LES CONCERTS ETRANGERS AU TROCADÉRO.
d'ordre secondaire. M. Coenen avait donc dû rédiger ses pro-
grammes partie avec des compositions d'auteurs néerlandais con-
temporains, partie avec des œuvres classiques allemandes. Or,
les premières péchaient un peu par la chaleur et l'expansion,
tandis que l'exécution des secondes, souvent si remarquable par
nos orchestres parisiens, était, quoique intéressante à certains
égards, un peu trop froide et compassée. En réalité, l'orchestre
d'Amsterdam a été accueilli avec une sympathie courtoise,
mais sans plus. Toutefois, on a écouté avec plaisir une ou deux
œuvres signées de noms néerlandais, entre autres deux frag-
ments symphoniques de M. Julius Ten Brinck, et l'ouverture de
Marie Stuart de M. van Zuylen van Nyvelt.
Après cet orchestre, est venu se faire entendre celui du
théâtre de la Scala, de Milan, et jamais contraste ne fut plus
frappant, plus saisissant, que celui qui distingue l'une de l'autre
compagnie.
M. Franco Faccio, le chef de cette belle armée instrumen-
tale, n'est pas un artiste ordinaire. Fils de ses œuvres, on peut
le dire, il naquit en 1840, à Vérone, d'un père qui était un simple
garçon d'auberge en cette ville et qui, voyant les rares disposi-
tions musicales de son enfant, alla s'établir à Milan pour lui
faciliter son éducation. Le jeune Faccio fut admis au conser-
vatoire , où il devint un pianiste fort habile et où il fit de très-
bonnes études de composition. Au sortir de cet établisse-
ment, il obtint du gouvernement un subside qui lui permit de
faire un voyage à l'étranger, pour s'y perfectionner. De retour
en Italie, à peine âgé de vingt-trois ans, il faisait représenter à
la Scala un grand drame lyrique, i Profughi fiamminghi, qui
dénotait chez son auteur une originalité marquée, une véritable
hardiesse de conception et des tendances nouvelles en ce qui
concerne l'application de la pensée musicale à la pensée drama-
tique. Aussi l'ouvrage, dont la valeur était réelle, fut-il très-
discuté par le public milanais, un peu rebelle aux doctrines libé-
rales en ce qui touche la musique. En 1866, lors de la guerre
avec l'Autriche, M. Faccio s'engagea dans un corps de volontaires
et fit bravement la campagne, après quoi il revint à Milan s'oc-
cuper de son art. Il écrivit alors un second opéra, Atnleto, qui,
après avoir été d'abord assez bien accueilli à Gènes, fut outra-
geusement sifflé à la Scala, en raison de certaines audaces que
s'étaient permises tout à la fois le poète et le musicien
M. Faccio passe, à Milan, pour un wagnérien endurci; je crois
que c'est tout simplement un esprit libre, indépendant, studieux,
qui se borne à chercher le beau là où il croit le trouver, sans
distinction d'école ou de parti. Toujours est-il que depuis cette
double tentative, il n'a pas abordé de nouveau la scène comme
compositeur. Mais il est devenu, depuis quelques années, chef
d'orchestre de ce superbe théâtre de la Scala, un peu réfractaire
à ses tendances esthétiques, et il s'est fait, dans cet emploi, une
situation et une renommée exceptionnelles en Italie. Depuis la
mort d'Angelo Mariani, le fameux maestro concertatore du
théâtre communal de Bologne, celui que ses compatriotes, dans
leur emphase habituelle, appelaient le Garibaldi dell' orchestra,
M. Faccio est devenu incontestablement le premier chef d'or-
chestre de l'Italie, et sa réputation est justifiée par des qualités de
premier ordre. Très-petit de taille, un peu grêle de sa personne,
mais le regard fier, le geste sûr, l'œil plein de feu, il a tout à la
fois la main, l'autorité, l'entraînement, la chaleur et la décision.
J'ai vu, rarement vu, un conducteur plus sûr que lui, et sachant
inspirer plus de confiance et de respect artistique à ceux qui sont
placés sous ses ordres.
Il est juste de remarquer que l'orchestre amené à Paris par
M. Franco Faccio n'était pas exclusivement composé des artistes
323
de celui de la Scala; ceux-ci ne sont guère au nombre de plus de
quatre-vingts, et la phalange instrumentale qui s'est produite au
Trocadéro comprenait cent dou^e exécutants. Il avait donc fallu
chercher des auxiliaires pour renforcer le quatuor des instru-
ments à cordes, qui formait une masse compacte -. Dans cette
recherche, faite pourtant à la hâte et un peu au hasard, en raison
du peu de temps qu'il avait devant lui, M. Faccio, on peut le
dire, a joué de bonheur, car c'est précisément l'excellence de son
quatuor qui a fait une grande partie du succès de l'orchestre. En
effet, les instruments à vent, ce que nous appelons en France
l'harmonie, étaient très-faibles, et comme puissance et comme
qualité de son, relativement aux instruments à cordes 3.
Quoi qu'il en soit, le premier concert donné au Trocadéro
par l'orchestre milanais fut, pour le public parisien, une surprise
et une révélation, et le succès fut foudroyant. La belle allure de
cet orchestre, son ensemble imperturbable, sa vigueur, son élan,
l'éclat des attaques de la part du quatuor, la précision de celui-ci
et surtout la sonorité superbe de ses cinquante violons, tout cela
produisait un effet merveilleux. La vaillance et l'ardeur du chef
se communiquaient à tous les exécutants, et j'ajouterai que l'élé-
vation du diapason de cet orchestre, qui est juste un demi-ton
au-dessus du nôtre, ne fut pas sans influence sur l'impression
produite. Cette impression, je le répète, fut excellente, et les
cinq concerts de la société de la Scala firent affluer la foule au
Trocadéro.
Le difficile avait été de composer des programmes. On ne con-
naît guère, en Italie, les grandes œuvres symphoniques de l'Alle-
magne, et elles ne sont jamais exécutées. D'autre part, les com-
positeurs italiens ne s'exercent guère en ce genre. Il fallait donc
se rabattre presque exclusivement sur des ouvertures, et chaque
concert en présentait jusqu'à six, sept et huit au public. On com-
prend la monotonie qui en pouvait résulter. Cependant, cela n'a
point porté préjudice aux séances, qui n'en ont pas été moins
suivies. La courtoisie italienne avait fait inscrire sur chaque pro-
gramme une œuvre d'un compositeur français, et c'est ainsi
qu'ont été exécutées les ouvertures du Carnaval romain de
Berlioz, de la Muette d'Auber, et de Zampa d'Hérold. La justice
nous oblige à déclarer que les musiciens italiens étaient beau-
coup moins à leur aise dans l'interprétation de ces belles pages,
ainsi que dans celle des ouvertures de Coriolan et d'Egmont de
Beethoven, que dans l'exécution des œuvres nationales. M. Fac-
cio a produit plusieurs compositions absolument inconnues en
France, et dont quelques-unes ne sont point sans valeur; il faut
citer la superbe ouverture en ut de Jacopo Foroni, qui ouvrait
le premier concert, la marche funèbre de son propre opéra
d'Amleto, qui est un morceau intéressant et bien fait, les ou-
vertures de / Promessi Sposi et I Lituani, de Ponchielli,
de Guarany deGomes, de Jone de Petrella, la jolie gavotte pour
instruments à cordes de M. Bazzini, et les ouvertures de concert
de MM. Coronaro et Smareglia.
L'orchestre des Concerts populaires de Turin avait fort à faire
en venant se faire entendre après celui de la Scala, étant donné
le succès que celui-ci avait remporté. Il se vit accueillir pourtant
avec une sympathie presque aussi vive. Son chef, M. Carlo
Pedrotti, est un artiste chevronné et l'un des compositeurs les
plus féconds et les plus aimables de l'Italie contemporaine. Agé
aujourd'hui de soixante ans, Véronais comme son confrère
M. Faccio, directeur du Lycée musical de Turin, chef d'orchestre
du théâtre Victor-Emmanuel de cette ville, M. Pedrotti a fourni,
comme musicien dramatique, une carrière honorable et bril-
lante, et n'a pas fait représenter moins d'une vingtaine d'opéras,
dont plusieurs ont obtenu de véritables succès ; parmi ces ouvrages,
1. L'auteur du poëme d'Amleto était M. Arrigo Boito, musicien lui-même, ancien condisciple de M. Faccio au conservatoire de Milan, et qui depuis lors a
écrit les paroles et la musique d'un Mefistofele, opéra vertement secoué à son apparition à Milan, mais qui, refait en partie par son auteur, fut ensuite favorablement
accueilli à Bologne.
2. 24 premiers violons, 20 seconds, 16 altos, 16 violoncelles, 14 contrebasses.
3. On peut même justement s'étonner que les parties si essentielles de bassons ne soient pas doublées, dans un orchestre tel que celui de la Scala, comme
elles le sont chez nous à l'Opéra et au Conservatoire. Ii en résulte un manque d'équilibre dans les forces respectives de l'orchestre.
d'ordre secondaire. M. Coenen avait donc dû rédiger ses pro-
grammes partie avec des compositions d'auteurs néerlandais con-
temporains, partie avec des œuvres classiques allemandes. Or,
les premières péchaient un peu par la chaleur et l'expansion,
tandis que l'exécution des secondes, souvent si remarquable par
nos orchestres parisiens, était, quoique intéressante à certains
égards, un peu trop froide et compassée. En réalité, l'orchestre
d'Amsterdam a été accueilli avec une sympathie courtoise,
mais sans plus. Toutefois, on a écouté avec plaisir une ou deux
œuvres signées de noms néerlandais, entre autres deux frag-
ments symphoniques de M. Julius Ten Brinck, et l'ouverture de
Marie Stuart de M. van Zuylen van Nyvelt.
Après cet orchestre, est venu se faire entendre celui du
théâtre de la Scala, de Milan, et jamais contraste ne fut plus
frappant, plus saisissant, que celui qui distingue l'une de l'autre
compagnie.
M. Franco Faccio, le chef de cette belle armée instrumen-
tale, n'est pas un artiste ordinaire. Fils de ses œuvres, on peut
le dire, il naquit en 1840, à Vérone, d'un père qui était un simple
garçon d'auberge en cette ville et qui, voyant les rares disposi-
tions musicales de son enfant, alla s'établir à Milan pour lui
faciliter son éducation. Le jeune Faccio fut admis au conser-
vatoire , où il devint un pianiste fort habile et où il fit de très-
bonnes études de composition. Au sortir de cet établisse-
ment, il obtint du gouvernement un subside qui lui permit de
faire un voyage à l'étranger, pour s'y perfectionner. De retour
en Italie, à peine âgé de vingt-trois ans, il faisait représenter à
la Scala un grand drame lyrique, i Profughi fiamminghi, qui
dénotait chez son auteur une originalité marquée, une véritable
hardiesse de conception et des tendances nouvelles en ce qui
concerne l'application de la pensée musicale à la pensée drama-
tique. Aussi l'ouvrage, dont la valeur était réelle, fut-il très-
discuté par le public milanais, un peu rebelle aux doctrines libé-
rales en ce qui touche la musique. En 1866, lors de la guerre
avec l'Autriche, M. Faccio s'engagea dans un corps de volontaires
et fit bravement la campagne, après quoi il revint à Milan s'oc-
cuper de son art. Il écrivit alors un second opéra, Atnleto, qui,
après avoir été d'abord assez bien accueilli à Gènes, fut outra-
geusement sifflé à la Scala, en raison de certaines audaces que
s'étaient permises tout à la fois le poète et le musicien
M. Faccio passe, à Milan, pour un wagnérien endurci; je crois
que c'est tout simplement un esprit libre, indépendant, studieux,
qui se borne à chercher le beau là où il croit le trouver, sans
distinction d'école ou de parti. Toujours est-il que depuis cette
double tentative, il n'a pas abordé de nouveau la scène comme
compositeur. Mais il est devenu, depuis quelques années, chef
d'orchestre de ce superbe théâtre de la Scala, un peu réfractaire
à ses tendances esthétiques, et il s'est fait, dans cet emploi, une
situation et une renommée exceptionnelles en Italie. Depuis la
mort d'Angelo Mariani, le fameux maestro concertatore du
théâtre communal de Bologne, celui que ses compatriotes, dans
leur emphase habituelle, appelaient le Garibaldi dell' orchestra,
M. Faccio est devenu incontestablement le premier chef d'or-
chestre de l'Italie, et sa réputation est justifiée par des qualités de
premier ordre. Très-petit de taille, un peu grêle de sa personne,
mais le regard fier, le geste sûr, l'œil plein de feu, il a tout à la
fois la main, l'autorité, l'entraînement, la chaleur et la décision.
J'ai vu, rarement vu, un conducteur plus sûr que lui, et sachant
inspirer plus de confiance et de respect artistique à ceux qui sont
placés sous ses ordres.
Il est juste de remarquer que l'orchestre amené à Paris par
M. Franco Faccio n'était pas exclusivement composé des artistes
323
de celui de la Scala; ceux-ci ne sont guère au nombre de plus de
quatre-vingts, et la phalange instrumentale qui s'est produite au
Trocadéro comprenait cent dou^e exécutants. Il avait donc fallu
chercher des auxiliaires pour renforcer le quatuor des instru-
ments à cordes, qui formait une masse compacte -. Dans cette
recherche, faite pourtant à la hâte et un peu au hasard, en raison
du peu de temps qu'il avait devant lui, M. Faccio, on peut le
dire, a joué de bonheur, car c'est précisément l'excellence de son
quatuor qui a fait une grande partie du succès de l'orchestre. En
effet, les instruments à vent, ce que nous appelons en France
l'harmonie, étaient très-faibles, et comme puissance et comme
qualité de son, relativement aux instruments à cordes 3.
Quoi qu'il en soit, le premier concert donné au Trocadéro
par l'orchestre milanais fut, pour le public parisien, une surprise
et une révélation, et le succès fut foudroyant. La belle allure de
cet orchestre, son ensemble imperturbable, sa vigueur, son élan,
l'éclat des attaques de la part du quatuor, la précision de celui-ci
et surtout la sonorité superbe de ses cinquante violons, tout cela
produisait un effet merveilleux. La vaillance et l'ardeur du chef
se communiquaient à tous les exécutants, et j'ajouterai que l'élé-
vation du diapason de cet orchestre, qui est juste un demi-ton
au-dessus du nôtre, ne fut pas sans influence sur l'impression
produite. Cette impression, je le répète, fut excellente, et les
cinq concerts de la société de la Scala firent affluer la foule au
Trocadéro.
Le difficile avait été de composer des programmes. On ne con-
naît guère, en Italie, les grandes œuvres symphoniques de l'Alle-
magne, et elles ne sont jamais exécutées. D'autre part, les com-
positeurs italiens ne s'exercent guère en ce genre. Il fallait donc
se rabattre presque exclusivement sur des ouvertures, et chaque
concert en présentait jusqu'à six, sept et huit au public. On com-
prend la monotonie qui en pouvait résulter. Cependant, cela n'a
point porté préjudice aux séances, qui n'en ont pas été moins
suivies. La courtoisie italienne avait fait inscrire sur chaque pro-
gramme une œuvre d'un compositeur français, et c'est ainsi
qu'ont été exécutées les ouvertures du Carnaval romain de
Berlioz, de la Muette d'Auber, et de Zampa d'Hérold. La justice
nous oblige à déclarer que les musiciens italiens étaient beau-
coup moins à leur aise dans l'interprétation de ces belles pages,
ainsi que dans celle des ouvertures de Coriolan et d'Egmont de
Beethoven, que dans l'exécution des œuvres nationales. M. Fac-
cio a produit plusieurs compositions absolument inconnues en
France, et dont quelques-unes ne sont point sans valeur; il faut
citer la superbe ouverture en ut de Jacopo Foroni, qui ouvrait
le premier concert, la marche funèbre de son propre opéra
d'Amleto, qui est un morceau intéressant et bien fait, les ou-
vertures de / Promessi Sposi et I Lituani, de Ponchielli,
de Guarany deGomes, de Jone de Petrella, la jolie gavotte pour
instruments à cordes de M. Bazzini, et les ouvertures de concert
de MM. Coronaro et Smareglia.
L'orchestre des Concerts populaires de Turin avait fort à faire
en venant se faire entendre après celui de la Scala, étant donné
le succès que celui-ci avait remporté. Il se vit accueillir pourtant
avec une sympathie presque aussi vive. Son chef, M. Carlo
Pedrotti, est un artiste chevronné et l'un des compositeurs les
plus féconds et les plus aimables de l'Italie contemporaine. Agé
aujourd'hui de soixante ans, Véronais comme son confrère
M. Faccio, directeur du Lycée musical de Turin, chef d'orchestre
du théâtre Victor-Emmanuel de cette ville, M. Pedrotti a fourni,
comme musicien dramatique, une carrière honorable et bril-
lante, et n'a pas fait représenter moins d'une vingtaine d'opéras,
dont plusieurs ont obtenu de véritables succès ; parmi ces ouvrages,
1. L'auteur du poëme d'Amleto était M. Arrigo Boito, musicien lui-même, ancien condisciple de M. Faccio au conservatoire de Milan, et qui depuis lors a
écrit les paroles et la musique d'un Mefistofele, opéra vertement secoué à son apparition à Milan, mais qui, refait en partie par son auteur, fut ensuite favorablement
accueilli à Bologne.
2. 24 premiers violons, 20 seconds, 16 altos, 16 violoncelles, 14 contrebasses.
3. On peut même justement s'étonner que les parties si essentielles de bassons ne soient pas doublées, dans un orchestre tel que celui de la Scala, comme
elles le sont chez nous à l'Opéra et au Conservatoire. Ii en résulte un manque d'équilibre dans les forces respectives de l'orchestre.