LETTRES INÉDITES D'EUGÈNE DELACROIX
Tous ceux qui s'intéressent à l'art du xixe siècle et à un de
ses plus glorieux représentants attendent depuis longtemps la
publication de la correspondance d'Eugène Delacroix. Comment
se fait-il qu'on n'ait pas encore rendu à une des plus hautes
intelligences de notre temps le suprême hommage accordé à la
mémoire d'Ingres, d'Hippolyte Flandrin et de plusieurs autres
artistes éminents? On ne saurait trop déplorer cette négligence
coupable.
■ Nul homme n'a porté à un plus haut degré qu'Eugène Dela-
croix le culte et le respect de son art. Il a possédé le talent d'ex-
primer, dans un langage toujours élégant et souvent élevé, les
vives impressions que lui causaient les chefs-d'œuvre de la pein-
ture et de la sculpture. On a recueilli dans un livre publié peu
de temps après sa mort les articles qu'il avait donnés à diffé-
rentes revues; on a joint à cette réimpression des notes curieuses
sur ses habitudes, son caractère, sa vie ; on l'a complétée avec
des fragments inédits empruntés aux carnets de l'artiste et avec
une cinquantaine de lettres qui embrassent sa carrière tout
entière, depuis 1813 jusqu'à la veille de sa mort. C'est fort bien ;
mais ce travail encourt un grave reproche. On aurait dû le
rendre accessible à tous ; on l'a réservé à un petit cercle, aux
amis, aux intimes. Quelques privilégiés seuls le possèdent ou
peuvent se le procurer. J'ignore les lois qui régissent la matière,
je ne sais si la chose est possible, mais je voudrais qu'un éditeur
intelligent fit imprimer de nouveau, et cette fois pour le grand
public, ces notes intimes et cette précieuse correspondance,
qu'il y joignît toutes les lettres d'Eugène Delacroix qu'on pour-
rait retrouver. Les collections d'autographes en renferment
beaucoup, je le sais, et leurs possesseurs s'empresseraient, je n'en
doute pas, d'accorder leur concours à une œuvre aussi intéres-
sante, et on pourrait dire en quelque sorte nationale, puisqu'il
s'agit d'honorer un des plus grands talents qu'ait produits la
France. Il faut se hâter; les hommes qui ont connu Eugène
Delacroix, qui ont vécu dans son intimité, qui ont entretenu
avec lui de constantes relations, se font plus rares de jour en
jour. A leur mort, les lettres qu'ils auraient prêtées de grand
cœur pour rendre un dernier hommage à la mémoire de leur
ami sont perdues ou dispersées, et déjà maintenant l'entreprise
pour laquelle nous faisons appel à un éditeur intelligent et un
peu artiste offrirait bien plus de difficultés qu'il y a dix ans.
Encore quelques années, et elle deviendra tout à fait impossible.
Pour contribuer dans la mesure de mes ressources à l'accom-
plissement de cet acte de justice et de réparation, pour prouver
en même temps l'intérêt d'un semblable livre, je vais mettre
sous les yeux du lecteur un certain nombre de lettres et de
billets que j'ai recueillis ou qui m'ont été obligeamment commu-
niqués par leurs possesseurs.
Peut-être me reprochera-t-on d'accorder ici trop de place à
des autographes sans importance et qui mériteraient à peine
d'être imprimés ; mais j'ai préféré ne pas faire de choix et donner
tout ce que j'avais entre les mains. Certains de ces billets tra-
hissent par un membre de phrase, par un mot, les préoccupa-
tions constantes de l'artiste ; d'autres nous le montrent aux
prises avec les importuns, les solliciteurs, ou, solliciteur lui-
même, briguant les suffrages de ses plus implacables persécu-
teurs.
J'ai admis par exception, dans cette série, un certain
nombre de lettres déjà imprimées. Comme elles ont été publiées
dans des volumes où on ne songerait guère à aller les chercher,
elles ont à peu près le même intérêt que des pièces complète-
ment inédites. Cette exception ne s'applique qu'à deux ou trois
cas seulement; j'ai d'ailleurs indiqué soigneusement le premier
éditeur, de même que je cite toujours le possesseur de celles qui
paraissent ici pour la première fois. Plusieurs de ces autogra-
phes ne portent ni date ni adresse ; ce n'était pas une raison
pour les exclure. J'ai supplée, autant qu'il était en mon pouvoir,
à l'absence de date, en me servant des renseignements fournis
dans le corps de la lettre; quant au destinataire, il était quelque-
fois impossible de le découvrir. Au surplus, c'est un détail sou-
vent sans grande importance.
La première pièce dans l'ordre des dates porte la date du
25 août 1813. Elle est par conséquent antérieure à la plus
ancienne lettre publiée par M. Piron. Eugène Delacroix, né le
26 avril 1798, vient d'avoir quinze ans. Il étudie encore au
lycée de Bordeaux, mais déjà son goût pour la peinture s'est
déclaré. Nous le voyons en relation avec Guérin. Les notes
autobiographiques citées par son historien constatent qu'il
entra dans l'atelier de Guérin seulement en 1815. Dès 181 j,
cependant, sa résolution était arrêtée, et il se montre à cette
époque bien décidé à aller passer quelque temps dans l'atelier du
maître en vogue pour y acquérir, suivant sa charmante expres-
sion, « un petit talent d'amateur ».
Cette lettre nous fournit l'explication d'une anomalie qui a
fort intrigué jusqu'ici tous les historiens. Comment Eugène
Delacroix a-t-il eu l'idée d'aller demander les conseils d'un
artiste dont la manière était en contradiction si complète avec
son propre tempérament? Cette bizarrerie s'explique ici de la
façon la plus simple. Delacroix connaissait Guérin depuis plu-
sieurs années quand il entra sous sa direction; d'anciennes rela-
tions existaient probablement entre sa famille et l'artiste. Il était
donc tout naturel qu'il s'adressât à lui plutôt qu'à tout autre.
Mais c'est trop nous arrêter au préambule. Laissons la
parole à Eugène Delacroix :
I
« Le 25 août, ou Auguste, si cela vous plaît '.
« Que les résolutions humaines sont peu de chose ! Qu'il
est vrai que nous ne bâtissons que sur du sable, que nous
voyons s'écrouler sous le brillant édifice qu'il soutenait, ■— conti-
nuation de la métaphore. Si jamais on a parlé philosophie avec
raison, je crois que l'occasion en est assez belle et qu'il serait
difficile de trouver lieu à plus de beaux raisonnements sur l'ins-
tabilité des choses d'ici-bas. Je comptais, mon cher ami, te voir
samedi dernier; j'ai vu mes espérances trompées sans te soup-
çonner d'inexactitude, pensant bien que tu avais été retenu par
des empêchements majeurs. Ce qui me contrariait surtout était
de ne pouvoir te présenter à M. Guillemardet, qui eût été
enchanté de te voir et qui ne t'attendait pas avec moins d'impa-
tience que moi. Mais ce n'est pas le pis de l'histoire. Je dois
l'avoir parlé dans ma dernière lettre, si je ne me trompe, d'un
voyage que je me voyais sur le point de faire. Tu me donnes
rendez-vous pour demain à onze heures et je pars â six heures
du matin. Je suis au désespoir de ce contretemps. Juge si j'ai
sujet de philosopher. Il faut cependant bien se consoler en pen-
sant que je serai de retour dans un mois et que nous aurons
encore le temps de nous voir amplement avant la fin des vacances.
1. Cette lettre fait encore partie de la précieuse et libérale collection de M. B. Fillon, dont la vente a été commencée l'hiver dernier. On sait que les auto-
graphes d'artistes, une des plus riches et des plus précieuses séries de cette admirable collection, ne sont pas encore vendus; ils ne le seront que l'hiver prochain.
Si la lettre autographe de 1813 est la plus curieuse, ce n'est pas la seule d'Eug. Delacroix dont nous devions la communication au savant amateur.
Tous ceux qui s'intéressent à l'art du xixe siècle et à un de
ses plus glorieux représentants attendent depuis longtemps la
publication de la correspondance d'Eugène Delacroix. Comment
se fait-il qu'on n'ait pas encore rendu à une des plus hautes
intelligences de notre temps le suprême hommage accordé à la
mémoire d'Ingres, d'Hippolyte Flandrin et de plusieurs autres
artistes éminents? On ne saurait trop déplorer cette négligence
coupable.
■ Nul homme n'a porté à un plus haut degré qu'Eugène Dela-
croix le culte et le respect de son art. Il a possédé le talent d'ex-
primer, dans un langage toujours élégant et souvent élevé, les
vives impressions que lui causaient les chefs-d'œuvre de la pein-
ture et de la sculpture. On a recueilli dans un livre publié peu
de temps après sa mort les articles qu'il avait donnés à diffé-
rentes revues; on a joint à cette réimpression des notes curieuses
sur ses habitudes, son caractère, sa vie ; on l'a complétée avec
des fragments inédits empruntés aux carnets de l'artiste et avec
une cinquantaine de lettres qui embrassent sa carrière tout
entière, depuis 1813 jusqu'à la veille de sa mort. C'est fort bien ;
mais ce travail encourt un grave reproche. On aurait dû le
rendre accessible à tous ; on l'a réservé à un petit cercle, aux
amis, aux intimes. Quelques privilégiés seuls le possèdent ou
peuvent se le procurer. J'ignore les lois qui régissent la matière,
je ne sais si la chose est possible, mais je voudrais qu'un éditeur
intelligent fit imprimer de nouveau, et cette fois pour le grand
public, ces notes intimes et cette précieuse correspondance,
qu'il y joignît toutes les lettres d'Eugène Delacroix qu'on pour-
rait retrouver. Les collections d'autographes en renferment
beaucoup, je le sais, et leurs possesseurs s'empresseraient, je n'en
doute pas, d'accorder leur concours à une œuvre aussi intéres-
sante, et on pourrait dire en quelque sorte nationale, puisqu'il
s'agit d'honorer un des plus grands talents qu'ait produits la
France. Il faut se hâter; les hommes qui ont connu Eugène
Delacroix, qui ont vécu dans son intimité, qui ont entretenu
avec lui de constantes relations, se font plus rares de jour en
jour. A leur mort, les lettres qu'ils auraient prêtées de grand
cœur pour rendre un dernier hommage à la mémoire de leur
ami sont perdues ou dispersées, et déjà maintenant l'entreprise
pour laquelle nous faisons appel à un éditeur intelligent et un
peu artiste offrirait bien plus de difficultés qu'il y a dix ans.
Encore quelques années, et elle deviendra tout à fait impossible.
Pour contribuer dans la mesure de mes ressources à l'accom-
plissement de cet acte de justice et de réparation, pour prouver
en même temps l'intérêt d'un semblable livre, je vais mettre
sous les yeux du lecteur un certain nombre de lettres et de
billets que j'ai recueillis ou qui m'ont été obligeamment commu-
niqués par leurs possesseurs.
Peut-être me reprochera-t-on d'accorder ici trop de place à
des autographes sans importance et qui mériteraient à peine
d'être imprimés ; mais j'ai préféré ne pas faire de choix et donner
tout ce que j'avais entre les mains. Certains de ces billets tra-
hissent par un membre de phrase, par un mot, les préoccupa-
tions constantes de l'artiste ; d'autres nous le montrent aux
prises avec les importuns, les solliciteurs, ou, solliciteur lui-
même, briguant les suffrages de ses plus implacables persécu-
teurs.
J'ai admis par exception, dans cette série, un certain
nombre de lettres déjà imprimées. Comme elles ont été publiées
dans des volumes où on ne songerait guère à aller les chercher,
elles ont à peu près le même intérêt que des pièces complète-
ment inédites. Cette exception ne s'applique qu'à deux ou trois
cas seulement; j'ai d'ailleurs indiqué soigneusement le premier
éditeur, de même que je cite toujours le possesseur de celles qui
paraissent ici pour la première fois. Plusieurs de ces autogra-
phes ne portent ni date ni adresse ; ce n'était pas une raison
pour les exclure. J'ai supplée, autant qu'il était en mon pouvoir,
à l'absence de date, en me servant des renseignements fournis
dans le corps de la lettre; quant au destinataire, il était quelque-
fois impossible de le découvrir. Au surplus, c'est un détail sou-
vent sans grande importance.
La première pièce dans l'ordre des dates porte la date du
25 août 1813. Elle est par conséquent antérieure à la plus
ancienne lettre publiée par M. Piron. Eugène Delacroix, né le
26 avril 1798, vient d'avoir quinze ans. Il étudie encore au
lycée de Bordeaux, mais déjà son goût pour la peinture s'est
déclaré. Nous le voyons en relation avec Guérin. Les notes
autobiographiques citées par son historien constatent qu'il
entra dans l'atelier de Guérin seulement en 1815. Dès 181 j,
cependant, sa résolution était arrêtée, et il se montre à cette
époque bien décidé à aller passer quelque temps dans l'atelier du
maître en vogue pour y acquérir, suivant sa charmante expres-
sion, « un petit talent d'amateur ».
Cette lettre nous fournit l'explication d'une anomalie qui a
fort intrigué jusqu'ici tous les historiens. Comment Eugène
Delacroix a-t-il eu l'idée d'aller demander les conseils d'un
artiste dont la manière était en contradiction si complète avec
son propre tempérament? Cette bizarrerie s'explique ici de la
façon la plus simple. Delacroix connaissait Guérin depuis plu-
sieurs années quand il entra sous sa direction; d'anciennes rela-
tions existaient probablement entre sa famille et l'artiste. Il était
donc tout naturel qu'il s'adressât à lui plutôt qu'à tout autre.
Mais c'est trop nous arrêter au préambule. Laissons la
parole à Eugène Delacroix :
I
« Le 25 août, ou Auguste, si cela vous plaît '.
« Que les résolutions humaines sont peu de chose ! Qu'il
est vrai que nous ne bâtissons que sur du sable, que nous
voyons s'écrouler sous le brillant édifice qu'il soutenait, ■— conti-
nuation de la métaphore. Si jamais on a parlé philosophie avec
raison, je crois que l'occasion en est assez belle et qu'il serait
difficile de trouver lieu à plus de beaux raisonnements sur l'ins-
tabilité des choses d'ici-bas. Je comptais, mon cher ami, te voir
samedi dernier; j'ai vu mes espérances trompées sans te soup-
çonner d'inexactitude, pensant bien que tu avais été retenu par
des empêchements majeurs. Ce qui me contrariait surtout était
de ne pouvoir te présenter à M. Guillemardet, qui eût été
enchanté de te voir et qui ne t'attendait pas avec moins d'impa-
tience que moi. Mais ce n'est pas le pis de l'histoire. Je dois
l'avoir parlé dans ma dernière lettre, si je ne me trompe, d'un
voyage que je me voyais sur le point de faire. Tu me donnes
rendez-vous pour demain à onze heures et je pars â six heures
du matin. Je suis au désespoir de ce contretemps. Juge si j'ai
sujet de philosopher. Il faut cependant bien se consoler en pen-
sant que je serai de retour dans un mois et que nous aurons
encore le temps de nous voir amplement avant la fin des vacances.
1. Cette lettre fait encore partie de la précieuse et libérale collection de M. B. Fillon, dont la vente a été commencée l'hiver dernier. On sait que les auto-
graphes d'artistes, une des plus riches et des plus précieuses séries de cette admirable collection, ne sont pas encore vendus; ils ne le seront que l'hiver prochain.
Si la lettre autographe de 1813 est la plus curieuse, ce n'est pas la seule d'Eug. Delacroix dont nous devions la communication au savant amateur.