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Der Sturm: Monatsschrift für Kultur und die Künste — 10.1919-1920

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Siebentes Heft
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Cendrars, Blaise: J'ai tué
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https://doi.org/10.11588/diglit.37115#0114

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Fernand L6ger

precise. On perqoit un rythme temaire par-
ticulier, une cadence propre, comme un ac-
cent humain. A la longue, ce bruit terrifiant
ne fait pas plus d'effet que le bruit dune
fontaine. On pense ä un jet d'eau, a un jet
d'eau cosmique, tant il est regulier, ordonne,
continu, mathematique. Musique des splie-
res, Respiration du monde. Je vois nette-
ment un plein corsage de femme qu'une Emo-
tion agite doucement. Cela monte et des-
cend. C'est plein. Puissant. Je songe a
La G6ante de Baudelaire. Sifflet d'argent.
Le colonel s'elance les bras ouverts. C'est
l'heure H. On part ä l'attaque la cigarette
aux levres. Aussitöt les mitradleuses alle-
mandes tic-taquent. Les moulins a cafe tour-
nent. Les balles crepitent. On avance en
levant l'epaule gauche, l'omoplate tordue sur
le visage, tout le corps d6sosse pour arriver
ä se faire un bouclier de soi'-meme. On a de
la fievre plein les tempes et de l'angoisse
partout. On est crispe. Mais on marche
quand m&me, bien aligne et avec calme. 11
n'y a plus de chef galonn6. On suit instinc-
tivement celui qui a toujours montr6 le plus
de sang-froid, souvent un obscur homme de
troupe. 11 n'y a plus de bluff. 11 y a bien
encore quelques braillards qui se font tuer
en criant: ,,Vive la France!" ou „C'est pour
ma femme!" G&n6ralement c'est le plus ta-
citurne qui commande et qui est en tete,
suivi de quelques hyst^riques. Voilä le
groupe qui stimule les autres. Le fanfaron
se fait petit. L'äne brait. Le l&che se cache.

Le faible tombe sur les genoux. Le voleur
vous abandonne. 11 y en a qui escomptent
d'avance des porte-monnaies. Le froussard
se carapate dans un trou. 11 y en a qui font
le mort. Et il y a toute la bande des pauvres
bougres qui se font bravement tuer sans sa-
voir comment ni pourquoi. Et il en tombe!
Alaintenant les grenades 6clatent comme
dans une eau profonde. On est entoure de
flammes et de fumees. Et c'est une peur im
sensee qui vous culbute dans la tranchee ab
lemande. Apres un vague brouhaha, on s4
reconnait. On organise la position conquise.
Les fusils partent tout seul. On est tout a
coup la, parmi les morts et les bless&s. Pas
de repit. „En avant! En avant! " On ne
sait pas d'oü vient l'ordre. Et l'on repart en
abandonnant le sac. Maintenant on marche
dans de l'herbe haute. On voit des canons
d6molis, des fougasses renversees, des obus
semes dans les champs. Des mitrailleuses
vous tirent dans le dos. 11 y a des Allemands
partout. 11 faut traverser des feux de bar-
rage. De gros noirs autrichiens qui 6cra-
bouillent une section entiere. Des membres
volent en l'air. Je re<^ois du sang plein le
visage. On entend des cris d^chirants. On
saute les tranchees abandonnees. On voit
des grappes de cadavres, ignobles comme les
paquets des chiffonniers; des trous d'obus,
remplis jusqu.au bord comme des poubelles;
des terrines pleines de choses sans nom, du
jus, de la viande, des vetements et de la
fiente. Puis, dans les coins, derriere les buis-
sons, dans un chemin creux, il y a les morts
ridicules, figes comme des momies et qui font
leur petit Pompei. Les avions volent si bas
qu'ils vous font baisser la tete. 11 y a la-bas
un village ä enlever. C'est un gros morceau.
Le renfort arrive. Le bombardement rep-
rend. Torpilles ä ailettes, crapouillots. Une
demi-heure, et nous nous elanqons. Nous
arrivons ä 26 sur la position. Prestigieux
d6cor de maisons croulantes et de barricades
eventrees. 11 faut nettoyer ?ä. Je revendi-
que alors l'honneur de toucher un couteau ä
cran. On en distribue une dizaine et quel-
ques grosses bombes ä la m^linite.
Me voici leustache ä la rnain. C'est a $a
qu'aboutit toute cette immense machine de
guerre. Des iemmes se cr&vent dans les
usines. Un peuple d'ouvriers trime & ou-
trance au fond des mines. Des savants, des

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