178 L'ART.
camarades, aujourd'hui l'un des membres les plus distingués du barreau parisien, l'amitié la plus
fidèle, une de ces amitiés qui ne s'altèrent pas un seul instant. Le début en est curieux : M. James
de Rothschild, qui se sentait tout particulièrement attiré par la droiture de caractère et la vive
intelligence du jeune étudiant, l'invita un jour à déjeuner. A cette première invitation, cordiale-
ment acceptée, en succéda bientôt une autre, cette fois accueillie par un refus. Le convive, qui
était pauvre, avait l'âme haut placée ; aussi les instances furent-elles vaines et n'aboutirent-elles
qu'à cette déclaration catégorique que l'exception ne saurait devenir la règle; on se refusait à un
plaisir qu'on n'était pas en situation d'offrir à son tour. Dès ce moment, M. de Rothschild
s'ingénia à rendre à celui qui devait devenir pour lui l'ami le plus dévoué, le plus reconnaissant,
services sur services, en doublant chaque fois le prix par l'exquise délicatesse qu'il y apportait.
En 1865, à vingt et un ans, le baron James, reçu licencié, entrait au barreau. 11 apporta
dans ses plaidoiries l'esprit le plus judicieux ; sa parole était celle d'un homme rompu de naissance
à toutes les affaires sérieuses.
Physiquement, il ressemblait un peu à un pauvre garçon qui, trois fois blessé à Metz, alla
se faire tuer clans les rangs de l'armée de la Loire ; — je veux parler de Paul Marnas, le vaillant
fils du procureur-général. — Cette ressemblance valut un jour à M. de Rothschild une assez
plaisante aventure. Il avait plaidé à la police correctionnelle, et le président, qui l'avait pris pour
le fils du chef du parquet, le manda dans son cabinet et, après l'avoir félicité : « Je dîne ce soir
chez Monsieur votre père », ajouta-t-il. — « J'ignorais que mon père eût l'honneur de vous
recevoir », répondit modestement le baron. — « Comment! » s'écria le magistrat, « ne suis-je pas
un de ses plus vieux amis! » — « Oh! Monsieur le président », répliqua timidement le jeune
avocat, « je vous demande bien pardon, mais vous devez faire erreur. » — « Vous n'êtes donc
pas le fils du procureur-général? » répartit vivement son interlocuteur visiblement désappointé. —
« Non, Monsieur le président. » — « Eh bien alors, vous pouvez vous retirer, vous avez
convenablement plaidé. »
M. James de Rothschild venait à peine de s'éloigner que le magistrat grincheux demandait
à son huissier quel était cet intrus; en apprenant que c'était M. de Rothschild, il se hâta de lui
faire parvenir sa carte pour lui témoigner ses regrets de l'étrange façon dont il avait mis fin
à leur entretien.
IV
Le baron James n'a laissé au Palais que des amis. L'oubli absolu qu'il faisait de sa grande
situation lui avait concilié l'affection générale.
Ses travaux juridiques ne l'empêchaient pas de s'adonner de plus en plus à ses chers livres.
Il travaillait à la constitution d'une bibliothèque qui, à elle seule, suffirait à perpétuer sa mémoire.
Dès aujourd'hui pour tous les bibliophiles, pour tous les amateurs, ses livres ont acquis une
plus-value sérieuse par le seul fait qu'ils lui ont appartenu, plus-value qui ne pourra qu'aug-
menter considérablement, à l'exemple de ces ouvrages d'autant plus goûtés des Curieux qu'ils
sortent de la bibliothèque des grands connaisseurs, tels que ce comte de Hoym, par exemple,
dont la Société des Bibliophiles François, présidée par M. le baron Jérôme Pichon, a publié
l'an dernier la biographie '.
V
A côté du bibliophile, il y avait en M. James de Rothschild l'artiste, un artiste passionné.
Il s'était fait, on peut le dire, l'ami du plus grand relieur de ce temps, du vieux Trautz. 11 éprou-
vait une jouissance infinie à se rendre fréquemment chez l'habilleur sans rival de ses précieux
volumes.
i. Vie de Charles-Henry, comte de Hoym, ambassadeur de Saxe-Pologne en France et célèbre amateur de livres, —
publiée par la Société des Bibliophiles François. 2 volumes in-8. Paris. Techener, rue île l'Arbrc-Scc, 5-2. 1880.
; lii)4-1 j.'Ui, —
camarades, aujourd'hui l'un des membres les plus distingués du barreau parisien, l'amitié la plus
fidèle, une de ces amitiés qui ne s'altèrent pas un seul instant. Le début en est curieux : M. James
de Rothschild, qui se sentait tout particulièrement attiré par la droiture de caractère et la vive
intelligence du jeune étudiant, l'invita un jour à déjeuner. A cette première invitation, cordiale-
ment acceptée, en succéda bientôt une autre, cette fois accueillie par un refus. Le convive, qui
était pauvre, avait l'âme haut placée ; aussi les instances furent-elles vaines et n'aboutirent-elles
qu'à cette déclaration catégorique que l'exception ne saurait devenir la règle; on se refusait à un
plaisir qu'on n'était pas en situation d'offrir à son tour. Dès ce moment, M. de Rothschild
s'ingénia à rendre à celui qui devait devenir pour lui l'ami le plus dévoué, le plus reconnaissant,
services sur services, en doublant chaque fois le prix par l'exquise délicatesse qu'il y apportait.
En 1865, à vingt et un ans, le baron James, reçu licencié, entrait au barreau. 11 apporta
dans ses plaidoiries l'esprit le plus judicieux ; sa parole était celle d'un homme rompu de naissance
à toutes les affaires sérieuses.
Physiquement, il ressemblait un peu à un pauvre garçon qui, trois fois blessé à Metz, alla
se faire tuer clans les rangs de l'armée de la Loire ; — je veux parler de Paul Marnas, le vaillant
fils du procureur-général. — Cette ressemblance valut un jour à M. de Rothschild une assez
plaisante aventure. Il avait plaidé à la police correctionnelle, et le président, qui l'avait pris pour
le fils du chef du parquet, le manda dans son cabinet et, après l'avoir félicité : « Je dîne ce soir
chez Monsieur votre père », ajouta-t-il. — « J'ignorais que mon père eût l'honneur de vous
recevoir », répondit modestement le baron. — « Comment! » s'écria le magistrat, « ne suis-je pas
un de ses plus vieux amis! » — « Oh! Monsieur le président », répliqua timidement le jeune
avocat, « je vous demande bien pardon, mais vous devez faire erreur. » — « Vous n'êtes donc
pas le fils du procureur-général? » répartit vivement son interlocuteur visiblement désappointé. —
« Non, Monsieur le président. » — « Eh bien alors, vous pouvez vous retirer, vous avez
convenablement plaidé. »
M. James de Rothschild venait à peine de s'éloigner que le magistrat grincheux demandait
à son huissier quel était cet intrus; en apprenant que c'était M. de Rothschild, il se hâta de lui
faire parvenir sa carte pour lui témoigner ses regrets de l'étrange façon dont il avait mis fin
à leur entretien.
IV
Le baron James n'a laissé au Palais que des amis. L'oubli absolu qu'il faisait de sa grande
situation lui avait concilié l'affection générale.
Ses travaux juridiques ne l'empêchaient pas de s'adonner de plus en plus à ses chers livres.
Il travaillait à la constitution d'une bibliothèque qui, à elle seule, suffirait à perpétuer sa mémoire.
Dès aujourd'hui pour tous les bibliophiles, pour tous les amateurs, ses livres ont acquis une
plus-value sérieuse par le seul fait qu'ils lui ont appartenu, plus-value qui ne pourra qu'aug-
menter considérablement, à l'exemple de ces ouvrages d'autant plus goûtés des Curieux qu'ils
sortent de la bibliothèque des grands connaisseurs, tels que ce comte de Hoym, par exemple,
dont la Société des Bibliophiles François, présidée par M. le baron Jérôme Pichon, a publié
l'an dernier la biographie '.
V
A côté du bibliophile, il y avait en M. James de Rothschild l'artiste, un artiste passionné.
Il s'était fait, on peut le dire, l'ami du plus grand relieur de ce temps, du vieux Trautz. 11 éprou-
vait une jouissance infinie à se rendre fréquemment chez l'habilleur sans rival de ses précieux
volumes.
i. Vie de Charles-Henry, comte de Hoym, ambassadeur de Saxe-Pologne en France et célèbre amateur de livres, —
publiée par la Société des Bibliophiles François. 2 volumes in-8. Paris. Techener, rue île l'Arbrc-Scc, 5-2. 1880.
; lii)4-1 j.'Ui, —