LA GRILLE DE LA « LOGGETTA »
ŒUVRE D'ANTONIO GAI DE VENISE
ous sommes à Venise. Au fond de la Piazzetta, du côté de la
Libreria, à l'angle des Procuraties Neuves s'élève à une hauteur
de ioo mètres à peu près le Campanile de Saint-Marc, immense
tour de briques, au toit aigu, surmonté d'un ange d'or. Le côté
du Campanile tourné vers la façade vermeille losangée de marbre
blanc et rose du Palais Ducal est orné à sa base d'un charmant
petit édifice de Sansovino, qu'on appelle la Loggetta. Cette
Loggetta « semble une fleur, dit M. Taine1, tant les statues, les
bas-reliefs, les bronzes, les marbres, tout le luxe et l'invention de
l'art élégant et vivant se pressent pour la revêtir ».
La tour quadrangulaire, dont l'origine remonte au xe siècle,
Lettre du xvr siècle. Collection Bonnafle.
conserve son aspect actuel depuis trois siècles et demi, car après
des dégâts considérables, dus au feu du ciel et à un tremblement de terre, la cella, qui contient
les cloches harmonieuses de Saint-Marc, fut reconstruite en 15" 17 dans le style de la Renaissance
par Bartolomeo Buono de Bergame2. Lorsque, vingt ans plus tard, en 1^40, la Seigneurie de Venise
commanda à Sansovino d'ériger la Loggetta au pied du Campanile, c'était dans l'intention de faire
servir cet édifice à la conversation et au bon plaisir des Patriciens ; mais ces nobles avaient bien
autrement à passer leur temps et ailleurs que dans ce petit bijou, presque à jour au milieu de la
place. Le Sénat délibéra, par conséquent, qu'il servirait uniquement, certains jours et à certaines
heures, de résidence ou de corps de garde à l'un des Procurateurs de Saint-Marc3, qui à tour
de rôle devaient présider à la sûreté du Palais pendant les séances du Grand Conseil.
Jacopo Sansovino avait à sa disposition tout ce qu'il voulait pour créer une œuvre hors ligne,
des carrières de marbres de plusieurs des plus belles espèces d'Orient, avec cela liberté illimitée
d'y placer des statues, des bas-reliefs et des bronzes : on a trouvé, — et c'est un collaborateur de
F Art, M. le marquis Estense Selvatico qui le dit4, — que malheureusement les accessoires y sont
devenus maîtres de la ligne, qu'il serait difficile pourtant de s'imaginer plus riche. Ce n'est donc
point la plus belle œuvre de Sansovino. Quelques bas-reliefs de l'attique, dans les équarrissures
des piédestaux, ne laissent rien à désirer.
La petite terrasse devant la Loggetta resta pendant près de deux siècles ouverte à tout venant.
C'est là que se tenaient, les jours de séances du Maggior Consiglio, les arsenalotti, ouvriers
de l'arsenal, personnel d'élite auquel, sous le commandement du Procurateur en charge, la Répu-
blique réservait l'honneur de la garde de ses premières autorités. Ils étaient à la fois artisans et
soldats, organisés militairement, embrigadés, surveillés par ceux-là mêmes qui les commandaient
comme officiers, et la Sérénissime République savait qu'elle pouvait compter parfaitement sur leur
fidélité. C'est là, en effet, que nous les voyons représentés dans l'ouvrage Trionfi, J'este e céré-
monie publiche délia nobilissima città di Venetia, publié en 1610 par Giacomo Franco''.
1. H. Taine, Voyage en Italie, 2' édition, Paris, 1874, Hachette, tome If, page
2. C'est de là que Galilée, en 1609, fit voir au Doge Leonardo Donato et à la Seigneurie de Venise, les merveilles du télescope qu'il
venait de découvrir.
5. La dignité des Procurateurs de Saint-Marc était la première dans la République de Venise après celle du Doge. Les Procuratori di
Sovra avaient l'administration de l'église de Saint-Marc et delà place de ce nom, et les Procuratori di Ultra e Citra, administraient les tutelles
ordonnées par les testateurs en deçà et au-delà du Grand-Canal.
4. P. Selvatico. Sulla architettura e sulla scultura in Venezia. Venezia, Ripamonti, 1847.
5. Cet ouvrage, grâce aux soins de M. F. Ongania, éditeur à Venise, vient d'être reproduit en héliotypie, d'après l'original qui existe
à la Bibliothèque de Saint-Marc.
ŒUVRE D'ANTONIO GAI DE VENISE
ous sommes à Venise. Au fond de la Piazzetta, du côté de la
Libreria, à l'angle des Procuraties Neuves s'élève à une hauteur
de ioo mètres à peu près le Campanile de Saint-Marc, immense
tour de briques, au toit aigu, surmonté d'un ange d'or. Le côté
du Campanile tourné vers la façade vermeille losangée de marbre
blanc et rose du Palais Ducal est orné à sa base d'un charmant
petit édifice de Sansovino, qu'on appelle la Loggetta. Cette
Loggetta « semble une fleur, dit M. Taine1, tant les statues, les
bas-reliefs, les bronzes, les marbres, tout le luxe et l'invention de
l'art élégant et vivant se pressent pour la revêtir ».
La tour quadrangulaire, dont l'origine remonte au xe siècle,
Lettre du xvr siècle. Collection Bonnafle.
conserve son aspect actuel depuis trois siècles et demi, car après
des dégâts considérables, dus au feu du ciel et à un tremblement de terre, la cella, qui contient
les cloches harmonieuses de Saint-Marc, fut reconstruite en 15" 17 dans le style de la Renaissance
par Bartolomeo Buono de Bergame2. Lorsque, vingt ans plus tard, en 1^40, la Seigneurie de Venise
commanda à Sansovino d'ériger la Loggetta au pied du Campanile, c'était dans l'intention de faire
servir cet édifice à la conversation et au bon plaisir des Patriciens ; mais ces nobles avaient bien
autrement à passer leur temps et ailleurs que dans ce petit bijou, presque à jour au milieu de la
place. Le Sénat délibéra, par conséquent, qu'il servirait uniquement, certains jours et à certaines
heures, de résidence ou de corps de garde à l'un des Procurateurs de Saint-Marc3, qui à tour
de rôle devaient présider à la sûreté du Palais pendant les séances du Grand Conseil.
Jacopo Sansovino avait à sa disposition tout ce qu'il voulait pour créer une œuvre hors ligne,
des carrières de marbres de plusieurs des plus belles espèces d'Orient, avec cela liberté illimitée
d'y placer des statues, des bas-reliefs et des bronzes : on a trouvé, — et c'est un collaborateur de
F Art, M. le marquis Estense Selvatico qui le dit4, — que malheureusement les accessoires y sont
devenus maîtres de la ligne, qu'il serait difficile pourtant de s'imaginer plus riche. Ce n'est donc
point la plus belle œuvre de Sansovino. Quelques bas-reliefs de l'attique, dans les équarrissures
des piédestaux, ne laissent rien à désirer.
La petite terrasse devant la Loggetta resta pendant près de deux siècles ouverte à tout venant.
C'est là que se tenaient, les jours de séances du Maggior Consiglio, les arsenalotti, ouvriers
de l'arsenal, personnel d'élite auquel, sous le commandement du Procurateur en charge, la Répu-
blique réservait l'honneur de la garde de ses premières autorités. Ils étaient à la fois artisans et
soldats, organisés militairement, embrigadés, surveillés par ceux-là mêmes qui les commandaient
comme officiers, et la Sérénissime République savait qu'elle pouvait compter parfaitement sur leur
fidélité. C'est là, en effet, que nous les voyons représentés dans l'ouvrage Trionfi, J'este e céré-
monie publiche délia nobilissima città di Venetia, publié en 1610 par Giacomo Franco''.
1. H. Taine, Voyage en Italie, 2' édition, Paris, 1874, Hachette, tome If, page
2. C'est de là que Galilée, en 1609, fit voir au Doge Leonardo Donato et à la Seigneurie de Venise, les merveilles du télescope qu'il
venait de découvrir.
5. La dignité des Procurateurs de Saint-Marc était la première dans la République de Venise après celle du Doge. Les Procuratori di
Sovra avaient l'administration de l'église de Saint-Marc et delà place de ce nom, et les Procuratori di Ultra e Citra, administraient les tutelles
ordonnées par les testateurs en deçà et au-delà du Grand-Canal.
4. P. Selvatico. Sulla architettura e sulla scultura in Venezia. Venezia, Ripamonti, 1847.
5. Cet ouvrage, grâce aux soins de M. F. Ongania, éditeur à Venise, vient d'être reproduit en héliotypie, d'après l'original qui existe
à la Bibliothèque de Saint-Marc.