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L'ART.
de ce chef, la commission des monuments historiques ne peut
guère songer à invoquer le droit d'expropriation pour cause d'u-
tilité'publique. Elle se heurte contre des prétentions justifiées,
mais tellement élevées qu'il ne lui est pas possible de les accep-
ter. Ainsi, il y a trois ans, la chapelle de la Bâtie, qui était l'un
des monuments les plus remarquables du Forez, une véritable
merveille de l'art italien en France, était vendue par son pro-
priétaire, M. Verdollin, à un marchand lyonnais, qui en avait
déjà revendu en détail toutes les richesses, boiseries sculptées,
panneaux, peintures, bas-reliefs en marbre et en bois, verrières,
mosaïques, sculptures. La Société archéologique de la Diana
s'émut de cet acte de vandalisme. Le conseil général de la
Loire vota une somme assez importante pour l'acquisition de la
chapelle. Le ministre des beaux-arts délégua un inspecteur gé-
néral des monuments historiques pour étudier les moyens de
conserver intact ce chef-d'œuvre de la Renaissance italienne et
de convertir le propriétaire de la Bâtie à des idées moins pro-
saïques et barbares. Mais ni des offres assez élevées, ni l'invoca-
tion du patriotisme, de l'intérêt de l'art, ne purent prévaloir
contre une volonté arrêtée de vendre toutes ces richesses. Il faut
avouer, il est vrai, que les propositions du brocanteur lyonnais
constituaient au point de vue commercial une assez bonne
affaire. Ce dernier l'emporta, et aujourd'hui tout ce qui faisait de
la chapelle de la Bâtie un monument unique en son genre dans
toute l'Europe est dispersé aux quatre vents ; l'Angleterre,
comme d'habitude, en a recueilli, il est vrai, la plus grande partie.
Que pouvait faire autre en pareille circonstance le délégué du
ministère des beaux-arts, sinon, comme le philosophe ancien,
se couvrir la tète d'un pan de sa robe pour marquer son indi-
gnation et se retirer ?
Ce sont là des cas exceptionnels où la loi d'expropriation
pour utilité publique est impuissante et où lîe le serait point
certainement une loi spéciale qui interdirait de modifier ou de
détruire un monument déclaré préalablement monument histo-
rique même contre l'avis de son propriétaire. L'histoire natio-
nale, la civilisation, l'art ne doivent pas être pris en moindre
considération que la salubrité ou l'édilité, pour justifier des me-
sures extraordinaires. En l'état, comme on dit au palais, l'inté-
rêt public prime l'intérêt privé.
On s'est bien souvent occupé en France de cette impor-
tante question. Sous la Révolution, un conventionnel apparte-
tenant au parti de la Montagne, Gilbert Romme avait rédigé un
projet de décret sur la conservation des monuments et objets
d'art, dont l'exposé des motifs est ainsi conçu :
« Citoyens représentants, le comité d'instruction publique
est averti de tous les points de la République, que des adminis-
trateurs méconnaissent leurs devoirs, ne prennent aucun soin
des monuments publics de leurs départements ou districts, et
laissent à l'abandon les objets d'art qu'ils contiennent, sans
même dresser les inventaires prescrits par les instructions. Sous
prétexte d'en faire disparaître les emblèmes de tyrannie ou de
féodalité, plusieurs sont mutilés ; d'autres, parmi les plus dignes
d'être conservés à la postérité, sont aliénés et enlevés par des
particuliers qui ignorent à quelles peines s'exposent les spolia-
teurs de la République. Il y a peu de jours encore on nous si-
gnalait les dangers que courent les chefs-d'œuvre de la chapelle
de Brou, aux portes de Bourg, par suite de la destination nou-
velle donnée à l'édifice. Mettez fin, citoyens représentants, à ce
fâcheux état de choses; que les administrations, sous peine de
punition sévère, se hâtent de procéder aux inventaires réclamés
par le comité d'instruction publique et prennent les mesures
les plus propres à amener la conservation des chefs-d'œuvre
confiés à leur vigilance. Je propose à la Convention de rendre
le décret dont le projet suit. La tranquillité et le bonheur ren-
dus au peuple, il sera fier de montrer aux étrangers que les
arts de la paix lui ont toujours été aussi chers que ceux de la
guerre. »
Nous ne possédons pas le texte du projet du décret, dont
l'exposé des motifs que l'on vient de lire faisait partie du cabi-
net d'autographes de M. Benjamin Fillon mis en vente il y a
peu de temps.
Ce document intéressant est un argument précieux contre
les détracteurs de la Révolution française, qui ne veulent voir
dans ces conventionnels par lesquels la France a été sauvée de
l'invasion, que des iconoclastes et des vandales. La Convention
n'avait-elle point créé une commission spéciale des monuments
chargée d'assurer la conservation de tous ceux qui présentaient
un intérêt quelconque historique, archéologique ou artistique,
et de toutes les œuvres d'art appartenant à l'Etat ou à des parti-
culiers? Les monuments religieux faisaient l'objet de la sollici-
tude des membres de cette commission au même degré que les
monuments civils. Le secrétaire de cette commission, François
Mulot, ancien chanoine de Saint-Victor, écrivait, le 18 frimaire
an II, la lettre suivante au comité civil de la section de l'Obser-
vatoire :
« La commission des monuments a appris avec le plus vif
plaisir, par la bouche du citoyen Mercier qui la présidait, que le
comité avait pris soin de préserver de toute détérioration le
tableau de la Hire, ornant l'église de Saint-Jacques-du-Haut-
Pas. On le fera enlever le jour qu'il voudra bien indiquer. Il
recommande ensuite au zèle du comité la statue placée sur le
pignon de la chapelle des Carmélites, statue ancienne, qui a
servi de sujet à nombre de dissertations, et une statue du pro-
phète Elie, en bois, surmontant la porte de la même église, du
côté du faubourg. » Quels farouches iconoclastes étaient ces
gens-là 1 !
A différentes reprises, la commission des monuments histo-
riques s'est occupée de la préparation d'un projet de loi. A la
réunion des sociétés savantes à la Sorbonne, en 1874, M. le
ministre de l'instruction publique annonçait en ces termes l'étude
de cette question importante :
« Nous voyons trop souvent l'incurie ou l'ignorance laisser
disparaître dans le domaine de l'histoire et des arts des richesses
à jamais regrettables. Que de monuments détruits ou mutilés,
quelquefois même sous prétexte de réparation nécessaire et au
nom de l'utilité publique ! Je ne désespère pas, messieurs, de
mettre un terme à ces profanations. Le comité des monuments
historiques a provoqué sur ce point mon attention, et il m'a
signalé dans notre législation des lacunes qu'il n'est peut être pas
impossible de combler. Je fais étudier en ce moment jusque
dans les chancelleries étrangères, et notamment en Italie, les
mesures qu'on pourrait adopter pour protéger contre la main
de l'homme ce qui a résisté à l'action du temps. »
Dans ses dernières séances, la commission des monuments
historiques s'est occupée particulièrement de cette question.
Plusieurs de ses membres : MM. Boéswilhvald, inspecteur géné-
ral des monuments historiques; du Sommerard, directeur du
musée de Cluny; de Boissieu, chef de l'administration des cultes;
de Longpérier, membre de l'Institut; de Guilhermy, Viollet-
Leduc, ont été délégués par le ministre pour constituer un
comité spécial chargé de préparer avec les représentants des
administrations de l'intérieur et des travaux publics et plusieurs
membres de la commission du budget, un projet de loi consa-
crant les droits de surveillance de l'État sur tout monument
classé, sur toute œuvre d'art et d'antiquité appartenant aux dé-
partements, aux communes et aux fabriques.
Ce projet, longuement élaboré et sur les articles duquel
nous nous proposons de revenir en détail lors de sa présenta-
tion aux Chambres, a été soumis à l'approbation de la commis-
sion des monuments historiques. Son adoption remplira une
1. Voir, pour plus amples renseignements, dans l'Art, I" année, tome Ier, page 342, l'article de notre regretté collaborateur Eugène Despois, les Expositions
des beaux-arts pendant la Révolution.
L'ART.
de ce chef, la commission des monuments historiques ne peut
guère songer à invoquer le droit d'expropriation pour cause d'u-
tilité'publique. Elle se heurte contre des prétentions justifiées,
mais tellement élevées qu'il ne lui est pas possible de les accep-
ter. Ainsi, il y a trois ans, la chapelle de la Bâtie, qui était l'un
des monuments les plus remarquables du Forez, une véritable
merveille de l'art italien en France, était vendue par son pro-
priétaire, M. Verdollin, à un marchand lyonnais, qui en avait
déjà revendu en détail toutes les richesses, boiseries sculptées,
panneaux, peintures, bas-reliefs en marbre et en bois, verrières,
mosaïques, sculptures. La Société archéologique de la Diana
s'émut de cet acte de vandalisme. Le conseil général de la
Loire vota une somme assez importante pour l'acquisition de la
chapelle. Le ministre des beaux-arts délégua un inspecteur gé-
néral des monuments historiques pour étudier les moyens de
conserver intact ce chef-d'œuvre de la Renaissance italienne et
de convertir le propriétaire de la Bâtie à des idées moins pro-
saïques et barbares. Mais ni des offres assez élevées, ni l'invoca-
tion du patriotisme, de l'intérêt de l'art, ne purent prévaloir
contre une volonté arrêtée de vendre toutes ces richesses. Il faut
avouer, il est vrai, que les propositions du brocanteur lyonnais
constituaient au point de vue commercial une assez bonne
affaire. Ce dernier l'emporta, et aujourd'hui tout ce qui faisait de
la chapelle de la Bâtie un monument unique en son genre dans
toute l'Europe est dispersé aux quatre vents ; l'Angleterre,
comme d'habitude, en a recueilli, il est vrai, la plus grande partie.
Que pouvait faire autre en pareille circonstance le délégué du
ministère des beaux-arts, sinon, comme le philosophe ancien,
se couvrir la tète d'un pan de sa robe pour marquer son indi-
gnation et se retirer ?
Ce sont là des cas exceptionnels où la loi d'expropriation
pour utilité publique est impuissante et où lîe le serait point
certainement une loi spéciale qui interdirait de modifier ou de
détruire un monument déclaré préalablement monument histo-
rique même contre l'avis de son propriétaire. L'histoire natio-
nale, la civilisation, l'art ne doivent pas être pris en moindre
considération que la salubrité ou l'édilité, pour justifier des me-
sures extraordinaires. En l'état, comme on dit au palais, l'inté-
rêt public prime l'intérêt privé.
On s'est bien souvent occupé en France de cette impor-
tante question. Sous la Révolution, un conventionnel apparte-
tenant au parti de la Montagne, Gilbert Romme avait rédigé un
projet de décret sur la conservation des monuments et objets
d'art, dont l'exposé des motifs est ainsi conçu :
« Citoyens représentants, le comité d'instruction publique
est averti de tous les points de la République, que des adminis-
trateurs méconnaissent leurs devoirs, ne prennent aucun soin
des monuments publics de leurs départements ou districts, et
laissent à l'abandon les objets d'art qu'ils contiennent, sans
même dresser les inventaires prescrits par les instructions. Sous
prétexte d'en faire disparaître les emblèmes de tyrannie ou de
féodalité, plusieurs sont mutilés ; d'autres, parmi les plus dignes
d'être conservés à la postérité, sont aliénés et enlevés par des
particuliers qui ignorent à quelles peines s'exposent les spolia-
teurs de la République. Il y a peu de jours encore on nous si-
gnalait les dangers que courent les chefs-d'œuvre de la chapelle
de Brou, aux portes de Bourg, par suite de la destination nou-
velle donnée à l'édifice. Mettez fin, citoyens représentants, à ce
fâcheux état de choses; que les administrations, sous peine de
punition sévère, se hâtent de procéder aux inventaires réclamés
par le comité d'instruction publique et prennent les mesures
les plus propres à amener la conservation des chefs-d'œuvre
confiés à leur vigilance. Je propose à la Convention de rendre
le décret dont le projet suit. La tranquillité et le bonheur ren-
dus au peuple, il sera fier de montrer aux étrangers que les
arts de la paix lui ont toujours été aussi chers que ceux de la
guerre. »
Nous ne possédons pas le texte du projet du décret, dont
l'exposé des motifs que l'on vient de lire faisait partie du cabi-
net d'autographes de M. Benjamin Fillon mis en vente il y a
peu de temps.
Ce document intéressant est un argument précieux contre
les détracteurs de la Révolution française, qui ne veulent voir
dans ces conventionnels par lesquels la France a été sauvée de
l'invasion, que des iconoclastes et des vandales. La Convention
n'avait-elle point créé une commission spéciale des monuments
chargée d'assurer la conservation de tous ceux qui présentaient
un intérêt quelconque historique, archéologique ou artistique,
et de toutes les œuvres d'art appartenant à l'Etat ou à des parti-
culiers? Les monuments religieux faisaient l'objet de la sollici-
tude des membres de cette commission au même degré que les
monuments civils. Le secrétaire de cette commission, François
Mulot, ancien chanoine de Saint-Victor, écrivait, le 18 frimaire
an II, la lettre suivante au comité civil de la section de l'Obser-
vatoire :
« La commission des monuments a appris avec le plus vif
plaisir, par la bouche du citoyen Mercier qui la présidait, que le
comité avait pris soin de préserver de toute détérioration le
tableau de la Hire, ornant l'église de Saint-Jacques-du-Haut-
Pas. On le fera enlever le jour qu'il voudra bien indiquer. Il
recommande ensuite au zèle du comité la statue placée sur le
pignon de la chapelle des Carmélites, statue ancienne, qui a
servi de sujet à nombre de dissertations, et une statue du pro-
phète Elie, en bois, surmontant la porte de la même église, du
côté du faubourg. » Quels farouches iconoclastes étaient ces
gens-là 1 !
A différentes reprises, la commission des monuments histo-
riques s'est occupée de la préparation d'un projet de loi. A la
réunion des sociétés savantes à la Sorbonne, en 1874, M. le
ministre de l'instruction publique annonçait en ces termes l'étude
de cette question importante :
« Nous voyons trop souvent l'incurie ou l'ignorance laisser
disparaître dans le domaine de l'histoire et des arts des richesses
à jamais regrettables. Que de monuments détruits ou mutilés,
quelquefois même sous prétexte de réparation nécessaire et au
nom de l'utilité publique ! Je ne désespère pas, messieurs, de
mettre un terme à ces profanations. Le comité des monuments
historiques a provoqué sur ce point mon attention, et il m'a
signalé dans notre législation des lacunes qu'il n'est peut être pas
impossible de combler. Je fais étudier en ce moment jusque
dans les chancelleries étrangères, et notamment en Italie, les
mesures qu'on pourrait adopter pour protéger contre la main
de l'homme ce qui a résisté à l'action du temps. »
Dans ses dernières séances, la commission des monuments
historiques s'est occupée particulièrement de cette question.
Plusieurs de ses membres : MM. Boéswilhvald, inspecteur géné-
ral des monuments historiques; du Sommerard, directeur du
musée de Cluny; de Boissieu, chef de l'administration des cultes;
de Longpérier, membre de l'Institut; de Guilhermy, Viollet-
Leduc, ont été délégués par le ministre pour constituer un
comité spécial chargé de préparer avec les représentants des
administrations de l'intérieur et des travaux publics et plusieurs
membres de la commission du budget, un projet de loi consa-
crant les droits de surveillance de l'État sur tout monument
classé, sur toute œuvre d'art et d'antiquité appartenant aux dé-
partements, aux communes et aux fabriques.
Ce projet, longuement élaboré et sur les articles duquel
nous nous proposons de revenir en détail lors de sa présenta-
tion aux Chambres, a été soumis à l'approbation de la commis-
sion des monuments historiques. Son adoption remplira une
1. Voir, pour plus amples renseignements, dans l'Art, I" année, tome Ier, page 342, l'article de notre regretté collaborateur Eugène Despois, les Expositions
des beaux-arts pendant la Révolution.