278 L'ART.
prendre, un lieu assez mélancolique, et qui ne devait point détourner les Pères de leurs pieuses
et constantes méditations.
Un escalier qui suit la déclivité du roc, en laissant à droite la cave où se trouvait jadis la
fameuse cage de fer (qui, dit-on, n'était qu'en bois), dans laquelle on enfermait les prisonniers
rebelles, porte ce nom de mauvais augure : la Descente des Cachots. C'est la région terrible du
Mont-Saint-Michel. On dirait que Dante et Milton se sont inspirés de ces sombres lieux pour
écrire leurs chants les plus lugubres. Sous ces voûtes humides, nues, caillouteuses, où l'on
aperçoit de place en place les blanches efflorescences du salpêtre ; où la pierre, travaillée par la
main de l'homme, s'incorpore si intimement au roc, œuvre spontanée de la nature, qu'il est
impossible de savoir où lun commence et où l'autre finit; dans ce labyrinthe, dont aucune Ariane
ne vient vous tendre le fil ; où les gémisse-
ments de la mer, cette grande désolée qui
se plaint toujours, et les cris perçants des
mouettes et des courlis, sont les seuls bruits
qui vous arrivent, on est livré à une impres-
sion d'horreur que rien ne vient adoucir ; on
se sent au fond d'un gouffre infernal, avec
un cimetière sur sa tête., et l'on éprouve
une invincible envie de revoir la sereine
lumière du ciel, et de respirer enfin une
bouffée d'air pur — et libre !
V
La Basilique du Mont-Saint-Michel ne
se fait remarquer ni par la grandeur de ses
proportions, comme celles de Cologne et de
Strasbourg ; ni par l'unité de son style,
comme celle de Coutances ; ni par sa
richesse sculpturale, comme Notre-Dame de
Chartres, Saint-Ouen de Rouen, ou Saint-
Pierre de Caen. Elle n'a point de grand
portail ; elle n'a jamais eu de tours, et elle
n'a plus de flèches. Mais son aspect vrai-
ment pittoresque, sa position merveilleuse,
unique au monde , son centre appuyé sur
la cime du rocher, ses deux extrémités
reposant sur des constructions superposées, et ses flancs soutenus en quelque sorte par d'autres
édifices, les grands souvenirs de poésie, de religion et d'histoire qu'elle évoque dans les âmes,
tout, en un mot, la rend vraiment digne du pèlerinage incessant qui amène chaque jour dans
ses murs des milliers de chrétiens, d'artistes et de penseurs.
Le christianisme a généralement consacré à Saint-Michel les sommets inaccessibles des
montagnes, les pics escarpés, isolés dans leur solitude hautaine, — comme si le glorieux archange
devait s'arrêter là tout d'abord en descendant du ciel.
C'est ce qu'il a fait en choisissant ce rocher superbe, qui domine la plus large baie de la
Manche, pour en faire le piédestal d'un autel.
La Basilique du Mont-Saint-Michel a été ravagée et mutilée à plusieurs reprises. Sa nef, qui
se distingue par sa masse et sa sévérité, eut jadis dix travées : elle n'en a plus que quatre
aujourd'hui. On y pénètre par un portail en granit bleu, sur lequel on peut noter 1 action du
vent et de la salure marine, qui l'ont lentement corrodé. C'est une vaste ogive qui s'enfonce sous
trois archivoltes, et se couronne d'un de ces triangles qu'affectionnait le moyen âge, et qui
prendre, un lieu assez mélancolique, et qui ne devait point détourner les Pères de leurs pieuses
et constantes méditations.
Un escalier qui suit la déclivité du roc, en laissant à droite la cave où se trouvait jadis la
fameuse cage de fer (qui, dit-on, n'était qu'en bois), dans laquelle on enfermait les prisonniers
rebelles, porte ce nom de mauvais augure : la Descente des Cachots. C'est la région terrible du
Mont-Saint-Michel. On dirait que Dante et Milton se sont inspirés de ces sombres lieux pour
écrire leurs chants les plus lugubres. Sous ces voûtes humides, nues, caillouteuses, où l'on
aperçoit de place en place les blanches efflorescences du salpêtre ; où la pierre, travaillée par la
main de l'homme, s'incorpore si intimement au roc, œuvre spontanée de la nature, qu'il est
impossible de savoir où lun commence et où l'autre finit; dans ce labyrinthe, dont aucune Ariane
ne vient vous tendre le fil ; où les gémisse-
ments de la mer, cette grande désolée qui
se plaint toujours, et les cris perçants des
mouettes et des courlis, sont les seuls bruits
qui vous arrivent, on est livré à une impres-
sion d'horreur que rien ne vient adoucir ; on
se sent au fond d'un gouffre infernal, avec
un cimetière sur sa tête., et l'on éprouve
une invincible envie de revoir la sereine
lumière du ciel, et de respirer enfin une
bouffée d'air pur — et libre !
V
La Basilique du Mont-Saint-Michel ne
se fait remarquer ni par la grandeur de ses
proportions, comme celles de Cologne et de
Strasbourg ; ni par l'unité de son style,
comme celle de Coutances ; ni par sa
richesse sculpturale, comme Notre-Dame de
Chartres, Saint-Ouen de Rouen, ou Saint-
Pierre de Caen. Elle n'a point de grand
portail ; elle n'a jamais eu de tours, et elle
n'a plus de flèches. Mais son aspect vrai-
ment pittoresque, sa position merveilleuse,
unique au monde , son centre appuyé sur
la cime du rocher, ses deux extrémités
reposant sur des constructions superposées, et ses flancs soutenus en quelque sorte par d'autres
édifices, les grands souvenirs de poésie, de religion et d'histoire qu'elle évoque dans les âmes,
tout, en un mot, la rend vraiment digne du pèlerinage incessant qui amène chaque jour dans
ses murs des milliers de chrétiens, d'artistes et de penseurs.
Le christianisme a généralement consacré à Saint-Michel les sommets inaccessibles des
montagnes, les pics escarpés, isolés dans leur solitude hautaine, — comme si le glorieux archange
devait s'arrêter là tout d'abord en descendant du ciel.
C'est ce qu'il a fait en choisissant ce rocher superbe, qui domine la plus large baie de la
Manche, pour en faire le piédestal d'un autel.
La Basilique du Mont-Saint-Michel a été ravagée et mutilée à plusieurs reprises. Sa nef, qui
se distingue par sa masse et sa sévérité, eut jadis dix travées : elle n'en a plus que quatre
aujourd'hui. On y pénètre par un portail en granit bleu, sur lequel on peut noter 1 action du
vent et de la salure marine, qui l'ont lentement corrodé. C'est une vaste ogive qui s'enfonce sous
trois archivoltes, et se couronne d'un de ces triangles qu'affectionnait le moyen âge, et qui