3o4 L'ART.
assises de la mode et de la curiosité. Mais ce qu'on ne voit plus aujourd'hui, c'est le duc
d'Aumale 1 achetant d'occasion un manteau de cérémonie, M"1" de Chavigny une robe de velours,
et le président d'Orsay des chausses et des pantoufles. Catherine de Médicis elle-même avec ses
filles d'honneur, M"es de Bourdeille et de la Chasteigneraye, Monsieur, frère du roi2, le cardinal
de Bourbon, assistent à la vente et il fait beau voir ces grands personnages disputant les
douzaines de serviettes, les draps de Hollande, les tabliers de toile ouvrée3 à « la femme de
Savart, rôtisseur, rue aux Ours». Tout cela nous parait singulier, j'en conviens; la pauvreté des
toilettes actuelles ne mérite pas tant d'honneur. Mais jadis, l'habit d'apparat, la lingerie de luxe
étaient supérieurement travaillés, d'une extrême solidité et coûtaient fort cher : à la vente
Gouffier, une robe de satin « fourrée de martres », prisée ioo livres, s'élève à 425; les tabliers
de guipure sont vendus 8 et 12 livres la pièce, deux nappes brodées 106 livres. Ces parures
exceptionnelles sont des œuvres d'art, des valeurs qui se donnent en cadeau et passent de main
en main, d'une génération à l'autre, comme aujourd'hui les cachemires, les dentelles et les four-
rures4. On s'en sert rarement et on les use peu; dès lors on peut sans scrupule les acheter en
vente publique.
Le mobilier de l'hôtel n'est pas moins magnifique et la cour, la robe, les élégantes sont à
leur poste, poussant les enchères à qui mieux mieux sur les lits, les sièges, les tapis et les étoffes,
les garnitures et les tentures. M. de Villeroy, secrétaire des finances, achète en bloc, pour
1,800 livres, la chambre à coucher de velours cramoisi à crépines d'or, avec ses meubles en
noyer à marqueterie *. Monsieur, frère du roi, fait monter jusqu'à 700 livres un dais « avec sa
queue de toille d'argent frizé d'or et d'argent, et de toille d'or cramoisy frizé d'or » ; la duchesse
de Lorraine paye 436 livres une « tapisserye de cuyr doré faict à moresque ». Citons encore dans
la foule les présidents de Nully et Berjot, le procureur général, M"'c Brulart, femme de Nicolas
Brulart qui fut M. de Sillery, M"c Milon, fille du premier intendant des finances, M'nc Pinart,
femme du maître des requêtes, « l'apothiquaire » Favreau, le médecin Miron, et un personnage
d'importance, Jehan, « tailleur du Roy», qui achète peut-être pour le compte de son maître.
Le seigneur d'Adjacet s'intéresse surtout à la curiosité et choisit « ung harnois d'homme
d'armes complect, gravé et dorré à moresque », le portrait du roi Henri II et « soixante tableaux
painctz en huille, garnis de leurs moulures dorrée, l'ung ung cartel de la figure du feu duc de
Guise et les aultres sur boys ausquelz sont despainct plusieurs anciens empereurs, roys de France
et autres seigneurs », Louis di Ghiaceti °, — on l'appelait d'Adjacet ou d'Adjouto, — était un
Florentin installé à Paris depuis quelques années. Il s'occupait alors d'achever son hôtel7, une
des merveilles de la capitale ; « toute la cour, dit Sauvai, ne pouvoit assez contempler ses meubles
somptueux, les figures antiques, les tableaux de Raphaël, de Michel-Ange, de Jules Romain, et
de tous les meilleurs peintres d'Italie. En un mot, cette maison étoit la seule, la plus belle et la
plus superbe du siècle passé. Chacun alors l'alloit voir pour un sou8. » J'ignore si l'amateur
italien laissait visiter pour le même prix sa collection secrète, Sauvai n'en parle pas ; Brantôme
est moins discret et assure que les dames étaient admises °.
L'hôtel de Boisy n'avait rien de pareil à montrer aux visiteurs; ce n'était pas un musée mais
un élégant pied-à-terre. Pour admirer la collection des Gouffier, il fallait faire le voyage
d'Oiron d" ; à Paris, dans la rue Saint-Antoine, la curiosité n'est admise que juste à point pour
accompagner les meubles et rappeler les prédilections du maître de la maison. D'Adjacet met la
1. Claude de Lorraine, troisième fils de Claude, premier duc de Guise.
2. Depuis Henri III.
Il s'agit des « tavaiolles de toile de linomple (linon) » mentionnés à l'art. 4J2 de l'Inventaire de Catherine de Médicis.
4. « J'avais un autre habit de moire grise; je l'avais acheté 2,000 francs du marquis de Vaubrun... Mes habits me demeurèrent et je m'en
servis trois ou quatre fois seulement. Ils me firent beaucoup d'honneur; celui que j'avais eu de Vaubrun fut généralement admiré et m'allait
fort bien... Si le marquis de Louvois m'avait voulu croire, il aurait pris un de ceux-là qui lui aurait coûté très-peu à raccommoder. »
Mém. de Brienne, ch. XXVI.
5. Je recommande aux curieux le détail de la chambre à coucher de Gouffier, minutieusement décrite dans le procès-verbal.
6. Voir à son sujet le Journal de Henri III. Cologne, 1720, II, 594.
7. Vieille rue du Temple, vis-à-vis celle des Blancs-Manteaux.
8. Sauval, II, 241.
9. Daines Gai. Disc. I".
10. Avant le pillage par les protestants en 1568.
assises de la mode et de la curiosité. Mais ce qu'on ne voit plus aujourd'hui, c'est le duc
d'Aumale 1 achetant d'occasion un manteau de cérémonie, M"1" de Chavigny une robe de velours,
et le président d'Orsay des chausses et des pantoufles. Catherine de Médicis elle-même avec ses
filles d'honneur, M"es de Bourdeille et de la Chasteigneraye, Monsieur, frère du roi2, le cardinal
de Bourbon, assistent à la vente et il fait beau voir ces grands personnages disputant les
douzaines de serviettes, les draps de Hollande, les tabliers de toile ouvrée3 à « la femme de
Savart, rôtisseur, rue aux Ours». Tout cela nous parait singulier, j'en conviens; la pauvreté des
toilettes actuelles ne mérite pas tant d'honneur. Mais jadis, l'habit d'apparat, la lingerie de luxe
étaient supérieurement travaillés, d'une extrême solidité et coûtaient fort cher : à la vente
Gouffier, une robe de satin « fourrée de martres », prisée ioo livres, s'élève à 425; les tabliers
de guipure sont vendus 8 et 12 livres la pièce, deux nappes brodées 106 livres. Ces parures
exceptionnelles sont des œuvres d'art, des valeurs qui se donnent en cadeau et passent de main
en main, d'une génération à l'autre, comme aujourd'hui les cachemires, les dentelles et les four-
rures4. On s'en sert rarement et on les use peu; dès lors on peut sans scrupule les acheter en
vente publique.
Le mobilier de l'hôtel n'est pas moins magnifique et la cour, la robe, les élégantes sont à
leur poste, poussant les enchères à qui mieux mieux sur les lits, les sièges, les tapis et les étoffes,
les garnitures et les tentures. M. de Villeroy, secrétaire des finances, achète en bloc, pour
1,800 livres, la chambre à coucher de velours cramoisi à crépines d'or, avec ses meubles en
noyer à marqueterie *. Monsieur, frère du roi, fait monter jusqu'à 700 livres un dais « avec sa
queue de toille d'argent frizé d'or et d'argent, et de toille d'or cramoisy frizé d'or » ; la duchesse
de Lorraine paye 436 livres une « tapisserye de cuyr doré faict à moresque ». Citons encore dans
la foule les présidents de Nully et Berjot, le procureur général, M"'c Brulart, femme de Nicolas
Brulart qui fut M. de Sillery, M"c Milon, fille du premier intendant des finances, M'nc Pinart,
femme du maître des requêtes, « l'apothiquaire » Favreau, le médecin Miron, et un personnage
d'importance, Jehan, « tailleur du Roy», qui achète peut-être pour le compte de son maître.
Le seigneur d'Adjacet s'intéresse surtout à la curiosité et choisit « ung harnois d'homme
d'armes complect, gravé et dorré à moresque », le portrait du roi Henri II et « soixante tableaux
painctz en huille, garnis de leurs moulures dorrée, l'ung ung cartel de la figure du feu duc de
Guise et les aultres sur boys ausquelz sont despainct plusieurs anciens empereurs, roys de France
et autres seigneurs », Louis di Ghiaceti °, — on l'appelait d'Adjacet ou d'Adjouto, — était un
Florentin installé à Paris depuis quelques années. Il s'occupait alors d'achever son hôtel7, une
des merveilles de la capitale ; « toute la cour, dit Sauvai, ne pouvoit assez contempler ses meubles
somptueux, les figures antiques, les tableaux de Raphaël, de Michel-Ange, de Jules Romain, et
de tous les meilleurs peintres d'Italie. En un mot, cette maison étoit la seule, la plus belle et la
plus superbe du siècle passé. Chacun alors l'alloit voir pour un sou8. » J'ignore si l'amateur
italien laissait visiter pour le même prix sa collection secrète, Sauvai n'en parle pas ; Brantôme
est moins discret et assure que les dames étaient admises °.
L'hôtel de Boisy n'avait rien de pareil à montrer aux visiteurs; ce n'était pas un musée mais
un élégant pied-à-terre. Pour admirer la collection des Gouffier, il fallait faire le voyage
d'Oiron d" ; à Paris, dans la rue Saint-Antoine, la curiosité n'est admise que juste à point pour
accompagner les meubles et rappeler les prédilections du maître de la maison. D'Adjacet met la
1. Claude de Lorraine, troisième fils de Claude, premier duc de Guise.
2. Depuis Henri III.
Il s'agit des « tavaiolles de toile de linomple (linon) » mentionnés à l'art. 4J2 de l'Inventaire de Catherine de Médicis.
4. « J'avais un autre habit de moire grise; je l'avais acheté 2,000 francs du marquis de Vaubrun... Mes habits me demeurèrent et je m'en
servis trois ou quatre fois seulement. Ils me firent beaucoup d'honneur; celui que j'avais eu de Vaubrun fut généralement admiré et m'allait
fort bien... Si le marquis de Louvois m'avait voulu croire, il aurait pris un de ceux-là qui lui aurait coûté très-peu à raccommoder. »
Mém. de Brienne, ch. XXVI.
5. Je recommande aux curieux le détail de la chambre à coucher de Gouffier, minutieusement décrite dans le procès-verbal.
6. Voir à son sujet le Journal de Henri III. Cologne, 1720, II, 594.
7. Vieille rue du Temple, vis-à-vis celle des Blancs-Manteaux.
8. Sauval, II, 241.
9. Daines Gai. Disc. I".
10. Avant le pillage par les protestants en 1568.