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L'ART.
coiffeurs de femmes réclamèrent leur agrégation à la confrérie des maîtres barbiers-perruquiers,
et ils étaient loin de suffire à la besogne ; beaucoup de grandes dames devaient parfois se faire
coiffer dès la veille, et passer la nuit dans un fauteuil si elles voulaient être accommodées par le
coiffeur à la mode. La fureur de plaire était telle que les femmes ne reculaient devant aucune
peine pour briller par les laborieuses complications de leur architecture capillaire.
Ce genre d'ornement s'harmonisait bien du reste avec la figure de la reine, et avec ses
épaules qui avaient pris un modelé irréprochable. Ce ne sont pas seulement les gravures de
Lebeau, Janinet et Boizot qui ressuscitent pour nous Marie-Antoinette dans toute la splendeur de
sa beauté; il y a encore toute une série de graveurs : Dagoty, Brookshaw, de Longueil, Dupin,
Patas, Van Loo qui nous ont transmis de superbes portraits de la reine avec la grande coiffure
de plumes, d'aigrettes, et de boucles tombantes. Ces portraits sont les plus recherchés, parce
qu'ils sont les plus attrayants et les plus fidèles, et peut-être aussi parce qu'ils représentent la
reine exempte de soucis et de chagrins, à l'époque où elle n'est encore pour nous que l'âme
des plaisirs et des fêtes, la personnification du luxe et de l'entrain de la cour à la fin du
xvme siècle.
Sous Louis XV, la mode exigeait que les femmes, dans leurs toilettes, se rapprochassent le
plus qu'il était possible des grâces du manche à balai ; sous Louis XVI, il se fit une réaction
violente en faveur des jupes larges et bouffantes ; on inventa les hanches de liège et les grands
paniers; c'était le triomphe des chiffons, et à côté de Léonard Autier, ministre de la coiffure,
on rencontrait Rose Bertin, ministre de la toilette, et tout un cénacle de tailleuses célèbres,
Mme Lenormand, la Lévêque, la Romand, la Barbier, la Pompon, qui rivalisaient entre elles à
qui inventerait une coupe nouvelle ou créerait une couleur impossible : que pouvaient être les
couleurs « cheveux de la reine », « œil du roi » ou « prune Monsieur », ou bien encore la nuance
« cuisse de nymphe émue » ?
Tout alors était futile ; on vivait dans la fièvre des fêtes et des plaisirs ; on voulait s'étourdir
pour oublier les misères de la nation, et plus le trésor public s'obérait, plus la cour gaspillait
d'argent. Marie-Antoinette perdait au jeu, à Versailles, 14,000 louis ; au lieu de réfréner
la dissipation, elle ne faisait ainsi qu'encourager les coûteuses folies du temps, et légitimer les
plaintes des pauvres gens taillables et corvéables à merci. Elle était lancée dans le tourbillon, et
l'argent n'avait plus de valeur pour elle : la dépense des tables royales atteignait chaque année le
chiffre de six millions : la famille des Polignac absorbait tous les ans, à elle seule, 5;00,000 livres
de pensions et de charges, et la reine, manquant d'argent pour soutenir ses œuvres de bienfai-
sance , laissait M'nc Necker prendre la direction de toutes les œuvres de charité.
Le mot lugubre de banqueroute nationale circulait dans les salons., pendant que Marie-
Antoinette jouait la comédie sur le théâtre de Trianon, où elle retrouvait les mêmes applaudisse-
ments qui, sur cette même scène, avaient accueilli la Pompadour quelques années auparavant.
Elle mettait le théâtre en honneur, pendant que Beaumarchais écrivait le Mariage de Figaro ,
cette cruelle satire de la société, qui fut jouée pour la première fois au Théâtre-Français en 1784.
Cependant, la littérature, la peinture et tous les arts libéraux progressaient sans conteste,
et peu s'en fallait que ce siècle ne passât pour le siècle des merveilles. L'abbé de l'Épée faisait
parler les muets, pendant que les aveugles lisaient; Montgolfier venait d'inventer les ballons, et
le peuple de Paris se portait en foule pour voir le spectacle de l'ascension des aérostats ;
Mesmer avait trouvé le magnétisme, et ses adeptes se livraient à toutes sortes d'expériences
autour de baquets électriques ; Lavoisier avait en quelque sorte créé la chimie ; La Pérouse
partait à la découverte d'un nouveau monde ; en un mot, tout concourait alors à frapper les
imaginations, et, â la cour sinon à la ville, on aurait traité de fou l'homme assez osé pour
prédire l'effondrement de la monarchie. A la cour tout allait si bien : ne venait-on pas d'instituer
encore une nouvelle charge, celle de capitaine des levrettes ? Ne riez pas, elle est mentionnée
dans YAlmanach Royal de 1788.
Comment la reine, avec son imagination de femme, avec cette séve de vitalité et d'énergie
qui la caractérisait, aurait-elle pu résister â l'entraînement de ce tourbillon? Elle n'entendait
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L'ART.
coiffeurs de femmes réclamèrent leur agrégation à la confrérie des maîtres barbiers-perruquiers,
et ils étaient loin de suffire à la besogne ; beaucoup de grandes dames devaient parfois se faire
coiffer dès la veille, et passer la nuit dans un fauteuil si elles voulaient être accommodées par le
coiffeur à la mode. La fureur de plaire était telle que les femmes ne reculaient devant aucune
peine pour briller par les laborieuses complications de leur architecture capillaire.
Ce genre d'ornement s'harmonisait bien du reste avec la figure de la reine, et avec ses
épaules qui avaient pris un modelé irréprochable. Ce ne sont pas seulement les gravures de
Lebeau, Janinet et Boizot qui ressuscitent pour nous Marie-Antoinette dans toute la splendeur de
sa beauté; il y a encore toute une série de graveurs : Dagoty, Brookshaw, de Longueil, Dupin,
Patas, Van Loo qui nous ont transmis de superbes portraits de la reine avec la grande coiffure
de plumes, d'aigrettes, et de boucles tombantes. Ces portraits sont les plus recherchés, parce
qu'ils sont les plus attrayants et les plus fidèles, et peut-être aussi parce qu'ils représentent la
reine exempte de soucis et de chagrins, à l'époque où elle n'est encore pour nous que l'âme
des plaisirs et des fêtes, la personnification du luxe et de l'entrain de la cour à la fin du
xvme siècle.
Sous Louis XV, la mode exigeait que les femmes, dans leurs toilettes, se rapprochassent le
plus qu'il était possible des grâces du manche à balai ; sous Louis XVI, il se fit une réaction
violente en faveur des jupes larges et bouffantes ; on inventa les hanches de liège et les grands
paniers; c'était le triomphe des chiffons, et à côté de Léonard Autier, ministre de la coiffure,
on rencontrait Rose Bertin, ministre de la toilette, et tout un cénacle de tailleuses célèbres,
Mme Lenormand, la Lévêque, la Romand, la Barbier, la Pompon, qui rivalisaient entre elles à
qui inventerait une coupe nouvelle ou créerait une couleur impossible : que pouvaient être les
couleurs « cheveux de la reine », « œil du roi » ou « prune Monsieur », ou bien encore la nuance
« cuisse de nymphe émue » ?
Tout alors était futile ; on vivait dans la fièvre des fêtes et des plaisirs ; on voulait s'étourdir
pour oublier les misères de la nation, et plus le trésor public s'obérait, plus la cour gaspillait
d'argent. Marie-Antoinette perdait au jeu, à Versailles, 14,000 louis ; au lieu de réfréner
la dissipation, elle ne faisait ainsi qu'encourager les coûteuses folies du temps, et légitimer les
plaintes des pauvres gens taillables et corvéables à merci. Elle était lancée dans le tourbillon, et
l'argent n'avait plus de valeur pour elle : la dépense des tables royales atteignait chaque année le
chiffre de six millions : la famille des Polignac absorbait tous les ans, à elle seule, 5;00,000 livres
de pensions et de charges, et la reine, manquant d'argent pour soutenir ses œuvres de bienfai-
sance , laissait M'nc Necker prendre la direction de toutes les œuvres de charité.
Le mot lugubre de banqueroute nationale circulait dans les salons., pendant que Marie-
Antoinette jouait la comédie sur le théâtre de Trianon, où elle retrouvait les mêmes applaudisse-
ments qui, sur cette même scène, avaient accueilli la Pompadour quelques années auparavant.
Elle mettait le théâtre en honneur, pendant que Beaumarchais écrivait le Mariage de Figaro ,
cette cruelle satire de la société, qui fut jouée pour la première fois au Théâtre-Français en 1784.
Cependant, la littérature, la peinture et tous les arts libéraux progressaient sans conteste,
et peu s'en fallait que ce siècle ne passât pour le siècle des merveilles. L'abbé de l'Épée faisait
parler les muets, pendant que les aveugles lisaient; Montgolfier venait d'inventer les ballons, et
le peuple de Paris se portait en foule pour voir le spectacle de l'ascension des aérostats ;
Mesmer avait trouvé le magnétisme, et ses adeptes se livraient à toutes sortes d'expériences
autour de baquets électriques ; Lavoisier avait en quelque sorte créé la chimie ; La Pérouse
partait à la découverte d'un nouveau monde ; en un mot, tout concourait alors à frapper les
imaginations, et, â la cour sinon à la ville, on aurait traité de fou l'homme assez osé pour
prédire l'effondrement de la monarchie. A la cour tout allait si bien : ne venait-on pas d'instituer
encore une nouvelle charge, celle de capitaine des levrettes ? Ne riez pas, elle est mentionnée
dans YAlmanach Royal de 1788.
Comment la reine, avec son imagination de femme, avec cette séve de vitalité et d'énergie
qui la caractérisait, aurait-elle pu résister â l'entraînement de ce tourbillon? Elle n'entendait
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