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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 3.1877 (Teil 3)

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Cartault, A.: L' oeuvre de Rubens au Louvre: la galerie Médicis
DOI Page / Citation link:
https://doi.org/10.11588/diglit.16906#0373

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324 L'ART.

dansent régulièrement et lourdement. Ils s'amusent aujourd'hui : mais demain ils reprendront leur
travail : car ce sont de patients et laborieux ouvriers ; plus d'un dans l'ivresse épaisse de la bière
oubliera sa ménagère pour embrasser la grosse .servante de Tauberge ; mais cela ne tire pas à
conséquence, car le Flamand est bon mari et bon père de famille.

Cette observation de la vie réelle, cette étude de la nature prise sur le fait ne se retrouve
pas dans la kermesse de Rubens ; ce ne sont pas là des manants en joie pesamment échauffés
par la bière mais qui retourneront bientôt à leur tâche. Jamais on a vu chez les Flamands cette
fièvre de mouvement et cet emportement de débauche.

Regardez à droite cette ronde folle : le drôle qui tient la tête et qui brandit un pot de bière,
s'élance avec furie. Ce n'est pas la gaieté, ce n'est pas le plaisir, c'est la rage qui éclate sur sa
figure; ceux qu'il entraîne sont hors d'haleine; l'un hurle d'effroi en voyant cette allure : une
femme est penchée en avant de façon à ne plus se tenir sur ses jambes. Ailleurs, la chaîne est
rompue et un danseur s'élance en criant pour la renouer : c'est un tourbillonnement échevelé et
diabolique.

A côté de l'exagération du mouvement, l'exagération de la masse ; quelques-uns des person-
nages sont de véritables hercules. Tel, au centre, parmi les danseurs groupés deux à deux,
l'homme en manches de chemise et en culotte rouge. Quelle carrure! quelle tournure gigantesque!
Et cette grosse femme blonde qui se renverse dans ses bras, quelles épaules bouffies et débor-
dantes ! quelles énormes mamelles tirent de leurs corsets ces nourrices assises pour allaiter leurs
marmots plantureux, ballonnés, grossièrement taillés. Et partout quelle exubérance de force ! ces
robustes manants font tourner comme des plumes toutes ces maritornes ventrues. L'un déjà vieux
lève sa danseuse à bras tendus ; l'autre l'a renversée dans ses bras et la porte d'un air allègre,
sans interrompre la danse.

La folie de la luxure a saisi tous ces groupes : ce ne sont que baisers sonores sur des joues
rebondies, lèvres qui se cherchent et s'appliquent convulsivement l'une sur l'autre, chairs qui se
frottent et s'excitent, mains qui s'égarent en gestes lascifs sur des rondeurs dodues. Puis, pour
achever la scène et rompre avec toutes les vieilles habitudes de l'économie flamande, une vieille
femme renverse un énorme pot de bière dans la bouche et sur le visage d'un enfant qui ne veut
pas boire.

Quelle verve ! quelle fougue ! et en même temps quel esprit! Quelles scènes comiques dans
les coins ! Autour d'une longue table siègent les buveurs : les uns malgré le bruit dorment
profondément; d'autres contemplent et s'égosillent; quelques vieux ivrognes ont la face blême,
hébétée et sinistre; cà et là, des hommes et des femmes chez qui la bière a activé ou troublé la
digestion et qui le crient par leur attitude. Un galant déguenillé cherche à entraîner à la danse
deux grosses filles blondes qui se défient de ses propositions. Ici, deux vieux compères se tiennent
par la main et s'offrent réciproquement une énorme chope. Là, un mari jaloux rampe à plat
ventre derrière sa femme avec laquelle un mauvais drôle tout enflammé converse à très-mauvaises
intentions en essayant de la séduire par un grand pot de bière. Il faudrait détailler toutes ces
délicieuses scènes comiques dans cet ensemble vertigineux et surtout admirer le coloris de cette
houleuse kermesse, les oppositions et l'harmonie de ces chapeaux, de ces culottes, de ces souque-
nilles, de ces jupons rouges, bruns, fauves, le fouillis de ces splendides et lumineuses étoffes dont
Rubens a vêtu ses gueux : comme il a prodigué aux grands les panaches et les soieries, les
chaînes d'or et les pierres précieuses, toutes les satisfactions de l'amour-propre et du luxe, il a
voulu abreuver les manants de voluptés inconnues ; il a centuplé leur faculté de jouir et laissant
loin derrière lui la nature parcimonieuse et pauvre, il les a noyés dans leur triomphante ■
ivresse !

A. Cartault.

Professeur de rhétorique au lycée de Versailles, ancien élève de l'Ecole d'Athènes.
 
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