EXPOSITION UNIVERSELLE
« LA VIGNE '» DE GUSTAVE
DE 1878.
DORÉ
Voici quelque trente ans que M. Gustave Doré, qui est
encore loin de la cinquantaine, étonne ses contemporains par
une production incessante, jamais lassée, toujours renouvelée.
M. Taine, son ami, dirait de lui que sa « faculté maîtresse » est
la fécondité, une fécondité qui abuse d'elle-même, qui se
gaspille, mais qui ne s'épuise pas, peut-être parce l'artiste, non
content de toucher à tous les sujets, s'efforce de s'approprier
tous les moyens d'expression, et retrempe ainsi dans des luttes
toujours nouvelles un talent d'une prodigieuse et périlleuse
facilité.
Dés ses débuts M. Gustave Doré était l'enfant gâté du
succès. Il était encore sur les bancs du collège que déjà ses
croquis improvisés faisaient les délices de ses camarades du
lycée Charlemagne et de la pension Verdeau. A peine avait-il
quitté l'école que les journaux illustrés et les éditeurs d'albums
comiques se disputaient ses premières charges, car c'est par la
charge qu'il a commencé, et les amateurs du genre ont gardé le
souvenir de son premier Rabelais, — celui de 1854, que bien
des connaisseurs préfèrent à la deuxième version, grand format,
d'une gaieté plus laborieuse, — de son Histoire drolatique de
Russie, publiée pendant la guerre de Crimée, de sa Légende du
Juif-Errant, et surtout de ses Contes drolatiques de Balzac, un
chef-d'œuvre de verve bouffonne, dont le premier tirage est
très-prisé des bibliophiles.
La charge l'a conduit à l'illustration sérieuse, qui lui a valu
de splendides triomphes. Ses Contes de Perrault et son Enfer
de Dante, qu'il a peut-être eu tort de vouloir compléter en
interprétant à la hâte les deux autres chants de la Divine
Comédie, sont des œuvres qui resteront. Quel dommage qu'en-
traîné par la vogue, il n'ait pas eu assez de force de caractère
pour résister aux sollicitations des éditeurs de France et d'An-
gleterre, également impatients d'exploiter la popularité de son
crayon! Nous y aurions perdu le Don Quichotte, le La Fontaine,
la Bible, et quantité de M'ùnchausen et de Castagnette, et les
Idylles du Roi de Tennyson, et bien d'autres recueils encore,
c'est-à-dire nombre de belles pages, graves ou folles, noyées
dans un fatras de « cc:pi_- à tant la ligne », de compositions
bâclées, où l'on sent l'ahurissement du métier plus que la fougue
de l'improvisation; mais nous y aurions gagné peut-être quelque
œuvre plus condensée, plus sérieusement mûrie, et tout à lait
digne des dons merveilleux que l'artiste prodigue plus qu'il ne
les cultive.
Il n'est pas d'imagination, si bien douée qu'elle soit, qui
puisse tenir longtemps à pareil jeu. Heureusement l'ambition
de la peinture a tenté l'illustrateur. Quand nous disons « heu-
reusement », ce n'est pas que nous fassions grand cas des toiles
de M. Gustave Doré, et surtout des énormes machines évangé-
1. Voir l'Art, 4» annee, tome [*•
page 227
hques et bibliques qu'il brosse pour les visiteurs de la « Doré-
Gallery » de Londres. Mais si la plupart de ces tableaux ne sont
guère que d'immenses illustrations coloriées, ils ont eu du moins
l'avantage d'arracher l'artiste à une production commerciale par
trop hâtive et surmenée, qui menaçait de le vider à bref délai.
Le peintre n'est pas du reste sans quelque mérite. Ses paysages
pyrénéens, ses gitanas espagnoles, ne sont pas à dédaigner. Ses
illustrations pour le Voyage aux Pyrénées de M. Taine, pour
l'Espagne de M. le baron Davillier, l'y avaient préparé, aussi
est-ce à ces peintures que la critique a accordé la plus encoura-
geante attention.
Mais déjà M. Doré essayait d'un autre art, et sans toutefois
abandonner son pinceau, il s'amusait à manier l'ébauchoir,
abordant presque en môme temps la sculpture symbolique et la
sculpture décorative et ornementale.
Nous ne savons trop ce qu'il adviendra du sculpteur symbo-
lique, mais il nous semble qu'en se consacrant à la sculpture
décorative M. Gustave Doré a cédé à une salutaire inspiration.
Un de nos collaborateurs en a fait la remarque à propos de son
Projet de torchère 1 qu'on a pu voir au cercle de l'Union artisti-
que, place Vendôme, et qu'on retrouve au Champ-de-Mars dans
la première galerie transversale, à deux pas de l'entrée de la
« rue des Nations ». La Vigne qui attire tous les regards dans
la seconde galerie transversale, partant de la porte Rapp, nous
confirme dans cette opinion que M. Gustave Doré a trouvé sa
vraie voie.
Il a pour les arts décoratifs des aptitudes rares et des qualités
précieuses dont nous attendons les meilleurs résultats. Il a
l'abondance, la fantaisie, le caprice. Tout ce peuple de nymphes
et de satyres, de faunes et de bacchantes qui s'enroule en groupes
folâtres au milieu des pampres et des bestioles étranges qu'attire
la vigne, est d'une liberté d'allures qui n'exclut pas la grâce et
l'élégance, d'un désordre très-ingénieusement arrangé, et d'un
mouvement dont la gaieté s'harmonise à merveille avec le carac-
tère du sujet.
Il ne manque plus guère à M. Gustave Doré que de se
préoccuper un peu plus de la pureté de la forme. Ses groupes
sont charmants, mais la bouteille autour de laquelle ils se
livrent à leurs ébats est d'un galbe médiocrement séduisant,
dont la lourdeur a frappé la critique anglaise, habituée depuis
longtemps à étudier les œuvres de M. Doré.
Orner un vase d'une décoration capricieuse, élégante et
neuve, c'est beaucoup, mais si la forme du vase laisse à désirer,
l'objet perd la moitié de sa valeur. C'est de ce côté que M. Doré
doit porter ses études, s'il persévère dans la voie où il s'est
engagé, et où il est appelé, croyons-nous, à de brillants succès
T. Chasrel.
Le Directeur-Gérant, EUGÈNE VÉRON.
« LA VIGNE '» DE GUSTAVE
DE 1878.
DORÉ
Voici quelque trente ans que M. Gustave Doré, qui est
encore loin de la cinquantaine, étonne ses contemporains par
une production incessante, jamais lassée, toujours renouvelée.
M. Taine, son ami, dirait de lui que sa « faculté maîtresse » est
la fécondité, une fécondité qui abuse d'elle-même, qui se
gaspille, mais qui ne s'épuise pas, peut-être parce l'artiste, non
content de toucher à tous les sujets, s'efforce de s'approprier
tous les moyens d'expression, et retrempe ainsi dans des luttes
toujours nouvelles un talent d'une prodigieuse et périlleuse
facilité.
Dés ses débuts M. Gustave Doré était l'enfant gâté du
succès. Il était encore sur les bancs du collège que déjà ses
croquis improvisés faisaient les délices de ses camarades du
lycée Charlemagne et de la pension Verdeau. A peine avait-il
quitté l'école que les journaux illustrés et les éditeurs d'albums
comiques se disputaient ses premières charges, car c'est par la
charge qu'il a commencé, et les amateurs du genre ont gardé le
souvenir de son premier Rabelais, — celui de 1854, que bien
des connaisseurs préfèrent à la deuxième version, grand format,
d'une gaieté plus laborieuse, — de son Histoire drolatique de
Russie, publiée pendant la guerre de Crimée, de sa Légende du
Juif-Errant, et surtout de ses Contes drolatiques de Balzac, un
chef-d'œuvre de verve bouffonne, dont le premier tirage est
très-prisé des bibliophiles.
La charge l'a conduit à l'illustration sérieuse, qui lui a valu
de splendides triomphes. Ses Contes de Perrault et son Enfer
de Dante, qu'il a peut-être eu tort de vouloir compléter en
interprétant à la hâte les deux autres chants de la Divine
Comédie, sont des œuvres qui resteront. Quel dommage qu'en-
traîné par la vogue, il n'ait pas eu assez de force de caractère
pour résister aux sollicitations des éditeurs de France et d'An-
gleterre, également impatients d'exploiter la popularité de son
crayon! Nous y aurions perdu le Don Quichotte, le La Fontaine,
la Bible, et quantité de M'ùnchausen et de Castagnette, et les
Idylles du Roi de Tennyson, et bien d'autres recueils encore,
c'est-à-dire nombre de belles pages, graves ou folles, noyées
dans un fatras de « cc:pi_- à tant la ligne », de compositions
bâclées, où l'on sent l'ahurissement du métier plus que la fougue
de l'improvisation; mais nous y aurions gagné peut-être quelque
œuvre plus condensée, plus sérieusement mûrie, et tout à lait
digne des dons merveilleux que l'artiste prodigue plus qu'il ne
les cultive.
Il n'est pas d'imagination, si bien douée qu'elle soit, qui
puisse tenir longtemps à pareil jeu. Heureusement l'ambition
de la peinture a tenté l'illustrateur. Quand nous disons « heu-
reusement », ce n'est pas que nous fassions grand cas des toiles
de M. Gustave Doré, et surtout des énormes machines évangé-
1. Voir l'Art, 4» annee, tome [*•
page 227
hques et bibliques qu'il brosse pour les visiteurs de la « Doré-
Gallery » de Londres. Mais si la plupart de ces tableaux ne sont
guère que d'immenses illustrations coloriées, ils ont eu du moins
l'avantage d'arracher l'artiste à une production commerciale par
trop hâtive et surmenée, qui menaçait de le vider à bref délai.
Le peintre n'est pas du reste sans quelque mérite. Ses paysages
pyrénéens, ses gitanas espagnoles, ne sont pas à dédaigner. Ses
illustrations pour le Voyage aux Pyrénées de M. Taine, pour
l'Espagne de M. le baron Davillier, l'y avaient préparé, aussi
est-ce à ces peintures que la critique a accordé la plus encoura-
geante attention.
Mais déjà M. Doré essayait d'un autre art, et sans toutefois
abandonner son pinceau, il s'amusait à manier l'ébauchoir,
abordant presque en môme temps la sculpture symbolique et la
sculpture décorative et ornementale.
Nous ne savons trop ce qu'il adviendra du sculpteur symbo-
lique, mais il nous semble qu'en se consacrant à la sculpture
décorative M. Gustave Doré a cédé à une salutaire inspiration.
Un de nos collaborateurs en a fait la remarque à propos de son
Projet de torchère 1 qu'on a pu voir au cercle de l'Union artisti-
que, place Vendôme, et qu'on retrouve au Champ-de-Mars dans
la première galerie transversale, à deux pas de l'entrée de la
« rue des Nations ». La Vigne qui attire tous les regards dans
la seconde galerie transversale, partant de la porte Rapp, nous
confirme dans cette opinion que M. Gustave Doré a trouvé sa
vraie voie.
Il a pour les arts décoratifs des aptitudes rares et des qualités
précieuses dont nous attendons les meilleurs résultats. Il a
l'abondance, la fantaisie, le caprice. Tout ce peuple de nymphes
et de satyres, de faunes et de bacchantes qui s'enroule en groupes
folâtres au milieu des pampres et des bestioles étranges qu'attire
la vigne, est d'une liberté d'allures qui n'exclut pas la grâce et
l'élégance, d'un désordre très-ingénieusement arrangé, et d'un
mouvement dont la gaieté s'harmonise à merveille avec le carac-
tère du sujet.
Il ne manque plus guère à M. Gustave Doré que de se
préoccuper un peu plus de la pureté de la forme. Ses groupes
sont charmants, mais la bouteille autour de laquelle ils se
livrent à leurs ébats est d'un galbe médiocrement séduisant,
dont la lourdeur a frappé la critique anglaise, habituée depuis
longtemps à étudier les œuvres de M. Doré.
Orner un vase d'une décoration capricieuse, élégante et
neuve, c'est beaucoup, mais si la forme du vase laisse à désirer,
l'objet perd la moitié de sa valeur. C'est de ce côté que M. Doré
doit porter ses études, s'il persévère dans la voie où il s'est
engagé, et où il est appelé, croyons-nous, à de brillants succès
T. Chasrel.
Le Directeur-Gérant, EUGÈNE VÉRON.