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L'ART.
d'une voilure étendue, et que l'embarcation est orientée au plus
près, l'effort du vent qui frappe obliquement dans les voiles
tend à jeter le bateau de côté ; alors on rabat une des palettes,
qui fait l'office d'une rame fixe et empêche l'esquif de dériver.
M. Narjoux n'a pas été heureux à Leide. Il s'est donné la
peine de faire un croquis du Koornbrug (et non Koornbrog),
pont couvert n'offrant absolument aucun intérêt. Il a vu l'hôtel
de ville qu'il déclare être l'édifice le plus ancien de l'endroit,
quoiqu'il ne date que du xv siècle et que, d'après lui, le Burg
soit attribué aux Romains! Et voilà tout! Des deux grandes
églises du xïve et du xv siècle, de l'église à coupole du
xvnc siècle, monuments remarquables à des titres divers, des
portes de ville dans le style de la Renaissance, des nombreux
musées avec leurs collections d'antiquités grecques, romaines,
égyptiennes, japonaises, pas un mot!
Suivons notre voyageur à Haarlem. D'après notre architecte,
l'église Saint-Bavon a été construite en 1472, par Albert de
Bavière, duc de Hollande ; le clocher n'a été élevé qu'en 1516.
D'abord la Hollande a eu des comtes, mais jamais de ducs.
Ensuite Albert de Bavière a eu le malheur de mourir en 1404.
Enfin les dates vraies de la construction de Saint-Bavon sont les
suivantes : dès 1307, on parle d'une église avec chœur, transept,
nef, baptistère et tour ; vers la fin du xive siècle on entreprit la
reconstruction de l'édifice dans des proportions plus vastes; le
chœur actuel fut élevé de 1397 à 1400; le transept, de 1445
à 1447; les nefs, de 1472 à 1478; les voûtes des bas-côtés, en
1483; la voûte à l'intersection de la nef et des transepts, en 1500 ;
la tour actuelle, de 1517 à 1520; la voûte en bois du chœur,
de 1530 à 1532 et celle de la nef, de 1535 à 1538.
L'auteur insiste sur ce point que dans les églises hollandaises
une voûte en bois remplace la voûte en pierres, « sans qu'au-
cune modification, autre que la suppression des arcs-boutants, ait
été introduite dans les constructions inférieures, élevées en don-
nant au plan, à la section des piles, à la nature des matériaux,
les mêmes conditions de résistance que si elles devaient porter de
lourdes voûtes en maçonnerie. » C'est une erreur de généraliser
cette observation. A Haarlem et dans plusieurs autres églises, on
a projeté d'abord des voûtes en pierres, et cela explique le carac-
tère des constructions inférieures. Saint-Bavon montre encore
aujourd'hui les amorces des arcs-boutants. Arrivé aux voûtes, on
a par économie, par caprice, ou pour tout autre motif, préféré
établir une voûte en bois; il est clair que l'ouvrage inférieur
avait, à partir de ce moment, plus de solidité qu'il n'en eût fallu.
Mais ces modifications exceptionnelles dans l'exécution du projet
primitif, exécution s'étendant parfois à travers deux siècles, n'au-
torisent pas à dire que les constructeurs hollandais ont manqué
de jugement ou bien qu'ils ont eu l'habitude d'abuser des maté-
riaux. Si M. Narjoux avait voulu donner plus d'attention aux
églises où des voûtes en bois ont été projetées dès l'origine, par
exemple à l'église de La Haye, il aurait pu constater la légèreté
bien raisonnée de la maçonnerie, et il aurait rendu hommage aux
architectes hollandais du moyen âge.
Je m'étonne du reste que l'auteur n'ait pas été frappé davan-
tage par la supériorité dont les importances charpentes de nos
anciens édifices font preuve, et qui est une des gloires des con-
structeurs du Nord.
Je m'étonne de beaucoup de choses, du silence de M. Nar-
joux à l'égard du clocher de Saint-Bavon, des belles stalles et de
l'admirable clôcure du chœur. Je m'étonne qu'il n'ait pas visité
l'intérieur de l'hôtel de ville de Haarlem, où il eût pu admirer
une collection splendide de tableaux de Frans Hais.
Passons à Amsterdam.
Je note une erreur dans la description des maisons de cette
ville. « Les caves, dit notre voyageur, sont impossibles dans un
sol aussi perméable. » Eli bien, je ne crois pas qu'on trouve
dix maisons à Amsterdam qui n'aient des caves très-étendues.
Une enquête faite dernièrement a démontré qu'une partie de la
population — je crois 40,000 âmes — n'a pas d'autre
logement que les caves! M. Narjoux n'a-t-il donc pas souvenir
des innombrables petites boutiques établies dans les souterrains
et étalant leurs marchandises sur les marches de l'escalier qui
donne sur le trottoir? Et comment expliquer que les dessins de
maisons d'Amsterdam qui ornent le texte, montrent tous des
soupiraux de caves ?
La manie de généraliser est dangereuse ; celle de répéter
sérieusement des banalités usées ne l'est pas moins. L'auteur ne
néglige aucune occasion de répéter que les Hollandais ont l'in-
telligence engourdie et le corps ankylosé. Cela fait rire dans les
Pattes de mouche, de Sardou; mais dans un livre qui prétend
donner une idée exacte des mœurs et de la situation d'un
peuple, on a droit à s'attendre à un peu plus de sérieux. Or le
livre dont nous nous occupons fourmille d'inexactitudes et de
jugements sommaires, superficiels et faux. A chaque pas je ren-
contre un fait erroné. Ainsi on nous apprend que trois maisons
édifiées par l'architecte Cuypers ont été élevées dans un empla-
cement récemment conquis sur la mer. Le fait n'aurait rien
d'extraordinaire, seulement il est inexact.
Il n'est pas exact non plus que le bâtiment qui se dresse au
milieu du Vischmarkt ait été construit pour servir de poids de la
ville ; c'est tout simplement une ancienne porte fortifiée, ayant
fait partie d'une des enceintes d'Amsterdam.
Il n'est pas plus exact de dire que les glaces de l'Y arrêtè-
rent quelques navires de la flotte hollandaise en 1794. L'his-
toire, à laquelle M. Narjoux fait allusion, s'est passée au
Helder et non à Amsterdam.
A Utrecht, l'auteur fait l'éloge de la restauration de la
cathédrale (Domkerk). D'après lui, ce travail aurait été exécuté
d'une façon remarquable. Les restaurateurs auraient non-seule-
ment respecté la forme et la disposition des parties anciennes,
mais aussi l'appareil et la nature des matériaux. Certes je ne me
serais pas attendu à voir un des collaborateurs de M. Viollet-le-
Duc faire l'éloge d'une restauration qui compte parmi les plus
déplorables des derniers temps. Si jamais monument a été mal-
traité par l'ignorance d'un architecte, par l'emploi de méthodes
condamnables, c'est bien la cathédrale d'Utrecht. Au lieu de
respecter la nature des matériaux employés primitivement, on
s'est permis des placages en ciment de Portland ! Les formes
anciennes n'ont pas été respectées davantage; on a abattu les
crochets garnissant les gables, et on a remplacé les pinacles
richement fouillés dans la pierre par d'affreux ornements en
terre cuite, dont quelques-uns servent de tuyaux de cheminée
pour une salle établie en partie dans une des chapelles du monu-
ment! Et voilà la restauration dont on vient faire l'éloge !
Les autres églises d'Utrecht — il y en a de remarquables,
qui datent du Xiv" siècle— n'attirent pas l'attention de l'auteur,
pas plus que les musées fort intéressants que cette ville possède.
Je ne crois pas que nous devions le regreccer.
Le dernier chapitre que M. Narjoux consacre à la Hollande
prétend nous donner un aperçu des Beaux-Arts, des mœurs et des
coutumes des Hollandais. Le courage me manque pour suivre
l'auteur dans ses innombrables observations, aussi fausses que
peu bienveillantes. Ce n'est pas que je lui reproche de manquer
de bienveillance à l'égard de mes compatriotes, M. Narjoux ne
nous doit rien ec il est libre de censurer et de critiquer notre
pays et ses habitants. Pour ma part, j'attache un vif intérêt aux
opinions d'un étranger, qui sans doute pourraic nous faire
remarquer une foule de choses qui nous échappent, mais c'est à
condition que ses jugements soient basés sur des faits vrais, sur
des observations exactes. Or le livre de M. Narjoux est loin de
répondre à cette condition, et l'impression qu'il nous laisse est
celle d'un écrit composé avec une légèreté inouïe et publié avec
un aplomb incroyable. Il n'a de bon que ses vignettes. Je me
propose de les découper et de les coller dans mon album; quant
au texte... il n'y a qu'à regretter le beau papier sur lequel il est
imprimé.
Victor de Stuers.
L'ART.
d'une voilure étendue, et que l'embarcation est orientée au plus
près, l'effort du vent qui frappe obliquement dans les voiles
tend à jeter le bateau de côté ; alors on rabat une des palettes,
qui fait l'office d'une rame fixe et empêche l'esquif de dériver.
M. Narjoux n'a pas été heureux à Leide. Il s'est donné la
peine de faire un croquis du Koornbrug (et non Koornbrog),
pont couvert n'offrant absolument aucun intérêt. Il a vu l'hôtel
de ville qu'il déclare être l'édifice le plus ancien de l'endroit,
quoiqu'il ne date que du xv siècle et que, d'après lui, le Burg
soit attribué aux Romains! Et voilà tout! Des deux grandes
églises du xïve et du xv siècle, de l'église à coupole du
xvnc siècle, monuments remarquables à des titres divers, des
portes de ville dans le style de la Renaissance, des nombreux
musées avec leurs collections d'antiquités grecques, romaines,
égyptiennes, japonaises, pas un mot!
Suivons notre voyageur à Haarlem. D'après notre architecte,
l'église Saint-Bavon a été construite en 1472, par Albert de
Bavière, duc de Hollande ; le clocher n'a été élevé qu'en 1516.
D'abord la Hollande a eu des comtes, mais jamais de ducs.
Ensuite Albert de Bavière a eu le malheur de mourir en 1404.
Enfin les dates vraies de la construction de Saint-Bavon sont les
suivantes : dès 1307, on parle d'une église avec chœur, transept,
nef, baptistère et tour ; vers la fin du xive siècle on entreprit la
reconstruction de l'édifice dans des proportions plus vastes; le
chœur actuel fut élevé de 1397 à 1400; le transept, de 1445
à 1447; les nefs, de 1472 à 1478; les voûtes des bas-côtés, en
1483; la voûte à l'intersection de la nef et des transepts, en 1500 ;
la tour actuelle, de 1517 à 1520; la voûte en bois du chœur,
de 1530 à 1532 et celle de la nef, de 1535 à 1538.
L'auteur insiste sur ce point que dans les églises hollandaises
une voûte en bois remplace la voûte en pierres, « sans qu'au-
cune modification, autre que la suppression des arcs-boutants, ait
été introduite dans les constructions inférieures, élevées en don-
nant au plan, à la section des piles, à la nature des matériaux,
les mêmes conditions de résistance que si elles devaient porter de
lourdes voûtes en maçonnerie. » C'est une erreur de généraliser
cette observation. A Haarlem et dans plusieurs autres églises, on
a projeté d'abord des voûtes en pierres, et cela explique le carac-
tère des constructions inférieures. Saint-Bavon montre encore
aujourd'hui les amorces des arcs-boutants. Arrivé aux voûtes, on
a par économie, par caprice, ou pour tout autre motif, préféré
établir une voûte en bois; il est clair que l'ouvrage inférieur
avait, à partir de ce moment, plus de solidité qu'il n'en eût fallu.
Mais ces modifications exceptionnelles dans l'exécution du projet
primitif, exécution s'étendant parfois à travers deux siècles, n'au-
torisent pas à dire que les constructeurs hollandais ont manqué
de jugement ou bien qu'ils ont eu l'habitude d'abuser des maté-
riaux. Si M. Narjoux avait voulu donner plus d'attention aux
églises où des voûtes en bois ont été projetées dès l'origine, par
exemple à l'église de La Haye, il aurait pu constater la légèreté
bien raisonnée de la maçonnerie, et il aurait rendu hommage aux
architectes hollandais du moyen âge.
Je m'étonne du reste que l'auteur n'ait pas été frappé davan-
tage par la supériorité dont les importances charpentes de nos
anciens édifices font preuve, et qui est une des gloires des con-
structeurs du Nord.
Je m'étonne de beaucoup de choses, du silence de M. Nar-
joux à l'égard du clocher de Saint-Bavon, des belles stalles et de
l'admirable clôcure du chœur. Je m'étonne qu'il n'ait pas visité
l'intérieur de l'hôtel de ville de Haarlem, où il eût pu admirer
une collection splendide de tableaux de Frans Hais.
Passons à Amsterdam.
Je note une erreur dans la description des maisons de cette
ville. « Les caves, dit notre voyageur, sont impossibles dans un
sol aussi perméable. » Eli bien, je ne crois pas qu'on trouve
dix maisons à Amsterdam qui n'aient des caves très-étendues.
Une enquête faite dernièrement a démontré qu'une partie de la
population — je crois 40,000 âmes — n'a pas d'autre
logement que les caves! M. Narjoux n'a-t-il donc pas souvenir
des innombrables petites boutiques établies dans les souterrains
et étalant leurs marchandises sur les marches de l'escalier qui
donne sur le trottoir? Et comment expliquer que les dessins de
maisons d'Amsterdam qui ornent le texte, montrent tous des
soupiraux de caves ?
La manie de généraliser est dangereuse ; celle de répéter
sérieusement des banalités usées ne l'est pas moins. L'auteur ne
néglige aucune occasion de répéter que les Hollandais ont l'in-
telligence engourdie et le corps ankylosé. Cela fait rire dans les
Pattes de mouche, de Sardou; mais dans un livre qui prétend
donner une idée exacte des mœurs et de la situation d'un
peuple, on a droit à s'attendre à un peu plus de sérieux. Or le
livre dont nous nous occupons fourmille d'inexactitudes et de
jugements sommaires, superficiels et faux. A chaque pas je ren-
contre un fait erroné. Ainsi on nous apprend que trois maisons
édifiées par l'architecte Cuypers ont été élevées dans un empla-
cement récemment conquis sur la mer. Le fait n'aurait rien
d'extraordinaire, seulement il est inexact.
Il n'est pas exact non plus que le bâtiment qui se dresse au
milieu du Vischmarkt ait été construit pour servir de poids de la
ville ; c'est tout simplement une ancienne porte fortifiée, ayant
fait partie d'une des enceintes d'Amsterdam.
Il n'est pas plus exact de dire que les glaces de l'Y arrêtè-
rent quelques navires de la flotte hollandaise en 1794. L'his-
toire, à laquelle M. Narjoux fait allusion, s'est passée au
Helder et non à Amsterdam.
A Utrecht, l'auteur fait l'éloge de la restauration de la
cathédrale (Domkerk). D'après lui, ce travail aurait été exécuté
d'une façon remarquable. Les restaurateurs auraient non-seule-
ment respecté la forme et la disposition des parties anciennes,
mais aussi l'appareil et la nature des matériaux. Certes je ne me
serais pas attendu à voir un des collaborateurs de M. Viollet-le-
Duc faire l'éloge d'une restauration qui compte parmi les plus
déplorables des derniers temps. Si jamais monument a été mal-
traité par l'ignorance d'un architecte, par l'emploi de méthodes
condamnables, c'est bien la cathédrale d'Utrecht. Au lieu de
respecter la nature des matériaux employés primitivement, on
s'est permis des placages en ciment de Portland ! Les formes
anciennes n'ont pas été respectées davantage; on a abattu les
crochets garnissant les gables, et on a remplacé les pinacles
richement fouillés dans la pierre par d'affreux ornements en
terre cuite, dont quelques-uns servent de tuyaux de cheminée
pour une salle établie en partie dans une des chapelles du monu-
ment! Et voilà la restauration dont on vient faire l'éloge !
Les autres églises d'Utrecht — il y en a de remarquables,
qui datent du Xiv" siècle— n'attirent pas l'attention de l'auteur,
pas plus que les musées fort intéressants que cette ville possède.
Je ne crois pas que nous devions le regreccer.
Le dernier chapitre que M. Narjoux consacre à la Hollande
prétend nous donner un aperçu des Beaux-Arts, des mœurs et des
coutumes des Hollandais. Le courage me manque pour suivre
l'auteur dans ses innombrables observations, aussi fausses que
peu bienveillantes. Ce n'est pas que je lui reproche de manquer
de bienveillance à l'égard de mes compatriotes, M. Narjoux ne
nous doit rien ec il est libre de censurer et de critiquer notre
pays et ses habitants. Pour ma part, j'attache un vif intérêt aux
opinions d'un étranger, qui sans doute pourraic nous faire
remarquer une foule de choses qui nous échappent, mais c'est à
condition que ses jugements soient basés sur des faits vrais, sur
des observations exactes. Or le livre de M. Narjoux est loin de
répondre à cette condition, et l'impression qu'il nous laisse est
celle d'un écrit composé avec une légèreté inouïe et publié avec
un aplomb incroyable. Il n'a de bon que ses vignettes. Je me
propose de les découper et de les coller dans mon album; quant
au texte... il n'y a qu'à regretter le beau papier sur lequel il est
imprimé.
Victor de Stuers.