L' art: revue hebdomadaire illustrée (6.1880 (Teil 3))

LA SALLE DES « PREGADI »

de l'ancienne: république de venise

e Palais ducal de Venise était le capitole de l'ancienne République.
Nous y pénétrons par la porte délia Caria, d'une si belle ornementa-
tion gothique; puis, avant de gravir l'escalier des Géants, qui conduit
à ciel ouvert dans la galerie de la grande façade, arrêtons-nous un
instant avec un artiste compatriote1 dans le Cortile du Palais,
« à l'heure où les porteuses d'eau assiègent les deux citernes aux
margelles de bronze, qu'on cite avec raison pour leur ornementation
charmante. Pendant toute la matinée, le bruit des seaux de cuivre
qui se heurtent à chaque instant, les éclats de rire et le joyeux babil
des femmes du peuple, contrastent heureusement avec la gravité
imposante de cet intérieur de palais ; disons plus : ils tempèrent la tristesse qui s'attache aux
demeures princières devenues musées de peinture, bibliothèques, archives de sociétés savantes ;
impression qu'on ressent ici plus particulièrement au milieu des magnificences architecturales de
la Renaissance, car les édifices de ce style, que l'Anglais Hope nomme courtisanesque, ne
supportent pas même la solitude ; il leur faut le bruit des fêtes, l'éclat des assemblées et le
mouvement des brillants cortèges à la Véronèse, se déroulant sur leurs terrasses et leurs escaliers
d'honneur. » On ne saurait mieux dire que notre artiste genevois.

Les façades intérieures du Palais ducal, œuvres superbes des xve et xvi° siècles, n'ont pas
de rapport avec la façade sur la Piazzetta ou sur le Môle. Il semble à vrai dire que dans cet
espace restreint les architectes employés par la Seigneurie de Venise aient rassemblé les plus
élégants chefs-d'œuvre des styles les plus divers, comme pour nous permettre de refaire l'histoire
de l'art sans quitter les environs de Saint-Marc, d'où nous pouvons suivre la trace de ses
tendances successives.

Nous bornons là nos remarques sur l'ensemble des constructions du Palais ducal et nous nous
transportons aujourd'hui sans retard dans la salle du Sénat. Il ne faut pas que l'esprit se fatigue,
comme presque toujours à une première visite au Palais ducal, qui ne laisse d'ordinaire qu'un
souvenir où se confondent mille impressions diverses, mais on reconnaît bientôt que tous ceux
qui ont travaillé ici, même les plus obscurs, avaient vingt fois plus de talent que nos célébrités
du jour, et les plus grands maîtres y ont usé leur vie.

Le Sénat était l'âme de la République, comme le Grand Conseil en était le corps. C'était là
que se décidaient toutes les choses de la paix et de la guerre, c'était lui qui maintenait l'équilibre
et l'harmonie entre toutes les parties de l'État. 11 était appelé Pregadi, c'est-à-dire l'assemblée
des Priés, à cause que, comme il ne s'assemblait autrefois ni à jour fixe, ni dans des conditions
exactement déterminées pour la qualité et le nombre des patriciens, on allait au nom du doge
prier [pregare) d'y intervenir seulement ceux qu'il réputait les plus aptes aux affaires. D'où lui
est resté jusqu'à la chute de la République ce nom qui rappelle celui du Sénat de Florence,
appelé il Consiglio de' Richiesti, le Conseil des Invités. Mais, au xin" siècle, l'autorité du doge
ayant été diminuée à l'avantage de l'aristocratie, on donna au Conseil des Pregadi, comme chez
les Romains, le nom de Sénat. Par décret de l'an 1229 du Conseil Majeur de Venise, l'assemblée
des patriciens qui disposait absolument de toutes les magistratures dont l'ensemble constituait le
gouvernement, se composait de 60 gentilshommes, mais lorsqu'il survenait quelque affaire

1. Charles Du Bois-Meli.y. Voyages d'artiste en Italie, l85o-lSy5. (Genève et Bàle, Georg, 1877.)

Lettre de Jean Cousin, gravée par Pilinski.