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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 3.1877 (Teil 3)

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Gotti, Aurelio: Lettres florentines
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https://doi.org/10.11588/diglit.16906#0149

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LETTRES FLORENTINES. n7

me coûte rien, et peut-être vous fe'liciterez-vous un jour d'avoir
accepté. Vous m'avez tout l'air d'un honnête homme. Il ne faut
pas que vous subissiez les vilenies d'un cabaretier. » Camerini
accepte, met l'argent de côte', et inscrit dans sa mémoire et dans
son cœur le nom du donateur.

Bien des années s'étaient écoulées ; depuis cet incident insi-
gnifiant, la roue de la fortune n'avait pas tourné de la même
manière pour les deux hommes que le hasard avait réunis dans
cette cantine et qui devaient se retrouver plus tard, à Bologne,
si je ne me trompe. Camerini est riche, il s'est fait une grande
réputation dans son pays, non-seulement par son intelligence et
son travail, mais aussi par sa bienfaisance, toujours prompte à
l'appel de la misère, toujours prête à secourir l'honnête homme
dans le besoin ; il n'est pas un malheureux qui ne s'adresse à lui
sans espérance; il n'est pas une œuvre de charité, d'instruction,
d'éducation, à laquelle il n'ouvre largement sa bourse avant même
qu'on ne le lui demande. L'étranger, le seigneur, le chasseur, dont
je regrette de ne pouvoir citer le nom, avait au contraire
éprouvé des pertes énormes. Il vendait ses biens les uns après les
autres. Camerini l'apprend. Il entend dire que le malheureux
s'est vu contraint de mettre en vente un de ses domaines aux-
quels il tenait le plus, avec une maison de campagne qui lui
était particulièrement chère. Il sait que le vice, le jeu, la dissipa-
tion, ne sont pour rien dans cette décadence. Son parti est bien-
tôt pris. Il se rend acquéreur de cette propriété, et allant droit
chez le vendeur, lui remet l'acte de propriété comme s'il acquit-
tait une dette, déclarant que la villa n'a pas cessé de lui appar-
tenir et que le domaine ne sortira pas de ses mains. L'autre ne
sait que répondre. Il avait oublié la scène de la cantine, et ne se
souvenait plus de Camerini : « J'ai beaucoup perdu, parce que
je me suis beaucoup laissé prendre de droite et de gauche. C'est
peut-être une restitution », insinue-t-il gauchement. Et Came-
rini de s'écrier : « Vous l'avez dit, c'est une restitution. » Et lui
rappelant l'incident de la pièce d'or : « Vous n'avez alors, lui
dit-il, écouté que votre cœur; vous avez eu confiance dans la
loyauté d'un ouvrier. Je ne fais aujourd'hui qu'acquitter ma
dette en vous rendant la pareille. Votre villa, c'est votre pièce
d'or que je vous rends; elle ne me coûte pas plus aujourd'hui
que ne vous coûta jadis l'argent que vous m'avez donné. » Et les
deux vieillards se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, celui-ci
sans orgueil, celui-là sans honte.

Si le fait est connu, c'est qu'il a été mainte fois raconté par
celui qui avait recueilli dans sa vieillesse le fruit d'une bonne
action faite dans sa jeunesse. Jamais Camerini n'en a soufflé mot.

Et maintenant revenons à Dupré et à son monument,
sculpté en l'honneur d'un homme en qui ses concitoyens et le
gouvernement italien ont voulu rendre hommage au travail et à
la vertu.

La vie de Jean Dupré n'est pas sans analogie avec celle de
Camerini. Né pauvre, il s'est enrichi lui aussi à force d'intelli-
gence, d'étude et de travail, et son art lui a donné la fortune
avec la réputation. Aussi attendit-on beaucoup de lui lorsque
la statue de Camerini lui fut confiée. Il allait se retrouver dans
cette œuvre en y puisant des inspirations non pas précisément de
génie mais de sentiment. Il s'agissait de faire vrai plutôt que de
se laisser aller aux sollicitations d'une imagination brillante, et
plus Dupré s'est rapproché du vrai, plus il a paru grand artiste.

Camerini est représenté assis, écoutant et pensif, mais
son expression indique en même temps toute l'énergie de son
activité. Il porte un prosaïque paletot et des pantalons aussi peu
poétiques que possible. Le paletot joue bien un peu le manteau,
et laisse voir les poings fermés sur les genoux. Mais en somme
le statuaire n'a pas reculé devant le costume moderne, seule-
ment une certaine richesse dans les plis du vêlement donne à la
statue cette grâce qui est l'écueil de tant de sculpteurs lorsqu'ils
ne peuvent draper leur statue de la toge romaine ou du man- Directeur général de» Muiée» de Florence

teau grec. Et généralement, quand ils ne peuvent éviter le cos-
tume moderne, nos sculpteurs ont soin de choisir un vêtement
d'hiver. La redingote est trop raide à leur gré. Le paletot leur
est plus favorable. Le manteau, voilà leur affaire. De même nos
peintres, lorsqu'ils ont à faire le portrait d'un sénateur, ne man-
quent-ils jamais la toge noire et le rabat blanc à double revers,
et la doublure de zibeline retournée, signes distinctifs du séna-
teur en costume d'hiver. Il en est déjà question dans les Promessi
Spoji de Manzoni, à propos d'un portrait d'un ancêtre de don
Rodrigo, ancien sénateur, devant lequel celui-ci médite le sermon
du frère Christophe. Vous savez maintenant pourquoi l'on ne
voit jamais en Italie un portrait de sénateur en habit d'été.

En résumé l'œuvre de Dupré a ce mérite de faire penser
plus encore à l'homme que le monument a pour but d'honorer
qu'à l'artiste qui l'a conçue. La pensée va bien au-delà du marbre
pour pénétrer dans la vie du héros. Est-ce la perfection de l'art,
je l'ignore, mais je sais qu'ici l'artiste a voulu avant tout faire
revivre à nos yeux le duc Camerini, et il y réussit d'autant
mieux qu'il se garde davantage des artifices d'école qui pour-
raient nous en distraire.

Dans les statues qui complètent le monument, Dupré fait
œuvre aussi d'artiste véritable en exprimant des pensées, en
réalisant des conceptions d'art, d'un art qui ne s'éloigne jamais
de la vérité, mais qui ne lui fait que des emprunts réfléchis avec
discernement, négligeant ce qui lui paraît inutile ou indigne,
étudiant la nature, mais aussi s'élevant et se fortifiant par l'ima-
gination. Ces statues personnifient des idées générales, maisani-
mées et éclairées par l'àme de l'artiste, elles semblent posséder
une âme à elles, resplendir de leur propre éclat; elles vivent,
mais du passé et de l'avenir, sans que rien les rattache au pré-
sent. Elles sont belles, non pas de la beauté de tous les jours,
de la beauté du grand chemin, mais d'une beauté qui ne peut
être comparée qu'à celle des chefs-d'œuvre de la sculpture
grecque et romaine, toujours admirée et étudiée, et aussi
vivante encore que si elle était de notre temps. Elles appartien-
nent à cet art auquel les célèbres artistes, à commencer par Mi-
chel-Ange, ont demandé leurs inspirations et leurs modèles.

« L'homme tel qu'on le voit tous les jours, tel qu'on le ren-
contre partout, ne suffisait pas à Michel-Ange, dit Gino Capponi,
dans son histoire de Florence ; il créa l'homme à nouveau à
l'image de son âme, création qui portait en elle-même sa vérité.
Son Moïse n'a pas été étudié sur le commun des mortels. »

De même, Dupré n'a pas cherché parmi les femmes, — et
jamais il ne l'eût trouvée, cette beauté divine de sa Reconnais-
sance, de sa Bienfaisance, deux figures exécutées avec une
maestria absolument grecque, deux apparitions descendues du
ciel sur la terre pour en révéler les merveilles...

venute

l)i cielo in terra a miracol mostrare l.

Ainsi apparut Béatrice à Dante!

Il ne manquera pas de gens pour faire à l'artiste un grief
de ce que nous louons dans son œuvre, car si l'on réduit l'art
au rôle infime de copiste du vrai, l'on ne peut aimer ces statues,
création d'un artiste qui dans le vaste champ du vrai ne cueille
que le beau pour en parer ses idées, qu'il tient pour des êtres
vivant d'une vie propre, et faisant de la main, comme dirait Mi-
chel-Ange, l'esclave de l'intelligence plutôt que de l'œil.

Dans la conception et l'exécution de ce monument il s'est
montré à la hauteur de son talent et de sa réputation, pour avoir
serré de près la réalité en modelant la statue de Camerini, pour
avoir prouvé par les deux autres de quel élan il sait s'élever
dans les régions de l'idéal, pour avoir enfin donné dans toutes
un éclatant témoignage de son habileté à animer le marbre, à le
faire vivre et respirer.

Commandeur Aurklio Gotti.

i. Dante. La Vita nuova. Sonnet XXVI. Édition G. Giuliani, page 51. Florence, itS6S; suce. Le Monnier.
 
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