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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 3.1877 (Teil 4)

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Goncourt, Edmond de: Lagrenée l'ainé
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https://doi.org/10.11588/diglit.16907#0037

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L'ART.

240 livres, nous le voyons se contenter de 100 livres pour de petits dessus de portes. Plus tard,
dans le rayonnement de la célébrité du peintre, ses tableaux les plus chers vendus à des ama-
teurs français ne dépasseront guère 1,5;00 livres, et les immenses machines décoratives ordonnées
par le roi seront payées au prix habituel de 4,000 livres, bien rarement mériteront les
6,000 livres, la plus haute rémunération accordée par la cour. Ces chiffres ne sont pas seulement
documentaires dans les détails, leur addition nous fait connaître la fortune, la grande fortune
qu'un peintre laborieux et de pinceau facile pouvait gagner en ces années avec des gains d'appa-
rence médiocre. Lagrenée l'aîné gagna plus de 300,000 francs1.

Tout sec qu'il semble au premier abord, ce catalogue nous apporte quelques renseignements
intimes. Il nous initie à la confraternité qui existait en ce temps entre les artistes, à ces habi-
tudes d'échange de leurs productions, à ces affectueux présents qui étaient le plus souvent le don
de l'esquisse d'un de leurs tableaux célèbres ou aimés : présent à Soufflot, présent à Cochin,

présent à Aved, présent à Cafneri, présent à Lemoyne, etc..... Nous trouvons presque à chaque

page un petit morceau de peinture offert à des amis de la profession, qui est presque générale-
ment l'esquisse d'un tableau aimé ou célèbre. Même l'humeur donnante du peintre s'étend
jusqu'aux confrères de la littérature, et si Lagrenée a consenti à recevoir de Diderot ifo francs
pour sa petite toile de la Poésie, il s'est réservé mentalement de lui donner par-dessus le marché
le pendant, la Philosophie. La lecture de ces feuillets vous fait encore toucher la nature un peu
ouvrière de l'artiste du xvme siècle, que l'orgueil et le gonflement des dignités académiques
n'enlèvent pas aux basses œuvres de la profession, du métier, allais-je dire. Lagrenée agrandit des
Vouet, jette des Parques et des Temps sur des boites à pendules, ne souffre pas de restaurer et
de repeindre pour son gendre Herbin, ainsi qu'il le note, « onze tableaux, tant de chasse que de
différents genres ». L'académicien de l'Académie royale de peinture n'a pas le travail fier. Et ne se
révèle-t-il pas quelque chose des habitudes d'un membre d'une corporation de Saint-Luc mêlé à
un ressouvenir de pensionnaire de Rome, dans cette mention qui revient quelquefois : Un petit
tableau peint à la prime, 240 livres ?

Ce manuscrit, Lagrenée l'a commencé avec l'écriture appliquée d'un expéditionnaire, appelant
sa plus belle bâtarde à mettre en relief les titres de ses tableaux. Le peintre a calligraphié le
bouquin relié en vélin, comme un livre d'honneur destiné à être conservé dans les archives de la
famille. Un jour, vers l'année 1773, Lagrenée se fatigue de tout ce soin, de toute cette applica-
tion ; adieu la bâtarde ! le peintre commence à écrire ses tableaux un peu à la diable, pris parfois
d'un remords, parfois moulant encore un titre, mais toujours cependant indiquant le nom de
l'acquéreur et le prix du tableau. Puis, peu à peu, avec les années, et surtout depuis le retour
de Rome du directeur de l'Académie, le vieillard ne jette plus sur le papier que l'indication sèche
du tableau, interrompt la glorieuse addition de ses gains, dont le montant d'autre part reste en
blanc en haut des pages, associe aux tableaux du jour des tableaux anciens que retrouve dans le

passé sa mémoire qui se souvient tout à coup....., continue enfin le triste et pauvre catalogue,

avec le découragement ennuyé qu'apportent à un artiste la souffrance, la vieillesse, le doute d'un
Œuvre tombé dans le mépris public.

Edmond de Goncourt.

1. Le montant des sommes additionnées par Lagrenée s'élève à 285,120 francs. Il y a de plus six tableaux vendus pendant la Révolution
50,000 livres, mais en assignats. Et le prix de cent numéros au moins n'est pas indiqué.
 
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