LES
TABLEAUX VIVANTS
n a représenté, il y a bien longtemps, au théâtre du Gymnase, une petite
comédie qui, bien que dénuée de toute prétention, obtint beaucoup de
succès, par cela seul qu'elle servait de prétexte à une douzaine de ces
exhibitions pittoresques connues, depuis le xvuf siècle, sous le nom
de Tableaux Vivants.
Ce succès avait été improvisé, pour ainsi dire, par le public, pris
cette fois d'indépendance, car, depuis les oracles du lundi jusqu'aux
reporters assermentés des coulisses, l'innovation avait déplu à la cri-
tique. C'était des : « Ah! monsieur Montigny! » (Tel est, comme per-
sonne ne doit l'ignorer, le nom du directeur du Gymnase.) C'était des:
« uni monsieur Montigny: » des : « Comment! monsieur Montigny! » des : Tu quoque! etc., etc.
Bref, on faisait un crime à M. Montigny d'avoir prêté sa scène, réputée littéraire, et ses acteurs,
postulants du Français, à ce genre de spectacle. Mais un crime, pourquoi? Voilà ce qu'il était difficile
de démêler parmi les interjections mouillées de larmes et enveloppées de réticences que nous venons
d'abréger; toutefois, on entrevoyait que le feuilleton théâtral se voilait la face, en manière de pudeur
offensée, et cela pouvait paraître bizarre puisqu'il s'agissait du Gymnase, temple ordinaire de Scribe,
le Gaulois, et d'Alexandre Dumas fils, le trop franc.
Ce n'est pas la première fois d'ailleurs que retentit, à propos du même objet, ce chorus de
réprobation. Il nous souvient qu'au temps de la floraison de l'empire on tenait rigueur dans les journaux
à certains salons en vogue d'avoir essayé des Tableaux Vivants comme intermède aux laideurs de la
polka, aux longueurs du cotillon et au prosaïsme sébile du whist. Alors, comme aujourd'hui, on n'arti-
culait aucun blâme motivé, mais la chasteté intime des chroniqueurs semblait violée ; le seul mot de
Tableau Vivant était devenu le Tarte à la crème, plein d'amers ricanements des moralistes du jour,
l'anathème iambique obligé contre une société au déclin qui s'amusait trop.
La querelle est-elle fondée et la prescription des Tableaux Vivants, sans débats contradictoires, ne
nous prive-t-elle pas d'un élément artistique fort séduisant et qu'une application ingénieuse pourrait
rendre utile ?
Nous ne nous permettrons pas de trancher la question et nous voulons seulement l'examiner. Mais
nous tenons, avant tout, à protester contre la prudhommesque accusation d'impudeur qui gronde
entre les lignes des susdits réquisitoires des journaux. Il est permis de douter a priori que, dans les
salons les plus soupçonnés jadis de mépriser les irritations du vulgaire, les acteurs et actrices qui con-
sentaient à s'immobiliser un instant dans les lignes de tel ou tel tableau célèbre, aient jamais suivi les
maîtres jusqu'au bout dans leurs investigations vers le Beau. Les programmes divulgués des dites fêtes
ne mentionnent pas de nymphes mythologiquement assoupies dans l'herbe sous les regards pleins
d'étincelles des satyres ni de préhistoriques princesses se prêtant, dans toutes les attitudes possibles, aux
merveilleuses métamorphoses de Jupiter. On s'arrêtait bien en deçà de ces traductions de l'idéal. On
était discret : Adam et Ève n'apparaissaient qu'après le Paradis perdu et la décence conquise. Volon-
tiers on prodiguait les dames d'Athènes et les matrones de l'antique Rome, gracieusement ou solen-
nellement drapées de leurs robes de laine ; la virgilienne Galatée fuyait jusque sous les saules avant
de souhaiter d'être vue ; le berger Pâris, en vrai Parisien, décernait sa pomme d'or à la mieux habillée
des trois déesses.
Nous admettrons avec la même confiance qu'au théâtre du Gymnase tout se soit strictement
bien passé ; dame Censure, essuyant spécialement pour cette nouveauté ses conserves, symboles de
sa mission conservatrice, a dû bannir tout désordre moral.
TABLEAUX VIVANTS
n a représenté, il y a bien longtemps, au théâtre du Gymnase, une petite
comédie qui, bien que dénuée de toute prétention, obtint beaucoup de
succès, par cela seul qu'elle servait de prétexte à une douzaine de ces
exhibitions pittoresques connues, depuis le xvuf siècle, sous le nom
de Tableaux Vivants.
Ce succès avait été improvisé, pour ainsi dire, par le public, pris
cette fois d'indépendance, car, depuis les oracles du lundi jusqu'aux
reporters assermentés des coulisses, l'innovation avait déplu à la cri-
tique. C'était des : « Ah! monsieur Montigny! » (Tel est, comme per-
sonne ne doit l'ignorer, le nom du directeur du Gymnase.) C'était des:
« uni monsieur Montigny: » des : « Comment! monsieur Montigny! » des : Tu quoque! etc., etc.
Bref, on faisait un crime à M. Montigny d'avoir prêté sa scène, réputée littéraire, et ses acteurs,
postulants du Français, à ce genre de spectacle. Mais un crime, pourquoi? Voilà ce qu'il était difficile
de démêler parmi les interjections mouillées de larmes et enveloppées de réticences que nous venons
d'abréger; toutefois, on entrevoyait que le feuilleton théâtral se voilait la face, en manière de pudeur
offensée, et cela pouvait paraître bizarre puisqu'il s'agissait du Gymnase, temple ordinaire de Scribe,
le Gaulois, et d'Alexandre Dumas fils, le trop franc.
Ce n'est pas la première fois d'ailleurs que retentit, à propos du même objet, ce chorus de
réprobation. Il nous souvient qu'au temps de la floraison de l'empire on tenait rigueur dans les journaux
à certains salons en vogue d'avoir essayé des Tableaux Vivants comme intermède aux laideurs de la
polka, aux longueurs du cotillon et au prosaïsme sébile du whist. Alors, comme aujourd'hui, on n'arti-
culait aucun blâme motivé, mais la chasteté intime des chroniqueurs semblait violée ; le seul mot de
Tableau Vivant était devenu le Tarte à la crème, plein d'amers ricanements des moralistes du jour,
l'anathème iambique obligé contre une société au déclin qui s'amusait trop.
La querelle est-elle fondée et la prescription des Tableaux Vivants, sans débats contradictoires, ne
nous prive-t-elle pas d'un élément artistique fort séduisant et qu'une application ingénieuse pourrait
rendre utile ?
Nous ne nous permettrons pas de trancher la question et nous voulons seulement l'examiner. Mais
nous tenons, avant tout, à protester contre la prudhommesque accusation d'impudeur qui gronde
entre les lignes des susdits réquisitoires des journaux. Il est permis de douter a priori que, dans les
salons les plus soupçonnés jadis de mépriser les irritations du vulgaire, les acteurs et actrices qui con-
sentaient à s'immobiliser un instant dans les lignes de tel ou tel tableau célèbre, aient jamais suivi les
maîtres jusqu'au bout dans leurs investigations vers le Beau. Les programmes divulgués des dites fêtes
ne mentionnent pas de nymphes mythologiquement assoupies dans l'herbe sous les regards pleins
d'étincelles des satyres ni de préhistoriques princesses se prêtant, dans toutes les attitudes possibles, aux
merveilleuses métamorphoses de Jupiter. On s'arrêtait bien en deçà de ces traductions de l'idéal. On
était discret : Adam et Ève n'apparaissaient qu'après le Paradis perdu et la décence conquise. Volon-
tiers on prodiguait les dames d'Athènes et les matrones de l'antique Rome, gracieusement ou solen-
nellement drapées de leurs robes de laine ; la virgilienne Galatée fuyait jusque sous les saules avant
de souhaiter d'être vue ; le berger Pâris, en vrai Parisien, décernait sa pomme d'or à la mieux habillée
des trois déesses.
Nous admettrons avec la même confiance qu'au théâtre du Gymnase tout se soit strictement
bien passé ; dame Censure, essuyant spécialement pour cette nouveauté ses conserves, symboles de
sa mission conservatrice, a dû bannir tout désordre moral.