L'EXPOSITION DE L'ACADÉMIE DE FRANCE A ROME
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Je viens de parcourir les salons, — je les appelle ainsi par
euphe'misme, — où sont expose'es les œuvres des pensionnaires
de l'Acade'mie française. L'aménagement est fort peu favorable
aux visiteurs : les tableaux et les statues sont entassés pénible-
ment, comme dans un magasin de bric-à-brac, et il est vraiment
étonnant que, dans ce magnifique palais des Médicis, on n'ait
encore su trouver un endroit plus propice à une exposition que
ces compartiments étroits et tortueux, où l'on se glisse avec peine
et où le jour ne pénètre que par renvoi et ne peut éclairer que
faiblement les chefs-d'œuvre qu'on y exhibe aux amateurs.
Les chefs-d'œuvre? Eh bien, oui, j'en ai vu, non point des
chefs-d'œuvre d'art, mais des chefs-d'œuvre de patience, de cou-
rage, d'héroïsme éclatant, au cours de cette lutte inévitable qui
se livre, dans tous les établissements officiels, entre le talent
tendant à s'affirmer et la routine obstinée à conserver ses droits.
C'est grand pitié de voir, dans ces œuvres étalées péle-mêle,
des facultés réelles et puissantes, continuellement submergées
par l'esprit routinier et noyées dans un conventionnalisme su-
ranné.
Voyez la peinture, par exemple. Toujours des madones ou des
sujets démodés, empruntés à l'histoire ancienne. M. Wencker
(3e année) s'est amusé à copier, d'après Bellini, la Vierge en-
tourée de quatre saints. Une fois donné le genre, le travail est
bien exécuté, avec précision et finesse. Mais où est la place
d'une pareille peinture ailleurs que dans un musée ? Faire un
tableau qui doit aller tout droit dans un musée, n'est-ce pas
écrire un livre qui devrait, à peine éclos, s'échouer sur les rayons
d'un bouquiniste ?
Le même auteur a exposé un petit tableau représentant
Barberousse à Venise, dans l'intérieur d'une église où l'on voit
des chandelles allumées, des mitres entassées, des fresques à
moitié noyées dans les fumées de l'encens. Il y a, dans ce travail,
un mélange remarquable de couleurs chatoyantes ; mais il s'en
dégage comme une odeur de sacristie qui diminue de beaucoup
l'effet imposant qu'aurait pu produire l'image du terrible empe-
reur, si elle avait été fixée dans une autre situation.
Encore une madone! C'est la madone de Saint-Marc, de-
vant laquelle M. Chartran a placé deux paysans, tout confits en
dévotion, et qui ont posé sur le petit autel des fleurs dont les
corolles empourprées s'épanouissent lumineusement au milieu de
la toile. Il y a, dans l'expression des deux personnages, dans
leurs costumes, dans leurs attitudes, un effort sincère de vérité.
Mais le thème était pauvre et a paralysé en partie les qualités
qu'a révélées M. Chartran, sans pouvoir les déployer entière-
ment.
M. Schommer année) s'est lancé dans le majestueux. Il
a tenté une grande toile représentant Alexandre au moment où
il tient par la bride Bucéphale, ce cheval fougueux que nul
n'avait pu dompter, et qu'Alexandre réussit à enfourcher en le
forçant à tourner la tètè du côté du soleil. La toile est éblouis-
sante : le soleil d"Orient darde ses rayons de feu sur un pays
aride. Des flots de lumière inondent Bucéphale, fièrement cabré
sur ses pieds de derrière, la bouche écumante, l'œil en feu, tan-
dis qu'Alexandre, de son bras vigoureux, le retient et le con-
traint à regarder le soleil en face, en attendant le moment pro-
pice pour s'élancer sur sa croupe encore vierge. Il y a beaucoup
de hardiesse dans les lignes et de grandeur dans l'ensemble.
Mais le sujet est rendu d'une manière un peu déclamatoire, et
porte une empreinte de pédanterie classique, un je ne sais quoi
qui ressemble beaucoup plus à l'estampille d'une officine qu'au
cachet persDnnel d'un artiste.
On rencontre des défauts et des qualités identiques dans le
Samson et Dalila, de'M. Comerre (4e année), qui est la pièce
maîtresse de l'Exposition. Le côté de la toile où Samson vaincu
se débat contre ses ennemis qui le garrottent, est plein de force.
Le visage de Samson exprime l'effarement du géant qui se ré-
veille sans force, et il y passe comme une lueur de puissance
formidable. Sur ce visage, la terreur de l'homme vaincu se
heurte à la fierté hautaine de l'homme invincible. En revanche,
il y a un coin de la toile qui est comme une tache, une défail-
lance, une lacune. C'est le coin où Dalila, debout sur le lit, un
voile de gaze noué autour des flancs, se tient dans une attitude
plus comique que tragique. Avec ses grands yeux verts et sa pu-
dibonderie équivoque, déplacée après une nuit orageuse dans
laquelle elle a sans doute recouru à tous les raffinements de la
volupté, pour plonger son amant dans la lassitude et le som-
meil, elle se détache vaguement comme une silhouette de pou-
pée, qui a l'air d'avoir joué un beau tour à quelqu'un. Pour peu
qu'on la regarde, on se laisse aller à croire qu'elle va faire un
pan de nez à la victime de sa perfidie. L'expression générale du
tableau serait bonne sans ces incohérences ; la couleur et la
lumière sont bien distribuées ; mais la nature, qui est partout
dans les détails, manque dans l'ensemble, et ici encore nous
nous trouvons en présence d'un talent artistique qui fermente,
mais qui se sent comprimé, et s'égare dans les vieux sentiers au
lieu de suivre résolument la voie nouvelle.
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La sculpture nous a fourni des spécimens plus nombreux,
mais la plupart à peine ébauchés. Cet inconvénient, qui se pro-
duit aussi pour la peinture et se renouvelle chaque année, est
vraiment regrettable, d'autant plus qu'il serait facile d'y remé-
dier en retardant, au besoin, l'exposition jusqu'au moment où
les envois de l'Académie sont prêts pour être dirigés sur Paris.
Les pensionnaires qui étudient la sculpture ne font, pas plus
que leurs collègues de la peinture, et sauf quelques rares excep-
tions, nul effort pour que leurs œuvres soient le résultat d'une
pensée vraiment moderne.
M. Lanson (30 année) a passé son temps à ébaucher un
modèle de Terme, qui eût eu sa raison d'être il y a quelques
vingt siècles, ou tout au plus au moyen âge, mais dont l'oppor-
tunité est fort discutable à une époque où, entre les peuples
aussi bien qu'entre les individus, les barrières de la propriété ont
pour fondement la bonne foi et la convention morale, beaucoup
plus que le droit exprimé par une borne. Le sujet de M. Lanson
est oiseux au xix° siècle.
M. Bottée (ir0 année) a fait un plongeon dans la mytholo-
gie, et nous a exhibé d'abord une médaille où s'étale le Génie
des récompenses consultant Minerve. Il a l'air bien perplexe, ce
génie, et en le voyant si mal assis sur un tabouret dépourvu de
point d'appui, on dirait que c'est la cause de son auteur qu'il
plaide devant Minerve. La déesse a l'œil contrit comme une
idole déchue, et jette un regard de pitié sur le génie, dont le
ailes presque déplumées^ont des divergences échevelées. L'ins-
piration a manqué à ce travail. Je préfère une coquette tète
d'étude du même auteur. C'est simple et vrai, et c'est pourquoi
c'est beau.
M. Grasset (1™ année) nous a raconté, en un relief assez
remarquable, la captivité de Dédale avec son fils Icare. Encore
une fois, pourquoi l'inspiration d'un artiste se plaît-elle ainsi à
s'annihiler dans la fable païenne ou dans la vision chrétienne,
lorsqu'il n'avait qu'à puiser à pleines mains dans la vie réelle ?
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Je viens de parcourir les salons, — je les appelle ainsi par
euphe'misme, — où sont expose'es les œuvres des pensionnaires
de l'Acade'mie française. L'aménagement est fort peu favorable
aux visiteurs : les tableaux et les statues sont entassés pénible-
ment, comme dans un magasin de bric-à-brac, et il est vraiment
étonnant que, dans ce magnifique palais des Médicis, on n'ait
encore su trouver un endroit plus propice à une exposition que
ces compartiments étroits et tortueux, où l'on se glisse avec peine
et où le jour ne pénètre que par renvoi et ne peut éclairer que
faiblement les chefs-d'œuvre qu'on y exhibe aux amateurs.
Les chefs-d'œuvre? Eh bien, oui, j'en ai vu, non point des
chefs-d'œuvre d'art, mais des chefs-d'œuvre de patience, de cou-
rage, d'héroïsme éclatant, au cours de cette lutte inévitable qui
se livre, dans tous les établissements officiels, entre le talent
tendant à s'affirmer et la routine obstinée à conserver ses droits.
C'est grand pitié de voir, dans ces œuvres étalées péle-mêle,
des facultés réelles et puissantes, continuellement submergées
par l'esprit routinier et noyées dans un conventionnalisme su-
ranné.
Voyez la peinture, par exemple. Toujours des madones ou des
sujets démodés, empruntés à l'histoire ancienne. M. Wencker
(3e année) s'est amusé à copier, d'après Bellini, la Vierge en-
tourée de quatre saints. Une fois donné le genre, le travail est
bien exécuté, avec précision et finesse. Mais où est la place
d'une pareille peinture ailleurs que dans un musée ? Faire un
tableau qui doit aller tout droit dans un musée, n'est-ce pas
écrire un livre qui devrait, à peine éclos, s'échouer sur les rayons
d'un bouquiniste ?
Le même auteur a exposé un petit tableau représentant
Barberousse à Venise, dans l'intérieur d'une église où l'on voit
des chandelles allumées, des mitres entassées, des fresques à
moitié noyées dans les fumées de l'encens. Il y a, dans ce travail,
un mélange remarquable de couleurs chatoyantes ; mais il s'en
dégage comme une odeur de sacristie qui diminue de beaucoup
l'effet imposant qu'aurait pu produire l'image du terrible empe-
reur, si elle avait été fixée dans une autre situation.
Encore une madone! C'est la madone de Saint-Marc, de-
vant laquelle M. Chartran a placé deux paysans, tout confits en
dévotion, et qui ont posé sur le petit autel des fleurs dont les
corolles empourprées s'épanouissent lumineusement au milieu de
la toile. Il y a, dans l'expression des deux personnages, dans
leurs costumes, dans leurs attitudes, un effort sincère de vérité.
Mais le thème était pauvre et a paralysé en partie les qualités
qu'a révélées M. Chartran, sans pouvoir les déployer entière-
ment.
M. Schommer année) s'est lancé dans le majestueux. Il
a tenté une grande toile représentant Alexandre au moment où
il tient par la bride Bucéphale, ce cheval fougueux que nul
n'avait pu dompter, et qu'Alexandre réussit à enfourcher en le
forçant à tourner la tètè du côté du soleil. La toile est éblouis-
sante : le soleil d"Orient darde ses rayons de feu sur un pays
aride. Des flots de lumière inondent Bucéphale, fièrement cabré
sur ses pieds de derrière, la bouche écumante, l'œil en feu, tan-
dis qu'Alexandre, de son bras vigoureux, le retient et le con-
traint à regarder le soleil en face, en attendant le moment pro-
pice pour s'élancer sur sa croupe encore vierge. Il y a beaucoup
de hardiesse dans les lignes et de grandeur dans l'ensemble.
Mais le sujet est rendu d'une manière un peu déclamatoire, et
porte une empreinte de pédanterie classique, un je ne sais quoi
qui ressemble beaucoup plus à l'estampille d'une officine qu'au
cachet persDnnel d'un artiste.
On rencontre des défauts et des qualités identiques dans le
Samson et Dalila, de'M. Comerre (4e année), qui est la pièce
maîtresse de l'Exposition. Le côté de la toile où Samson vaincu
se débat contre ses ennemis qui le garrottent, est plein de force.
Le visage de Samson exprime l'effarement du géant qui se ré-
veille sans force, et il y passe comme une lueur de puissance
formidable. Sur ce visage, la terreur de l'homme vaincu se
heurte à la fierté hautaine de l'homme invincible. En revanche,
il y a un coin de la toile qui est comme une tache, une défail-
lance, une lacune. C'est le coin où Dalila, debout sur le lit, un
voile de gaze noué autour des flancs, se tient dans une attitude
plus comique que tragique. Avec ses grands yeux verts et sa pu-
dibonderie équivoque, déplacée après une nuit orageuse dans
laquelle elle a sans doute recouru à tous les raffinements de la
volupté, pour plonger son amant dans la lassitude et le som-
meil, elle se détache vaguement comme une silhouette de pou-
pée, qui a l'air d'avoir joué un beau tour à quelqu'un. Pour peu
qu'on la regarde, on se laisse aller à croire qu'elle va faire un
pan de nez à la victime de sa perfidie. L'expression générale du
tableau serait bonne sans ces incohérences ; la couleur et la
lumière sont bien distribuées ; mais la nature, qui est partout
dans les détails, manque dans l'ensemble, et ici encore nous
nous trouvons en présence d'un talent artistique qui fermente,
mais qui se sent comprimé, et s'égare dans les vieux sentiers au
lieu de suivre résolument la voie nouvelle.
:'' ■■■■ i< II
La sculpture nous a fourni des spécimens plus nombreux,
mais la plupart à peine ébauchés. Cet inconvénient, qui se pro-
duit aussi pour la peinture et se renouvelle chaque année, est
vraiment regrettable, d'autant plus qu'il serait facile d'y remé-
dier en retardant, au besoin, l'exposition jusqu'au moment où
les envois de l'Académie sont prêts pour être dirigés sur Paris.
Les pensionnaires qui étudient la sculpture ne font, pas plus
que leurs collègues de la peinture, et sauf quelques rares excep-
tions, nul effort pour que leurs œuvres soient le résultat d'une
pensée vraiment moderne.
M. Lanson (30 année) a passé son temps à ébaucher un
modèle de Terme, qui eût eu sa raison d'être il y a quelques
vingt siècles, ou tout au plus au moyen âge, mais dont l'oppor-
tunité est fort discutable à une époque où, entre les peuples
aussi bien qu'entre les individus, les barrières de la propriété ont
pour fondement la bonne foi et la convention morale, beaucoup
plus que le droit exprimé par une borne. Le sujet de M. Lanson
est oiseux au xix° siècle.
M. Bottée (ir0 année) a fait un plongeon dans la mytholo-
gie, et nous a exhibé d'abord une médaille où s'étale le Génie
des récompenses consultant Minerve. Il a l'air bien perplexe, ce
génie, et en le voyant si mal assis sur un tabouret dépourvu de
point d'appui, on dirait que c'est la cause de son auteur qu'il
plaide devant Minerve. La déesse a l'œil contrit comme une
idole déchue, et jette un regard de pitié sur le génie, dont le
ailes presque déplumées^ont des divergences échevelées. L'ins-
piration a manqué à ce travail. Je préfère une coquette tète
d'étude du même auteur. C'est simple et vrai, et c'est pourquoi
c'est beau.
M. Grasset (1™ année) nous a raconté, en un relief assez
remarquable, la captivité de Dédale avec son fils Icare. Encore
une fois, pourquoi l'inspiration d'un artiste se plaît-elle ainsi à
s'annihiler dans la fable païenne ou dans la vision chrétienne,
lorsqu'il n'avait qu'à puiser à pleines mains dans la vie réelle ?