JOSEPH VERNET. 309
M. d'Arthenay, deux marines ; Franque, Aublé, Pavesi, Mmc de Seignon, le marquis de Villeneuve,
M. de Canillac, etc., etc.; suivent les étrangers, les Italiens, les Anglais et M. Peilhon, un des plus
constants acheteurs de Vernet. L'artiste est définitivement lancé en 1743. L'Académie romaine de
Saint-Luc lui ouvre ses portes, il est bien posé, bien assis, l'avenir lui appartient ; alors, mais alors seu-
lement, car il est très-sage, il songe à prendre femme. En 174s, d épousa une Anglaise, la belle Vir-
ginia Parker, fille de Sir Parker, commandant les galères de Sa Sainteté. C'était, comme on le voit,
une alliance fort honorable; elle fut heureuse jusqu'au jour où le spleen d'abord, la folie ensuite, en-
vahirent le cerveau de la jeune femme. Mais Joseph était loin de songer à un tel malheur lors-
qu'en 1747 il devint père d'un fils, puis d'un second en 1750. Ce dernier, Orazio, vécut peu; quant à
Livio, connu plus tard sous le nom de Louis, il devint régisseur des tabacs; nous n'aurons pas à nous en
occuper, ce n'était pas à lui que devait revenir l'honneur de continuer la dynastie artistique de Vernet.
La maison du jeune couple était toute souriante, Joseph comptait de nombreux amis; mais, hélas,
le plus cher d'entre tous n'était plus là pour la remplir de sa douce harmonie. Joseph, amateur de mu-
sique, jouant même de la guitare, s'était intimement attaché à Pergolèse. « Notre peintre, dit Pitra
aimait passionément la musique, il était lié de la plus étroite amitié avec Pergolèse 2; cette amitié fut
si tendre, qu'on ne prononçait presque jamais devant Vernet le nom de Pergolèse sans que les souve-
nirs que ce nom lui rappelait ne lui fissent verser des larmes. Le peintre avait chez lui un forte-piano
pour amuser son ami, et, de même, le musicien avait chez lui un chevalet et des palettes; l'un faisait
de la musique pendant que l'autre peignait, et Vernet m'a souvent dit que ces moments ont été les plus
heureux pour son génie et pour son cœur; les chants de Pergolèse lui donnaient le sentiment de la
belle nature, et « souvent, disait-il, j'ai dû les teintes les plus suaves et leur accord à l'impression que
« me faisaient éprouver le charme de l'harmonie et la douce voix démon ami. » C'est ainsi que Ver-
net vit créer le Stabat et la Servapadrona. Cet intermède eut le plus grand succès; mais le Stabat, fait
pour un •petit couvent de religieuses dans lequel Pergolèse avait une sœur tourière, n'en eut presque
point. Pergolèse qui, en composant ce chef-d'œuvre, n'avait cm ou voulu faire qu'un acte de complai-
sance, se moquait de son ami affligé d'un insuccès qui démentait l'opinion qu'il avait conçue de cette
composition. Ce fut Vernet qui fit entendre une seconde fois ce sublime Stabat à des dilettanti; sans
Vernet, cet ouvrage serait resté enfoui dans.le cloître pour lequel il avait été fait. »
Ce n'est pas le seul chef-d'œuvre que Vernet devait sauver. Bien des années après la mort de Per-
golèse, en 1787, Joseph à Paris s'était lié avec Bernardin de Saint-Pierre. Cet écrivain célèbre venait
de lire Paul et Virginie dans le salon littéraire de M"" Necker. Cette lecture avait été désespérante
pour lui, il avait vu les femmes s'efforcer de cacher leur ennui, Buffon écouter à peine, M. Necker
bâiller, Thomas dormir, et les auditeurs, un à un, disparaître discrètement. Le pauvre auteur était
rentré chez lui la mort dans l'âme; c'est dans cet état que Vernet le trouva, il songeait à anéantir son
manuscrit. Informé de la cause de ce désespoir, Joseph pria Bernardin de lui lire les pages si outra-
geusement condamnées; le malheureux consentit avec peine : Vernet écoute, il est bientôt suspendu
aux lèvres du lecteur, et quand la dernière phrase tombe, Vernet tout en larmes se jette dans les bras
de Bernardin en s'écriant : « Mon ami, mon ami, vous avez fait un chef-d'œuvre! » Paul et Virginie
étaient sauvés.
A. Genevay.
1. La lettre est de décembre 1789. Correspondance de Grimm.
2. Mort à trente-trois ans, en 1737.
(La fin prochainement.)
Fac-similé d'un dessin de L. Gaucherel.
M. d'Arthenay, deux marines ; Franque, Aublé, Pavesi, Mmc de Seignon, le marquis de Villeneuve,
M. de Canillac, etc., etc.; suivent les étrangers, les Italiens, les Anglais et M. Peilhon, un des plus
constants acheteurs de Vernet. L'artiste est définitivement lancé en 1743. L'Académie romaine de
Saint-Luc lui ouvre ses portes, il est bien posé, bien assis, l'avenir lui appartient ; alors, mais alors seu-
lement, car il est très-sage, il songe à prendre femme. En 174s, d épousa une Anglaise, la belle Vir-
ginia Parker, fille de Sir Parker, commandant les galères de Sa Sainteté. C'était, comme on le voit,
une alliance fort honorable; elle fut heureuse jusqu'au jour où le spleen d'abord, la folie ensuite, en-
vahirent le cerveau de la jeune femme. Mais Joseph était loin de songer à un tel malheur lors-
qu'en 1747 il devint père d'un fils, puis d'un second en 1750. Ce dernier, Orazio, vécut peu; quant à
Livio, connu plus tard sous le nom de Louis, il devint régisseur des tabacs; nous n'aurons pas à nous en
occuper, ce n'était pas à lui que devait revenir l'honneur de continuer la dynastie artistique de Vernet.
La maison du jeune couple était toute souriante, Joseph comptait de nombreux amis; mais, hélas,
le plus cher d'entre tous n'était plus là pour la remplir de sa douce harmonie. Joseph, amateur de mu-
sique, jouant même de la guitare, s'était intimement attaché à Pergolèse. « Notre peintre, dit Pitra
aimait passionément la musique, il était lié de la plus étroite amitié avec Pergolèse 2; cette amitié fut
si tendre, qu'on ne prononçait presque jamais devant Vernet le nom de Pergolèse sans que les souve-
nirs que ce nom lui rappelait ne lui fissent verser des larmes. Le peintre avait chez lui un forte-piano
pour amuser son ami, et, de même, le musicien avait chez lui un chevalet et des palettes; l'un faisait
de la musique pendant que l'autre peignait, et Vernet m'a souvent dit que ces moments ont été les plus
heureux pour son génie et pour son cœur; les chants de Pergolèse lui donnaient le sentiment de la
belle nature, et « souvent, disait-il, j'ai dû les teintes les plus suaves et leur accord à l'impression que
« me faisaient éprouver le charme de l'harmonie et la douce voix démon ami. » C'est ainsi que Ver-
net vit créer le Stabat et la Servapadrona. Cet intermède eut le plus grand succès; mais le Stabat, fait
pour un •petit couvent de religieuses dans lequel Pergolèse avait une sœur tourière, n'en eut presque
point. Pergolèse qui, en composant ce chef-d'œuvre, n'avait cm ou voulu faire qu'un acte de complai-
sance, se moquait de son ami affligé d'un insuccès qui démentait l'opinion qu'il avait conçue de cette
composition. Ce fut Vernet qui fit entendre une seconde fois ce sublime Stabat à des dilettanti; sans
Vernet, cet ouvrage serait resté enfoui dans.le cloître pour lequel il avait été fait. »
Ce n'est pas le seul chef-d'œuvre que Vernet devait sauver. Bien des années après la mort de Per-
golèse, en 1787, Joseph à Paris s'était lié avec Bernardin de Saint-Pierre. Cet écrivain célèbre venait
de lire Paul et Virginie dans le salon littéraire de M"" Necker. Cette lecture avait été désespérante
pour lui, il avait vu les femmes s'efforcer de cacher leur ennui, Buffon écouter à peine, M. Necker
bâiller, Thomas dormir, et les auditeurs, un à un, disparaître discrètement. Le pauvre auteur était
rentré chez lui la mort dans l'âme; c'est dans cet état que Vernet le trouva, il songeait à anéantir son
manuscrit. Informé de la cause de ce désespoir, Joseph pria Bernardin de lui lire les pages si outra-
geusement condamnées; le malheureux consentit avec peine : Vernet écoute, il est bientôt suspendu
aux lèvres du lecteur, et quand la dernière phrase tombe, Vernet tout en larmes se jette dans les bras
de Bernardin en s'écriant : « Mon ami, mon ami, vous avez fait un chef-d'œuvre! » Paul et Virginie
étaient sauvés.
A. Genevay.
1. La lettre est de décembre 1789. Correspondance de Grimm.
2. Mort à trente-trois ans, en 1737.
(La fin prochainement.)
Fac-similé d'un dessin de L. Gaucherel.