2?o L'ART.
médiocrité de leurs œuvres ; on se flatte — et on les flatte — qu'ils finiront par réussir, après
avoir passé par une première période d'hésitations et de tâtonnements. Est-ce à dire que nous
proscrivions ce genre de peinture ? pas le moins du monde, nous sommes de l'avis du poëte :
« Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux, » ou, si l'on aime mieux, le genre ennuyé.
Seulement il faut bien comprendre que la peinture mythologique, religieuse et historique exige
certaine préparation et surtout certaines facultés spéciales, qui sont infiniment rares. On conçoit
facilement qu'un artiste soit frappé d'un spectacle qu'il a vu, et que cette impression, grossie par
l'effet même du tempérament artistique, communique à son œuvre la vie et l'éloquence. Mais
ce qu'on appelle la grande peinture demande autre chose.
Il faut d'abord une imagination assez puissante pour recomposer des scènes évanouies, pour
ressusciter des figures mortes ; il faut de plus avoir des sociétés et des civilisations disparues une
connaissance assez exacte, un sentiment assez vif et assez précis pour savoir choisir les faits, les
attitudes, les personnages en qui elles s'incarnent le plus complètement. Quand on songe que
parmi les historiens français il n'y en a qu'un, un seul, qui ait réuni l'ensemble des qualités
sans lesquelles la grande peinture tombe dans la banalité, on est stupéfait de voir une foule de
jeunes gens aborder résolument un pareil problème sans autre préparation souvent que la lecture,
dans un livre quelconque, du passage où se trouve plus ou moins mal exposée la scène qu'ils
vont essayer de traduire sur la toile. Aussi leur œuvre n'est-elle le plus souvent en effet que la
traduction banale et boiteuse d'une page déjà peu remarquable par elle-même.
Encore sont-ils excusables, ne se doutant pas même, pour la plupart, des difficultés de la
tâche qu'ils entreprennent. Mais comment leurs maîtres ne les prémunissent-ils pas contre ces
ambitions fatalement condamnées à l'insuccès ? Dira-t-on que leur mission est précisément de
maintenir les traditions du grand art, d'y ramener ou d'y retenir des jeunes gens qui n'ont que
trop de pente à se laisser aller aux séductions des succès faciles ? Sans doute, mais à la condition
de ne pas compromettre la cause dont ils prétendent servir les intérêts en y enrôlant des défen-
seurs qui ne savent pas même à quoi ils s'engagent.
Si on leur faisait connaître les vraies conditions de cet engagement, si on leur disait, si on
leur répétait qu'il y faut avant tout, non-seulement une suite d'études longtemps poursuivies et
sérieusement méditées, mais encore un ensemble de facultés naturelles, que rien ne peut suppléer,
plus d'un y regarderait à deux fois avant de se lancer dans une voie pour eux sans issue.
Mais non, au lieu de cela, on leur enseigne que a le style exprime l'ensemble des traditions
que les maîtres nous ont transmises d'âge en âge, et que, résumant toutes ces manières classiques
d'envisager la beauté, il signifie la beauté même ». C'est-à-dire que, pour acquérir ce style, il
suffit d'étudier les traditions classiques ! c'est la pure doctrine officielle. C'est en vertu de ce
principe qu'ont été de tout temps rédigés et compilés ces recueils de recettes, qui sous le nom
de poétiques, de rhétoriques, d'esthétiques, etc., condensent en règles des observations plus ou
moins précises sur l'art de construire des chefs-d'œuvre. La méthode est simple : il suffit de
regarder comment ont procédé ceux qui en ont fait. Vous voulez faire une épopée. Rien de plus
facile. Voici comment s'y est pris Homère. Faites comme Homère. Sophocle vous enseignera la
manière de composer une tragédie. Vous vous destinez à la sculpture, à la peinture. Vous n'avez
pas la prétention de dépasser Phidias, Polyclète, Praxitèle, Raphaël, Léonard, Michel-Ange !
Or, de l'étude des œuvres de ces grands hommes il résulte que leur supériorité s'explique
par le soin qu'ils ont pris de sacrifier la réalité à l'idéal, de voir le grand côté des choses,
même quand ce grand côté n'existe pas, de représenter les objets sous leur aspect typique,
dans « la primitive essence de leur idéal divin ». Vous ne comprenez pas ? Eh bien, cela veut
dire qu'ils éliminaient les détails, qu'ils simplifiaient les ensembles, pour les agrandir. Surtout ils
embellissaient, corrigeaient, rectifiaient, procédant toujours par élimination et par synthèse, rédui-
sant les plans, abrégeant les horizons, résumant les choses, purifiant l'atmosphère, idéalisant le
corps humain et remplaçant ses misères par des académies conformes au canon.
Eugène Véron.
{La fin prochainement. )
médiocrité de leurs œuvres ; on se flatte — et on les flatte — qu'ils finiront par réussir, après
avoir passé par une première période d'hésitations et de tâtonnements. Est-ce à dire que nous
proscrivions ce genre de peinture ? pas le moins du monde, nous sommes de l'avis du poëte :
« Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux, » ou, si l'on aime mieux, le genre ennuyé.
Seulement il faut bien comprendre que la peinture mythologique, religieuse et historique exige
certaine préparation et surtout certaines facultés spéciales, qui sont infiniment rares. On conçoit
facilement qu'un artiste soit frappé d'un spectacle qu'il a vu, et que cette impression, grossie par
l'effet même du tempérament artistique, communique à son œuvre la vie et l'éloquence. Mais
ce qu'on appelle la grande peinture demande autre chose.
Il faut d'abord une imagination assez puissante pour recomposer des scènes évanouies, pour
ressusciter des figures mortes ; il faut de plus avoir des sociétés et des civilisations disparues une
connaissance assez exacte, un sentiment assez vif et assez précis pour savoir choisir les faits, les
attitudes, les personnages en qui elles s'incarnent le plus complètement. Quand on songe que
parmi les historiens français il n'y en a qu'un, un seul, qui ait réuni l'ensemble des qualités
sans lesquelles la grande peinture tombe dans la banalité, on est stupéfait de voir une foule de
jeunes gens aborder résolument un pareil problème sans autre préparation souvent que la lecture,
dans un livre quelconque, du passage où se trouve plus ou moins mal exposée la scène qu'ils
vont essayer de traduire sur la toile. Aussi leur œuvre n'est-elle le plus souvent en effet que la
traduction banale et boiteuse d'une page déjà peu remarquable par elle-même.
Encore sont-ils excusables, ne se doutant pas même, pour la plupart, des difficultés de la
tâche qu'ils entreprennent. Mais comment leurs maîtres ne les prémunissent-ils pas contre ces
ambitions fatalement condamnées à l'insuccès ? Dira-t-on que leur mission est précisément de
maintenir les traditions du grand art, d'y ramener ou d'y retenir des jeunes gens qui n'ont que
trop de pente à se laisser aller aux séductions des succès faciles ? Sans doute, mais à la condition
de ne pas compromettre la cause dont ils prétendent servir les intérêts en y enrôlant des défen-
seurs qui ne savent pas même à quoi ils s'engagent.
Si on leur faisait connaître les vraies conditions de cet engagement, si on leur disait, si on
leur répétait qu'il y faut avant tout, non-seulement une suite d'études longtemps poursuivies et
sérieusement méditées, mais encore un ensemble de facultés naturelles, que rien ne peut suppléer,
plus d'un y regarderait à deux fois avant de se lancer dans une voie pour eux sans issue.
Mais non, au lieu de cela, on leur enseigne que a le style exprime l'ensemble des traditions
que les maîtres nous ont transmises d'âge en âge, et que, résumant toutes ces manières classiques
d'envisager la beauté, il signifie la beauté même ». C'est-à-dire que, pour acquérir ce style, il
suffit d'étudier les traditions classiques ! c'est la pure doctrine officielle. C'est en vertu de ce
principe qu'ont été de tout temps rédigés et compilés ces recueils de recettes, qui sous le nom
de poétiques, de rhétoriques, d'esthétiques, etc., condensent en règles des observations plus ou
moins précises sur l'art de construire des chefs-d'œuvre. La méthode est simple : il suffit de
regarder comment ont procédé ceux qui en ont fait. Vous voulez faire une épopée. Rien de plus
facile. Voici comment s'y est pris Homère. Faites comme Homère. Sophocle vous enseignera la
manière de composer une tragédie. Vous vous destinez à la sculpture, à la peinture. Vous n'avez
pas la prétention de dépasser Phidias, Polyclète, Praxitèle, Raphaël, Léonard, Michel-Ange !
Or, de l'étude des œuvres de ces grands hommes il résulte que leur supériorité s'explique
par le soin qu'ils ont pris de sacrifier la réalité à l'idéal, de voir le grand côté des choses,
même quand ce grand côté n'existe pas, de représenter les objets sous leur aspect typique,
dans « la primitive essence de leur idéal divin ». Vous ne comprenez pas ? Eh bien, cela veut
dire qu'ils éliminaient les détails, qu'ils simplifiaient les ensembles, pour les agrandir. Surtout ils
embellissaient, corrigeaient, rectifiaient, procédant toujours par élimination et par synthèse, rédui-
sant les plans, abrégeant les horizons, résumant les choses, purifiant l'atmosphère, idéalisant le
corps humain et remplaçant ses misères par des académies conformes au canon.
Eugène Véron.
{La fin prochainement. )