i72 L'ART.
L'art, il est vrai, est inférieur à l'idéal pur, parce que, en somme, il reste soumis aux condi-
tions de la matière. Il lui est impossible de se soustraire complètement à la triple loi du temps,
de l'espace et du mouvement. Mais malgré cette sujétion il produit des œuvres supérieures à celles
de la nature, c'est-à-dire supérieures à celles que Dieu a créées dans les mêmes conditions. Il sait
tirer de ces conditions un meilleur parti que n'a fait le Dieu suprême, puisqu'il trouve moyen de
mettre dans ses créations matérielles plus de beauté que l'Etre tout-puissant n'en a mis dans ses
créations de même ordre.
Cette conséquence est grave et cependant il est impossible d'y échapper. On peut s'étonner
qu'elle n'ait pas frappé les métaphysiciens, qui, pour la plupart, soutiennent les théories artistiques
de Platon, beaucoup moins, il est vrai, pour ce qu'elles peuvent contenir de vrai relativement à
l'art, que pour leur conformité avec le caractère fondamental de leurs croyances métaphysiques.
Enfin, pour ne pas allonger indéfiniment cette discussion en descendant au détail, nous
ferons observer, comme nous l'avons déjà indiqué en passant, que la doctrine platonicienne
aboutit, dans l'art comme clans le reste, à la négation du mouvement, de l'expression, de la
passion, de la vie. Platon l'avoue du reste lui-même par ce qu'il dit des canons fixes et
immuables, qui fatalement, dans 'un temps donné, doivent envahir tout le domaine de l'art et en
interdire le renouvellement. Un autre aveu du même genre se trouve implicitement contenu dans
les passages nombreux où Platon ne craint pas de déclarer que les plus parfaites et les plus
belles des figures sont les figures géométriques.
Du reste, quand il ne l'avouerait pas, cela ressortirait nécessairement de sa théorie de l'idéal.
Quel est, en effet, le caractère propre de l'idéal ? C'est d'être soustrait à la loi du temps, de
l'espace et du mouvement. C'est cette immutabilité, cette immobilité qui constituent en grande
partie sa perfection. L'art, qui a pour but la manifestation de l'idéal, doit s'appliquer le plus
possible à éliminer de ses représentations tout ce qui ne se trouve pas dans son modèle. L'esthé-
tique de Platon s'accorde donc parfaitement avec toutes les théories morales de l'antiquité, dont
le but principal est de supprimer la passion, c'est-à-dire les émotions qui expriment la vie et en
sont la manifestation naturelle. Le dernier mot de cette doctrine est dans l'art la sérénité
immobile des dieux de Phidias, dans la morale, l'ataraxie des stoïciens, et l'ascétisme des fakirs
de l'Inde.
Il nous paraît inutile d'insister davantage. Une théorie artistique qui repose tout entière sur
des hypothèses non démontrées et qui aboutit logiquement à la négation de l'expression, de la
vie, du progrès ; qui élimine l'homme de son œuvre et le réduit au rôle de copiste, et qui en
même temps, par une contradiction singulière, relève les œuvres de cet être ainsi dégradé au-
dessus de celles de Dieu lui-même, une pareille théorie est par cela seul suffisamment réfutée,
sans qu'il soit besoin de chercher dans le détail d'autres, objections moins considérables.
Eugène Véron.
L'art, il est vrai, est inférieur à l'idéal pur, parce que, en somme, il reste soumis aux condi-
tions de la matière. Il lui est impossible de se soustraire complètement à la triple loi du temps,
de l'espace et du mouvement. Mais malgré cette sujétion il produit des œuvres supérieures à celles
de la nature, c'est-à-dire supérieures à celles que Dieu a créées dans les mêmes conditions. Il sait
tirer de ces conditions un meilleur parti que n'a fait le Dieu suprême, puisqu'il trouve moyen de
mettre dans ses créations matérielles plus de beauté que l'Etre tout-puissant n'en a mis dans ses
créations de même ordre.
Cette conséquence est grave et cependant il est impossible d'y échapper. On peut s'étonner
qu'elle n'ait pas frappé les métaphysiciens, qui, pour la plupart, soutiennent les théories artistiques
de Platon, beaucoup moins, il est vrai, pour ce qu'elles peuvent contenir de vrai relativement à
l'art, que pour leur conformité avec le caractère fondamental de leurs croyances métaphysiques.
Enfin, pour ne pas allonger indéfiniment cette discussion en descendant au détail, nous
ferons observer, comme nous l'avons déjà indiqué en passant, que la doctrine platonicienne
aboutit, dans l'art comme clans le reste, à la négation du mouvement, de l'expression, de la
passion, de la vie. Platon l'avoue du reste lui-même par ce qu'il dit des canons fixes et
immuables, qui fatalement, dans 'un temps donné, doivent envahir tout le domaine de l'art et en
interdire le renouvellement. Un autre aveu du même genre se trouve implicitement contenu dans
les passages nombreux où Platon ne craint pas de déclarer que les plus parfaites et les plus
belles des figures sont les figures géométriques.
Du reste, quand il ne l'avouerait pas, cela ressortirait nécessairement de sa théorie de l'idéal.
Quel est, en effet, le caractère propre de l'idéal ? C'est d'être soustrait à la loi du temps, de
l'espace et du mouvement. C'est cette immutabilité, cette immobilité qui constituent en grande
partie sa perfection. L'art, qui a pour but la manifestation de l'idéal, doit s'appliquer le plus
possible à éliminer de ses représentations tout ce qui ne se trouve pas dans son modèle. L'esthé-
tique de Platon s'accorde donc parfaitement avec toutes les théories morales de l'antiquité, dont
le but principal est de supprimer la passion, c'est-à-dire les émotions qui expriment la vie et en
sont la manifestation naturelle. Le dernier mot de cette doctrine est dans l'art la sérénité
immobile des dieux de Phidias, dans la morale, l'ataraxie des stoïciens, et l'ascétisme des fakirs
de l'Inde.
Il nous paraît inutile d'insister davantage. Une théorie artistique qui repose tout entière sur
des hypothèses non démontrées et qui aboutit logiquement à la négation de l'expression, de la
vie, du progrès ; qui élimine l'homme de son œuvre et le réduit au rôle de copiste, et qui en
même temps, par une contradiction singulière, relève les œuvres de cet être ainsi dégradé au-
dessus de celles de Dieu lui-même, une pareille théorie est par cela seul suffisamment réfutée,
sans qu'il soit besoin de chercher dans le détail d'autres, objections moins considérables.
Eugène Véron.