L'IDÉAL DANS L'ART D'APRÈS PLATON. 99
de l'art son œuvre serait vaine, si les sens ne nous mettaient en communication avec les choses
extérieures dont le spectacle élève notre esprit vers les choses célestes, en réveillant les souvenirs
de cette vie antérieure, dont la métaphysique platonicienne ne saurait se passer.
Le rôle de la raison dans l'art est donc très-considérable. Si nous n'avions pas l'idée de la
perfection, telle que nous la révèle la raison, non-seulement nous n'aurions aucune règle de
jugement, mais nous ne songerions même pas à juger. Toute chose serait pour nous égale à toute
autre. Grâce à l'idée de perfection, la hiérarchie s'établit partout. C'est elle qui nous pousse à
rechercher cette perfection, qui n'est ni en nous ni dans les objets, et qui nous permet de les
classer suivant qu'ils se rapprochent plus ou moins du modèle suprême.
Mais la perfection n'existe qu'en Dieu, et c'est parce que Dieu existe, que l'idée de perfection
se retrouve parmi les concepts de la raison. Par conséquent, bien que Dieu ne puisse être le but
de l'art, parce que la beauté absolue et parfaite est infiniment au-dessus des atteintes de l'esprit
humain, il n'en est pas moins vrai que, l'existence de la beauté divine rendant seule possible,
pour nous, la conception de cette beauté intermédiaire qu'on nomme l'idéal, sans l'idée de Dieu,
l'art ne saurait exister. C'est en définitive la conception de la perfection infinie de Dieu qui peut
seule nous permettre de percevoir les perfections finies des choses.
Cette conception de l'idéal exclut de l'art l'imagination ou du moins restreint singulièrement
son rôle. L'imagination, faculté essentiellement capricieuse et déréglée, comme les sens auxquels
elle emprunte les éléments de ses créations, ne peut, abandonnée à elle seule, produire qu'un art
inférieur et méprisable. Sa fonction propre se borne à combiner les formes dont la mémoire a
conservé le souvenir. Les matériaux qu'elle met en œuvre sont empruntés uniquement à la réalité
visible, et par conséquent en gardent tous les caractères. Ils sont donc indignes de l'art, par
cela seul qu'ils sont étrangers à l'idéal.
D'ailleurs, il ne faut pas oublier que, si l'idéal n'apparaît pas avec une égale clarté à toutes
les intelligences, et si, par conséquent, ses manifestations peuvent revêtir des caractères variables,
il n'en est pas moins, pris en soi, toujours égal à lui-même, et que l'art doit avoir pour but
unique de le reproduire avec toute la perfection que peut atteindre l'esprit humain.
On peut donc dire qu'il n'y a qu'un art, dans le sens vrai du mot, celui qui réalise le plus
complètement possible le type unique de chaque objet. A mesure que chacun d'eux a trouvé sa
réalisation artistique, cette réalisation passe à l'état de canon, de règle à laquelle il est interdit
de rien changer sous peine de déchéance.
C'est le principe qui a été de bonne heure appliqué par l'hiératisme sacerdotal, chez les
nations où le sacerdoce a dominé. Les Grecs, moins faciles à contenter, parce que leur conception
de l'idéal était plus élevée, ont laissé à leurs artistes plus de liberté ; mais l'idée de la limite à
imposer n'en était pas moins contenue dans la théorie platonicienne. 11 était donc fatal qu'un
jour ou l'autre la tradition s'imposât à l'art et en arrêtât les développements au point où il
semblerait que la limite de la perfection réalisable serait atteinte.
Comment cette perfection peut-elle être réalisée ? Par l'amour. L'artiste véritable n'est pas-
seulement celui dont l'intelligence est assez élevée pour chercher la région idéale et pour
entrevoir l'idée de la beauté telle que Dieu l'a manifestée dans les types premiers des choses ;
il faut encore que l'amour que lui inspirent ces types soit assez puissant pour rendre cette
conception féconde. Ce qui fait l'artiste digne de ce nom, c'est le génie créateur. L'objet de
l'art, comme celui de l'amour, ce n'est pas seulement la beauté, c'est surtout la génération et la
production dans la beauté. C'est par là que l'un et l'autre s'efforcent de se perpétuer et
d'acquérir l'immortalité, c'est-à-dire d'échapper à cette loi de l'espace, du temps et du mouve-
ment, qui est en horreur aux artistes plus qu'aux autres hommes, par cela seul que toutes leurs
facultés sont tendues vers la sphère idéale dont le caractère propre est précisément d'être en
dehors des conditions de ce monde changeant et périssable.
Eugène Véron.
(La fin prochainement.) *
»
de l'art son œuvre serait vaine, si les sens ne nous mettaient en communication avec les choses
extérieures dont le spectacle élève notre esprit vers les choses célestes, en réveillant les souvenirs
de cette vie antérieure, dont la métaphysique platonicienne ne saurait se passer.
Le rôle de la raison dans l'art est donc très-considérable. Si nous n'avions pas l'idée de la
perfection, telle que nous la révèle la raison, non-seulement nous n'aurions aucune règle de
jugement, mais nous ne songerions même pas à juger. Toute chose serait pour nous égale à toute
autre. Grâce à l'idée de perfection, la hiérarchie s'établit partout. C'est elle qui nous pousse à
rechercher cette perfection, qui n'est ni en nous ni dans les objets, et qui nous permet de les
classer suivant qu'ils se rapprochent plus ou moins du modèle suprême.
Mais la perfection n'existe qu'en Dieu, et c'est parce que Dieu existe, que l'idée de perfection
se retrouve parmi les concepts de la raison. Par conséquent, bien que Dieu ne puisse être le but
de l'art, parce que la beauté absolue et parfaite est infiniment au-dessus des atteintes de l'esprit
humain, il n'en est pas moins vrai que, l'existence de la beauté divine rendant seule possible,
pour nous, la conception de cette beauté intermédiaire qu'on nomme l'idéal, sans l'idée de Dieu,
l'art ne saurait exister. C'est en définitive la conception de la perfection infinie de Dieu qui peut
seule nous permettre de percevoir les perfections finies des choses.
Cette conception de l'idéal exclut de l'art l'imagination ou du moins restreint singulièrement
son rôle. L'imagination, faculté essentiellement capricieuse et déréglée, comme les sens auxquels
elle emprunte les éléments de ses créations, ne peut, abandonnée à elle seule, produire qu'un art
inférieur et méprisable. Sa fonction propre se borne à combiner les formes dont la mémoire a
conservé le souvenir. Les matériaux qu'elle met en œuvre sont empruntés uniquement à la réalité
visible, et par conséquent en gardent tous les caractères. Ils sont donc indignes de l'art, par
cela seul qu'ils sont étrangers à l'idéal.
D'ailleurs, il ne faut pas oublier que, si l'idéal n'apparaît pas avec une égale clarté à toutes
les intelligences, et si, par conséquent, ses manifestations peuvent revêtir des caractères variables,
il n'en est pas moins, pris en soi, toujours égal à lui-même, et que l'art doit avoir pour but
unique de le reproduire avec toute la perfection que peut atteindre l'esprit humain.
On peut donc dire qu'il n'y a qu'un art, dans le sens vrai du mot, celui qui réalise le plus
complètement possible le type unique de chaque objet. A mesure que chacun d'eux a trouvé sa
réalisation artistique, cette réalisation passe à l'état de canon, de règle à laquelle il est interdit
de rien changer sous peine de déchéance.
C'est le principe qui a été de bonne heure appliqué par l'hiératisme sacerdotal, chez les
nations où le sacerdoce a dominé. Les Grecs, moins faciles à contenter, parce que leur conception
de l'idéal était plus élevée, ont laissé à leurs artistes plus de liberté ; mais l'idée de la limite à
imposer n'en était pas moins contenue dans la théorie platonicienne. 11 était donc fatal qu'un
jour ou l'autre la tradition s'imposât à l'art et en arrêtât les développements au point où il
semblerait que la limite de la perfection réalisable serait atteinte.
Comment cette perfection peut-elle être réalisée ? Par l'amour. L'artiste véritable n'est pas-
seulement celui dont l'intelligence est assez élevée pour chercher la région idéale et pour
entrevoir l'idée de la beauté telle que Dieu l'a manifestée dans les types premiers des choses ;
il faut encore que l'amour que lui inspirent ces types soit assez puissant pour rendre cette
conception féconde. Ce qui fait l'artiste digne de ce nom, c'est le génie créateur. L'objet de
l'art, comme celui de l'amour, ce n'est pas seulement la beauté, c'est surtout la génération et la
production dans la beauté. C'est par là que l'un et l'autre s'efforcent de se perpétuer et
d'acquérir l'immortalité, c'est-à-dire d'échapper à cette loi de l'espace, du temps et du mouve-
ment, qui est en horreur aux artistes plus qu'aux autres hommes, par cela seul que toutes leurs
facultés sont tendues vers la sphère idéale dont le caractère propre est précisément d'être en
dehors des conditions de ce monde changeant et périssable.
Eugène Véron.
(La fin prochainement.) *
»