LE POUSSIN
(SUITE ])
haque fois qu'un tableau français ou une période de notre art
national excitera moins votre sensibilité, c'est que l'équilibre
aura été plus profondément rompu dans les conditions récipro-
ques de la beauté et du beau ; lorsque vos études et vos
réflexions vous auront permis de raisonner et d'analyser vos
impressions, vous le reconnaîtrez toujours et infailliblement,
pourvu que vous n'ayez pas de parti pris.
Je viens de vous faire connaître la philosophie du Poussin ;
vous parlerai-je ensuite de ses qualités de peintre proprement
dit? Vous connaissez maintenant le système de sa composition,
c'est-à-dire la concision et la corrélation étroite. Il n'a pas
Lettre composée p.ir Ch. Rossigneux. ... • 1 ' 1 i i r r *
adopte 1 esprit ou la méthode des fresques en face desquelles il
a passé sa vie à Rome; envisagées au point de vue du rendu de l'idée, celles-ci sont des
démonstrations très-développées ; ses tableaux, par la réduction de leurs cadres, sont des preuves
concises plutôt que des arguments.
Le Poussin dessinait avec la perfection et la conscience d'un maître qui consent difficilement
à s'avouer son progrès ou sa supériorité. Son retour constant à l'étude d'après le nu ou l'antique
l'a préservé des négligences que provoque l'infatuation du mérite.
Si vous me demandez comment il peignait, je vous répondrai que j'en sais peu de chose et
que lui-même aurait probablement été aussi embarrassé que moi pour le dire. Il n'est certes pas
ce qu'on est convenu d'appeler un coloriste, car sa peinture est sévère comme son dessin; elle
est grande sans être théâtrale; il a même abandonné très-rapidement les tendances vénitiennes
de sa jeunesse, et le charme du coloris a toujours été considéré par lui comme secondaire. Il
employait des toiles rouges, suivant la méthode de beaucoup d'artistes du xvne siècle; cette
impression des dessous a altéré, à la longue, l'harmonie des tons dans un certain nombre de ses
tableaux, d'autant plus qu'il se trouvait amené ainsi à modeler les nus avec des demi-teintes
grises ou verdâtres. Ses draperies sont largement traitées, conformément à la nature du vêtement
ajusté ou flottant; elles accusent les formes du corps sous leurs plis, ou bien elles sont noblement
et sobrement disposées de façon à en dessiner seulement la structure et les aplombs ; jamais on
ne sent le vide à travers leur épaisseur.
Il a l'amour des couleurs franches jusque dans les ombres les plus profondes ; ses noirs et
ses clairs-obscurs ont de la transparence; il évite, autant que possible, les effets trop chatoyants
fournis par l'application violente des lumières; il n'est cependant pas plus avare d'air que de
clarté dans la proportion voulue par la vérité et la finesse des oppositions. Dans son tableau de
YEnlèvement des Sâbines, c'est en faisant vaciller les intensités d'éclairage sur toutes les figures
qu'il a produit l'imitation du mouvement, autant que par l'action contrariée des personnages.
Si l'on excepte ses compositions mythologiques, il s'est abstenu de traiter le nu dans ses
figures de femmes, qui donnent néanmoins l'impression de la beauté robuste unie à la sveltesse
élégante; il déshabille plus volontiers ses acteurs masculins, et, sans le faire avec une exagération
comparable à celle de Simon Vouet, il réchauffe presque toujours leur musculature anatomique
par des touches où le rouge domine. Pour animer le regard, il n'emploie presque jamais les
i. Voir l'Art, y année, tome IV, pages 73 et 107.
(SUITE ])
haque fois qu'un tableau français ou une période de notre art
national excitera moins votre sensibilité, c'est que l'équilibre
aura été plus profondément rompu dans les conditions récipro-
ques de la beauté et du beau ; lorsque vos études et vos
réflexions vous auront permis de raisonner et d'analyser vos
impressions, vous le reconnaîtrez toujours et infailliblement,
pourvu que vous n'ayez pas de parti pris.
Je viens de vous faire connaître la philosophie du Poussin ;
vous parlerai-je ensuite de ses qualités de peintre proprement
dit? Vous connaissez maintenant le système de sa composition,
c'est-à-dire la concision et la corrélation étroite. Il n'a pas
Lettre composée p.ir Ch. Rossigneux. ... • 1 ' 1 i i r r *
adopte 1 esprit ou la méthode des fresques en face desquelles il
a passé sa vie à Rome; envisagées au point de vue du rendu de l'idée, celles-ci sont des
démonstrations très-développées ; ses tableaux, par la réduction de leurs cadres, sont des preuves
concises plutôt que des arguments.
Le Poussin dessinait avec la perfection et la conscience d'un maître qui consent difficilement
à s'avouer son progrès ou sa supériorité. Son retour constant à l'étude d'après le nu ou l'antique
l'a préservé des négligences que provoque l'infatuation du mérite.
Si vous me demandez comment il peignait, je vous répondrai que j'en sais peu de chose et
que lui-même aurait probablement été aussi embarrassé que moi pour le dire. Il n'est certes pas
ce qu'on est convenu d'appeler un coloriste, car sa peinture est sévère comme son dessin; elle
est grande sans être théâtrale; il a même abandonné très-rapidement les tendances vénitiennes
de sa jeunesse, et le charme du coloris a toujours été considéré par lui comme secondaire. Il
employait des toiles rouges, suivant la méthode de beaucoup d'artistes du xvne siècle; cette
impression des dessous a altéré, à la longue, l'harmonie des tons dans un certain nombre de ses
tableaux, d'autant plus qu'il se trouvait amené ainsi à modeler les nus avec des demi-teintes
grises ou verdâtres. Ses draperies sont largement traitées, conformément à la nature du vêtement
ajusté ou flottant; elles accusent les formes du corps sous leurs plis, ou bien elles sont noblement
et sobrement disposées de façon à en dessiner seulement la structure et les aplombs ; jamais on
ne sent le vide à travers leur épaisseur.
Il a l'amour des couleurs franches jusque dans les ombres les plus profondes ; ses noirs et
ses clairs-obscurs ont de la transparence; il évite, autant que possible, les effets trop chatoyants
fournis par l'application violente des lumières; il n'est cependant pas plus avare d'air que de
clarté dans la proportion voulue par la vérité et la finesse des oppositions. Dans son tableau de
YEnlèvement des Sâbines, c'est en faisant vaciller les intensités d'éclairage sur toutes les figures
qu'il a produit l'imitation du mouvement, autant que par l'action contrariée des personnages.
Si l'on excepte ses compositions mythologiques, il s'est abstenu de traiter le nu dans ses
figures de femmes, qui donnent néanmoins l'impression de la beauté robuste unie à la sveltesse
élégante; il déshabille plus volontiers ses acteurs masculins, et, sans le faire avec une exagération
comparable à celle de Simon Vouet, il réchauffe presque toujours leur musculature anatomique
par des touches où le rouge domine. Pour animer le regard, il n'emploie presque jamais les
i. Voir l'Art, y année, tome IV, pages 73 et 107.