io2 L'ART.
avaient reçues de leurs devanciers, et ont protesté contre les tendances de leurs temps. On ne
peut pas dire que les premiers soient moins originaux que les seconds, seulement ils ne le sont
pas de la même manière. De même que le corps se forme et se renouvelle par des éléments
empruntés à la nature, l'esprit se nourrit des idées qui lui viennent du dehors. L'imagination les
rassemble et leur donne une forme. C'est le caractère particulier de la forme qui constitue la
personnalité de chaque artiste. Celui qui a su donner une expression à la pensée de tous n'est
pas moins grand que celui qui a voulu ne penser d'après personne et faire penser les autres
d'après lui. Il n'y a pas moins de mérite à marcher au premier rang dans la voie commune qu'à
ouvrir une voie nouvelle, et peut-être y a-t-il moins de danger. C'est plus souvent par un défaut
que par une qualité qu'on parvient à se distinguer des autres. On séduit les esprits avides de
nouveautés; mais au lieu de faire progresser l'art, on le précipite vers sa décadence.
Plus d'une fois, en effet, séduits par le caractère individuel du talent d'un artiste, ses
contemporains l'ont exalté précisément par ses mauvais côtés; ses successeurs ont cru l'égaler en
s'appropriant ce qu'il y avait de vicieux dans sa manière. L'enseignement s'est perverti comme le
goût public, et il a fallu une réaction énergique pour régénérer l'art. Mais quand une école a
dévié des vrais principes, elle ne se relève qu'en s'appuyant sur une tradition plus haute. C'est
ainsi que la peinture française, égarée par le mauvais goût de la cour, s'est transformée vers la
fin du xvin" siècle par un retour salutaire à l'étude de l'antiquité. Il y eut alors une seconde
renaissance, sortie, comme la première,, des sources toujours fécondes de l'art grec. Et il faut
remarquer que ce retour aux traditions antiques n'a empêché ni les artistes italiens du xvi° siècle,
ni David et son école, de traduire, selon leur caractère personnel, les idées et les sentiments de
leurs contemporains. On est toujours de son temps, quoi qu'on fasse, et l'étude des maîtres, loin
de nuire à l'originalité, lui permet de se développer plus librement et sous une forme plus
parfaite.
En suivant la marche historique de l'art, il faut chercher ce qu'il doit aux milieux où il
s'est développé, et dans quelle mesure il les a modifiés à son tour. Dans l'œuvre de chaque
artiste, on doit montrer de même ce qu'il a reçu et ce qu'il a donné. La vie intellectuelle et
morale, aussi bien que la vie physique, s'entretient par de perpétuels échanges. Rien de ce qui
est vivant n'est absolument indépendant, en ce sens que rien n'est isolé, mais la solidarité n'est
pas l'esclavage, c'est une dépendance mutuelle et réciproque. Pour apprécier la moralité d'une
action, on doit tenir compte des circonstances extérieures, sans nier pour cela le libre arbitre. Il
faut de même, tout en constatant l'influence des milieux sur les productions de l'art, y recon-
naître en même temps l'action spontanée de l'intelligence. L'homme est enveloppé par les forces
du dehors; mais il leur résiste, car lui aussi est une force. Parmi les influences qui agissent sur
nous, les plus puissantes, celles qui nous viennent de l'éducation, sont elles-mêmes le produit
d'activités antérieures, libres comme la nôtre. Chaque époque exploite à son tour cet héritage
pour le transmettre aux générations nouvelles, et la civilisation n'est que l'œuvre collective de
toutes les énergies et de toutes les volontés.
Louis Ménard,
Docteur es lettres.
avaient reçues de leurs devanciers, et ont protesté contre les tendances de leurs temps. On ne
peut pas dire que les premiers soient moins originaux que les seconds, seulement ils ne le sont
pas de la même manière. De même que le corps se forme et se renouvelle par des éléments
empruntés à la nature, l'esprit se nourrit des idées qui lui viennent du dehors. L'imagination les
rassemble et leur donne une forme. C'est le caractère particulier de la forme qui constitue la
personnalité de chaque artiste. Celui qui a su donner une expression à la pensée de tous n'est
pas moins grand que celui qui a voulu ne penser d'après personne et faire penser les autres
d'après lui. Il n'y a pas moins de mérite à marcher au premier rang dans la voie commune qu'à
ouvrir une voie nouvelle, et peut-être y a-t-il moins de danger. C'est plus souvent par un défaut
que par une qualité qu'on parvient à se distinguer des autres. On séduit les esprits avides de
nouveautés; mais au lieu de faire progresser l'art, on le précipite vers sa décadence.
Plus d'une fois, en effet, séduits par le caractère individuel du talent d'un artiste, ses
contemporains l'ont exalté précisément par ses mauvais côtés; ses successeurs ont cru l'égaler en
s'appropriant ce qu'il y avait de vicieux dans sa manière. L'enseignement s'est perverti comme le
goût public, et il a fallu une réaction énergique pour régénérer l'art. Mais quand une école a
dévié des vrais principes, elle ne se relève qu'en s'appuyant sur une tradition plus haute. C'est
ainsi que la peinture française, égarée par le mauvais goût de la cour, s'est transformée vers la
fin du xvin" siècle par un retour salutaire à l'étude de l'antiquité. Il y eut alors une seconde
renaissance, sortie, comme la première,, des sources toujours fécondes de l'art grec. Et il faut
remarquer que ce retour aux traditions antiques n'a empêché ni les artistes italiens du xvi° siècle,
ni David et son école, de traduire, selon leur caractère personnel, les idées et les sentiments de
leurs contemporains. On est toujours de son temps, quoi qu'on fasse, et l'étude des maîtres, loin
de nuire à l'originalité, lui permet de se développer plus librement et sous une forme plus
parfaite.
En suivant la marche historique de l'art, il faut chercher ce qu'il doit aux milieux où il
s'est développé, et dans quelle mesure il les a modifiés à son tour. Dans l'œuvre de chaque
artiste, on doit montrer de même ce qu'il a reçu et ce qu'il a donné. La vie intellectuelle et
morale, aussi bien que la vie physique, s'entretient par de perpétuels échanges. Rien de ce qui
est vivant n'est absolument indépendant, en ce sens que rien n'est isolé, mais la solidarité n'est
pas l'esclavage, c'est une dépendance mutuelle et réciproque. Pour apprécier la moralité d'une
action, on doit tenir compte des circonstances extérieures, sans nier pour cela le libre arbitre. Il
faut de même, tout en constatant l'influence des milieux sur les productions de l'art, y recon-
naître en même temps l'action spontanée de l'intelligence. L'homme est enveloppé par les forces
du dehors; mais il leur résiste, car lui aussi est une force. Parmi les influences qui agissent sur
nous, les plus puissantes, celles qui nous viennent de l'éducation, sont elles-mêmes le produit
d'activités antérieures, libres comme la nôtre. Chaque époque exploite à son tour cet héritage
pour le transmettre aux générations nouvelles, et la civilisation n'est que l'œuvre collective de
toutes les énergies et de toutes les volontés.
Louis Ménard,
Docteur es lettres.