trop.
Si Decamps occupe une place d'honneur dans le cabinet de M. Van Praet, — qui a de lui,
outre son Christ insulté, une piquante aquarelle, une charmante marine méridionale, un spirituel
Don Quichotte, et un tableau célèbre, le Frondeur, où le paysage est d'un style magistral, —
M. Meissonier, qui est aux antipodes de Decamps, n'est pas moins glorieusement représenté dans
cette collection dont la variété atteste un goût vraiment artiste, exempt de manie.
Un Liseur; deux Liseurs. Le liseur est l'un des motifs favoris du peintre. Un petit dessin d'un
fini achevé. Avec l'Homme à l'épée, voilà qui est bien. Mais ce n'est pas tout. Il y a aussi
la Barricade, un Meissonier exceptionnel, et peut-être le plus saisissant qui existe. Républicains
et conservateurs s'accordent à le considérer comme un chef-d'œuvre de grande peinture en petit
format. W. Bùrger, qui n'est pas suspect, le cite comme un modèle Pourtant, si une idée politique
a hanté le cerveau du peintre, il est évident que ce n'est pas une idée révolutionnaire. Le tableau
n'a qu'un sens, s'il en a un : « Vous savez, les révolutions, méfiez-vous ! Voilà tout ce qu'il en
reste : des cadavres sur un tas de pavés. Après cela, un bon petit coup d'État ne nous fera pas
peur. » Mais il est probable que le peintre ne s'est tracé aucun programme. Un spectacle terrible
a frappé ses regards ; il l'a reproduit sans arrière-pensée, et il a fait de l'histoire sans le savoir,
comme M. Jourdain faisait de la prose. Si nous osions, nous dirions même qu'il n'y a pas mis
beaucoup plus d'émotion que d'intention. Oui, le tableau est saisissant, mais le frisson qu'il vous
donne tient plus à l'horreur du sujet qu'à une vibration inhérente à l'interprétation. Il serait bien
extraordinaire que tous ces corps troués par les balles, aplatis sur le sable de la rue dépavée,
contorsionnés et déjà décomposés, nous laissassent absolument froids ; mais le pinceau qui les a
minutieusement dessinés n'a pas tremblé dans la main de l'artiste, dont le coeur semble envahi
par le dégoût plus que par la pitié. L'exiguïté du format ne serait-elle pas pour beaucoup dans le
succès de cette page d'histoire ? Le fait est que c'est prodigieux, une barricade tenant sur un pan-
neau de quelques centimètres carrés. Un pouce de plus et l'œuvre eût perdu cinquante pour cent
de sa valeur. Jadis, le mérite d'une peinture était en raison directe de l'étendue de la toile, sans
compter la bordure. Nous avons changé tout cela. Maintenant, plus le cadre est petit, plus il est
convenu que l'œuvre est grande. En réalité nous n'avons fait que changer de badauderie. La Bar-
ricade de M. Meissonier n'en est pas moins un morceau d'un prix inestimable, et, avec son
1814, une des pages maîtresses de son œuvre. Nous faisons moins de cas de la barricade elle-
même et des figurines des insurgés qui ont péri en la défendant, que du décor de la scène, de
cette enfilade de maisons qui s'enfonce dans le tableau, perspective sombre et désolée, plus
tragique que le drame. C'est le lendemain de la guerre civile. L'insurrection est vaincue. Une
aurore gri^e et fumeuse se lève sur Paris morne et presque désert, effrayé du présent, inquiet
de l'avenir.. Les rares habitants de cette rue écartée n'osent pas ouvrir leurs fenêtres. Tout est
clos dans ce faubourg populaire qui a été le dernier refuge de la lutte. Ces maisons muettes
sont plus éloquentes que ces cadavres sanglants. L'impression est là, une impression poignante,
sinistre, qui suffit au chef-d'œuvre et lui assure une place éminente dans l'art de ce temps.
Charles Tardieu.
{La suite prochainement.)
1. Salons de W. Bïirger, tome ii (Salon de 1864), page 5;.