32 L'ART.
thème ». Le Gautier peintre, celui des dernières années surtout, est notoirement acadé-
mique. N'est-ce pas bizarre ? J'avoue n'avoir pu encore m'expliquer comment la même main a pu
tenir à la fois la plume en Véronèse et le pinceau en Chênedollé. O mon bien-aimé maître, si
vous m'entendez, pardonnez-moi ; mais votre Mélancolie, que vous me montriez jadis avec tant
de fierté, ne vaut pas une page de Mademoiselle de Maupin ou dix vers de la Comédie de la
Mort.
Le pastel semble avoir porté meilleure chance au poëte. Outre Bsc/c^tç Sajuac, il a laissé dans ce
genre plusieurs ouvrages véritablement intéressants. Le portrait de sa mère, entre autres, tout
vivant d'une ressemblance intime et profonde et modelé généreusement. Puis celui de M"10 Car-
lotta Grisi, très-blond au contraire et vaporeux. La célèbre danseuse est blanche et d'une car-
nation fragonardienne : posée de trois quarts, elle se formule comme une apparition flottante, par
lignes indécises, estompées de tons doux et légers, souriante et demi-idéalisée clans sa création
de Giselle. Il est regrettable que M. Boulanger n'ait pas connu ce morceau : il s'en serait
inspiré fructueusement pour son médaillon du Foyer de la Danse, à l'Opéra.
Un autre portrait de la même personne, mais à l'huile, celui-là, est à Genève. Théophile
Gautier le fit, le soir, à la lumière d'une lampe. Le modèle est de profil, les yeux baissés en tra-
vaillant à quelque broderie; le haut du visage baigne dans l'ombre, et la joue est éclairée, au
niveau d'un abat-jour. L'effet est fort bien rendu, sincèrement et sans procédé. C'est, à mon sens,
la meilleure peinture du maître. Au sujet de ce portrait on racontait dans la famille que
M. Ingres, en le voyant, s'était écrié avec cette brutalité bonhomme qui prêtait tant de prix à
ses éloges : « Qui est-ce qui a fait ça ? Je ne connais pas cette peinture-là ! »
Inutile d'ajouter que Gautier citait volontiers le mot et lui attribuait le sens le plus favorable.
Au résumé, quelles qu'aient été ses illusions sur son talent de peintre, le maître a aimé
passionnément la peinture. Il en jouissait plus profondément que de tous les autres arts et il la
comprenait si bien qu'il en est resté le juge le plus admiré de ce temps. Il savait, pour les avoir
éprouvées, ce que la pratique du métier contient de joies, et quel plaisir il y a dans sa manipu-
lation. Tous ses chagrins étaient oubliés quand il pouvait frotter de la couleur sur une toile, bien
à Taise, manches retroussées et col ouvert. Pour moins que cela même il devenait heureux : je
l'ai vu prendre un tel plaisir à peindre en rouge des portes de son appartement, y dépenser une
telle ardeur, et parler avec tant d'envie du bonheur des décorateurs, que la distraction lui en
devint dangereuse et que l'on fut forcé de la lui interdire. Hélas ! toute émotion trop vive pouvait
déjà lui être mortelle. Mais de quel accent inoubliable il nous dit ce jour-là, et avec quel
sourire :
— Allons ! me revoilà condamné à mettre du noir sur du blanc !
Emile Bergerat.
Cul-de-lampe de Saint-Aubin. —
Fac-similé d'une de ses gravures
thème ». Le Gautier peintre, celui des dernières années surtout, est notoirement acadé-
mique. N'est-ce pas bizarre ? J'avoue n'avoir pu encore m'expliquer comment la même main a pu
tenir à la fois la plume en Véronèse et le pinceau en Chênedollé. O mon bien-aimé maître, si
vous m'entendez, pardonnez-moi ; mais votre Mélancolie, que vous me montriez jadis avec tant
de fierté, ne vaut pas une page de Mademoiselle de Maupin ou dix vers de la Comédie de la
Mort.
Le pastel semble avoir porté meilleure chance au poëte. Outre Bsc/c^tç Sajuac, il a laissé dans ce
genre plusieurs ouvrages véritablement intéressants. Le portrait de sa mère, entre autres, tout
vivant d'une ressemblance intime et profonde et modelé généreusement. Puis celui de M"10 Car-
lotta Grisi, très-blond au contraire et vaporeux. La célèbre danseuse est blanche et d'une car-
nation fragonardienne : posée de trois quarts, elle se formule comme une apparition flottante, par
lignes indécises, estompées de tons doux et légers, souriante et demi-idéalisée clans sa création
de Giselle. Il est regrettable que M. Boulanger n'ait pas connu ce morceau : il s'en serait
inspiré fructueusement pour son médaillon du Foyer de la Danse, à l'Opéra.
Un autre portrait de la même personne, mais à l'huile, celui-là, est à Genève. Théophile
Gautier le fit, le soir, à la lumière d'une lampe. Le modèle est de profil, les yeux baissés en tra-
vaillant à quelque broderie; le haut du visage baigne dans l'ombre, et la joue est éclairée, au
niveau d'un abat-jour. L'effet est fort bien rendu, sincèrement et sans procédé. C'est, à mon sens,
la meilleure peinture du maître. Au sujet de ce portrait on racontait dans la famille que
M. Ingres, en le voyant, s'était écrié avec cette brutalité bonhomme qui prêtait tant de prix à
ses éloges : « Qui est-ce qui a fait ça ? Je ne connais pas cette peinture-là ! »
Inutile d'ajouter que Gautier citait volontiers le mot et lui attribuait le sens le plus favorable.
Au résumé, quelles qu'aient été ses illusions sur son talent de peintre, le maître a aimé
passionnément la peinture. Il en jouissait plus profondément que de tous les autres arts et il la
comprenait si bien qu'il en est resté le juge le plus admiré de ce temps. Il savait, pour les avoir
éprouvées, ce que la pratique du métier contient de joies, et quel plaisir il y a dans sa manipu-
lation. Tous ses chagrins étaient oubliés quand il pouvait frotter de la couleur sur une toile, bien
à Taise, manches retroussées et col ouvert. Pour moins que cela même il devenait heureux : je
l'ai vu prendre un tel plaisir à peindre en rouge des portes de son appartement, y dépenser une
telle ardeur, et parler avec tant d'envie du bonheur des décorateurs, que la distraction lui en
devint dangereuse et que l'on fut forcé de la lui interdire. Hélas ! toute émotion trop vive pouvait
déjà lui être mortelle. Mais de quel accent inoubliable il nous dit ce jour-là, et avec quel
sourire :
— Allons ! me revoilà condamné à mettre du noir sur du blanc !
Emile Bergerat.
Cul-de-lampe de Saint-Aubin. —
Fac-similé d'une de ses gravures