274 L'ART.
M'objectef a-t-on que j'argumente d'une exception ? Hélas ! il y a peu de pays où l'on soit
moins instruit qu'en cet admirable pays de France, sol privilégié où Ton est d'autant plus cou-
pable de laisser croître et se multiplier l'ignorance. Je ne l'aurais que trop facile d'accumuler
exemple sur exemple ; je me contenterai d'un dernier : n'est-ce pas au Cirque des Champs-Elysées
que j'ai assisté à une discussion érudite entre jeunes gens du meilleur monde, à propos de l'Avenue
Gabriel ? Ces messieurs très-forts sur les questions de sport, d'écarté et de baccarat, plaisantaient
agréablement l'orthographe municipale, tous convaincus qu'il s'agissait de la belle Gabrielle chère
au Vert Galant! Aucun ne se doutait que l'Avenue est un hommage rendu à l'architecte illustre
à qui Paris doit les magistrales constructions de la Place de la Concorde et de l'École militaire.
« Depuis Louis XIV, a fort justement écrit un juge compétent entre tous, M. H. Destailleur, la
France n'avait pas vu s'élever de monuments aussi remarquables et aussi complets sous tous les
rapports ; les proportions sont belles, les formes sont pures, et cependant il règne dans les détails
une certaine liberté qui exclut la froideur. »
Si un grand artiste tel que l'architecte Gabriel, est à ce point ignoré en dehors du monde
des arts et des lettres, alors que ses créations monumentales témoignent chaque jour, à tous les
yeux, de son génie dont le respect et l'admiration réfléchie devraient nous être enseignés dès les
leçons de notre jeune âge, n'est-il pas permis de craindre que pareille injustice n'atteigne à plus
forte raison ceux dont les services rendus à l'humanité se traduisent moins par des conceptions
destinées à traverser les siècles que par une influence purement morale, purement intellectuelle?
C'est le cas des bienfaits de Sir Richard Wallace, et ce devrait être une raison décisive de com-
mencer par en agir envers lui comme je le conseille, pour appliquer ensuite régulièrement le
principe tout en ne négligeant pas de lui donner en même temps un effet rétroactif.
Il est un autre étranger, celui-là même dont Sir Richard a été l'héritier, vis-à-vis de qui l'on
ne s'est pas montré équitable ; on se serait honoré en donnant son nom à quelque voie nouvelle.
C'est du marquis de Hertford que je veux parler. Je n'ignore nullement que si le noble lord
était un homme d'infiniment d'esprit, il n'était pas précisément un modèle de générosité et je ne
prétendrai pas que les qualités du cœur l'étouffaient. Je ne ferai guère de difficulté à vous concéder
qu'il serait peut-être malaisé de découvrir un type d'égoïsme plus accompli, mais cela ne m'em-
pêchera pas d'ajouter qu'il a rendu à la France un éminent service, un de ces services dont les
traces sont les plus durables. Il a plus que personne puissamment contribué à la remettre en
pleine possession d'un des meilleurs côtés de son génie national. Il a été l'amant passionné,
convaincu et prodigue de la grâce, de l'élégance, de la distinction, du goût français dans leurs
expressions les plus exquises alors qu'ils étaient le plus méconnus ; il lui a appartenu plus qu'à
personne de les remettre en lumière et en honneur non à titre de mode passagère, mais de gloire
nationale follement dédaignée et trop impérissable pour ne pas triompher d'un aveugle mépris.
C'est ce triomphe définitif que le marquis a non-seulement provoqué, mais formellement assuré
en rassemblant à grands frais la plus admirable collection d'oeuvres d'art, d'objets précieux, de
curiosité et d'ameublement, qui démontrèrent mieux que les plus éloquents écrits combien avait
■été néfaste « l'école de David et de Percier qui rompit si brutalement avec les anciennes traditions
françaises que les noms mêmes de la plupart des maîtres du xvin0 et du xvnu siècle tombèrent
dans le plus profond oubli1 ».
C'était un très-grand artiste que David ; ses deux splendides portraits de femme exposés
■dans les salons de la présidence du Corps législatif au profit des Alsaciens-Lorrains ont prouvé
une fois de plus ce qu'il eût pu être pour l'école française s'il n'avait obstinément fait fausse
route en s'empètrant avec un despotisme qui asservissait tout le monde autour de lui, —
Prud'hon, le corrégesque Prud'hon fort heureusement excepté, — et aboutissait pour lui-même à
le faire connaître à la postérité surtout par des toiles marmoréennes comme l'Enlèvement des
.Sabincs ou le glacial Léonidas, au lieu de l'immortaliser par quelques-uns de ses portraits trop
peu connus et qui sont ses vrais chefs-d'œuvre.
I. M. H. Destailleub. Préface de ses Notices sur quelques artistes français : Architectes, Dessinateurs, Graveurs du XVI' au XVIII' siècle.
M'objectef a-t-on que j'argumente d'une exception ? Hélas ! il y a peu de pays où l'on soit
moins instruit qu'en cet admirable pays de France, sol privilégié où Ton est d'autant plus cou-
pable de laisser croître et se multiplier l'ignorance. Je ne l'aurais que trop facile d'accumuler
exemple sur exemple ; je me contenterai d'un dernier : n'est-ce pas au Cirque des Champs-Elysées
que j'ai assisté à une discussion érudite entre jeunes gens du meilleur monde, à propos de l'Avenue
Gabriel ? Ces messieurs très-forts sur les questions de sport, d'écarté et de baccarat, plaisantaient
agréablement l'orthographe municipale, tous convaincus qu'il s'agissait de la belle Gabrielle chère
au Vert Galant! Aucun ne se doutait que l'Avenue est un hommage rendu à l'architecte illustre
à qui Paris doit les magistrales constructions de la Place de la Concorde et de l'École militaire.
« Depuis Louis XIV, a fort justement écrit un juge compétent entre tous, M. H. Destailleur, la
France n'avait pas vu s'élever de monuments aussi remarquables et aussi complets sous tous les
rapports ; les proportions sont belles, les formes sont pures, et cependant il règne dans les détails
une certaine liberté qui exclut la froideur. »
Si un grand artiste tel que l'architecte Gabriel, est à ce point ignoré en dehors du monde
des arts et des lettres, alors que ses créations monumentales témoignent chaque jour, à tous les
yeux, de son génie dont le respect et l'admiration réfléchie devraient nous être enseignés dès les
leçons de notre jeune âge, n'est-il pas permis de craindre que pareille injustice n'atteigne à plus
forte raison ceux dont les services rendus à l'humanité se traduisent moins par des conceptions
destinées à traverser les siècles que par une influence purement morale, purement intellectuelle?
C'est le cas des bienfaits de Sir Richard Wallace, et ce devrait être une raison décisive de com-
mencer par en agir envers lui comme je le conseille, pour appliquer ensuite régulièrement le
principe tout en ne négligeant pas de lui donner en même temps un effet rétroactif.
Il est un autre étranger, celui-là même dont Sir Richard a été l'héritier, vis-à-vis de qui l'on
ne s'est pas montré équitable ; on se serait honoré en donnant son nom à quelque voie nouvelle.
C'est du marquis de Hertford que je veux parler. Je n'ignore nullement que si le noble lord
était un homme d'infiniment d'esprit, il n'était pas précisément un modèle de générosité et je ne
prétendrai pas que les qualités du cœur l'étouffaient. Je ne ferai guère de difficulté à vous concéder
qu'il serait peut-être malaisé de découvrir un type d'égoïsme plus accompli, mais cela ne m'em-
pêchera pas d'ajouter qu'il a rendu à la France un éminent service, un de ces services dont les
traces sont les plus durables. Il a plus que personne puissamment contribué à la remettre en
pleine possession d'un des meilleurs côtés de son génie national. Il a été l'amant passionné,
convaincu et prodigue de la grâce, de l'élégance, de la distinction, du goût français dans leurs
expressions les plus exquises alors qu'ils étaient le plus méconnus ; il lui a appartenu plus qu'à
personne de les remettre en lumière et en honneur non à titre de mode passagère, mais de gloire
nationale follement dédaignée et trop impérissable pour ne pas triompher d'un aveugle mépris.
C'est ce triomphe définitif que le marquis a non-seulement provoqué, mais formellement assuré
en rassemblant à grands frais la plus admirable collection d'oeuvres d'art, d'objets précieux, de
curiosité et d'ameublement, qui démontrèrent mieux que les plus éloquents écrits combien avait
■été néfaste « l'école de David et de Percier qui rompit si brutalement avec les anciennes traditions
françaises que les noms mêmes de la plupart des maîtres du xvin0 et du xvnu siècle tombèrent
dans le plus profond oubli1 ».
C'était un très-grand artiste que David ; ses deux splendides portraits de femme exposés
■dans les salons de la présidence du Corps législatif au profit des Alsaciens-Lorrains ont prouvé
une fois de plus ce qu'il eût pu être pour l'école française s'il n'avait obstinément fait fausse
route en s'empètrant avec un despotisme qui asservissait tout le monde autour de lui, —
Prud'hon, le corrégesque Prud'hon fort heureusement excepté, — et aboutissait pour lui-même à
le faire connaître à la postérité surtout par des toiles marmoréennes comme l'Enlèvement des
.Sabincs ou le glacial Léonidas, au lieu de l'immortaliser par quelques-uns de ses portraits trop
peu connus et qui sont ses vrais chefs-d'œuvre.
I. M. H. Destailleub. Préface de ses Notices sur quelques artistes français : Architectes, Dessinateurs, Graveurs du XVI' au XVIII' siècle.